Le jury du concours de cartographie de l’Acg a désigné un lauréat dont l’œuvre ne peut laisser indifférent. Il s’agit d’un planisphère à l’allure de dessin d’enfant, représentant les masses continentales selon un graphisme qui, comme l’a fait justement remarquer Læetitia Perrier-Bruslé, membre du jury, rappelle celui des portulans. Des continents verts pomme, émaillés çà et là de tâches jaunâtres figurant des déserts assez justement placés, barrés par endroits de figurés noirs allongés représentant des masses montagneuses choisies, parcourus dans ce qui tient lieu d’Europe par des lignes noires évoquant des fleuves. Deux autres couleurs : le bleu pour représenter les inlandsis du Groenland et d’Antarctique ; le rouge pour tracer la Grande Barrière de corail australienne.
Ce fond de carte mondial est assez neutre quant à l’information graphique qu’il porte – des données topographiques et indirectement climatiques classiques. Il se distingue toutefois d’autres planisphères par la toponymie, ainsi que par l’absence de découpages étatiques habituels.
Les toponymes sont le reflet d’un point de vue. C’est un monde personnalisé que nous donne à voir cette littérature, parfois orthographiquement fautive. Les décrypteurs patentés de cartes mentales qu’étaient pour l’occasion chacun des membres du jury n’ont pas manqué de considérer cette représentation du monde comme telle. Celle d’une enfance mondialisée, dont les points d’ancrages géographiques sont aux antipodes d’une vision franco-parisienne du monde, à commencer par l’Australie, et plus précisément ses confins septentrionaux – antipodes des antipodes –, antipodes encore avec l’Afrique du Sud, antipodes toujours avec Reims.
On voit aussi la subjectivité de l’auteur dans la sélection de lieux nommés, peu respectueuse des hiérarchies urbaines habituelles d’une part (Port Elisabeth en Afrique du sud, Katerine en Australie), figurant à la même échelle des villes mondiales et des bourgades pas beaucoup plus grosses que des stations services, mais aussi confondant villes et territoires nationaux (Suède et Norvège par exemple), comme d’autres cartes d’adultes présentent sur le même « plan » la densité de population de la Russie et celle d’une ville-État comme Singapour, deux objets géographiques fort différents .
À la suite d’une discussion nourrie, d’un débat foisonnant d’arguments de toutes natures, le jury a donc voté, classant les œuvres. Cette carte enfantine fut la mieux classée. Au demeurant, le résultat s’était dessiné lors du tour de table. L’épineuse question des critères de jugement se posait avec une acuité particulière, car le sujet, très ouvert, repoussant les limites du « hors-sujet » quasiment hors d’atteinte, avait donné lieu à des interprétations très diverses. Le défi était de taille : entre les œuvres, trouver des points communs sur lesquels établir des différences. « Quelle représentation du monde pour le 21e siècle ? Concours de cartographie », cela supposait d’apporter une réponse cartographique sur trois registres :
1) celui de la cartographie elle-même, et du rapport entre représentation et carte, ce qui impliquait une idée d’image, un rapport à l’image, une sémiologie, une graphique ;
2) celui de la mondialité, définissant ce qu’on peut entendre par « monde », conduisant à des choix de mise en rapport du fond cartographique et du fond idéologique de la carte, quant au sort réservé au pavage des États par exemple ;
3) celui de la temporalité projective et prospective de la carte, ce 21e siècle, dénomination commode pour évoquer à la fois des changements importants, contrastant avec des permanences et des inerties essentielles, et qui en tout état de cause devait se traduire dans la thématique de la carte, ou, dit autrement, dans la « substance » du monde représenté.
Les concurrents se sont distingués les uns des autres d’abord par un traitement original de chacune de ces questions sous-jacentes au sujet, et ensuite par la mise en cohérence originale de leurs réponses dans une œuvre établissant des liens spécifiques et complexes entre chacun des trois plans. On pourrait résumer les options prises par les concurrents en classant les logiques dominantes de leurs œuvres en grandes familles d’oppositions interprétatives du sujet :
La carte du monde est un moyen ou un résultat. En effet, certains ont choisi d’utiliser le graphisme d’un planisphère pour construire une image véhiculant un message dont la thématique s’inscrit dans une problématisation touchant peu ou prou à la mondialité, ou du moins à la mondialisation (problème de l’eau, état d’esprit personnel du moment…). Cette démarche tient du collage. D’autres ont pris le parti inverse, celui d’une cartographie du monde, différentes sortes de planisphères constituant le fond des œuvres, faites chacune d’un seul fond, ne montrant qu’un seul monde, unifié. L’intérêt de chacune des deux approches réside dans le fait que l’une avec l’autre souligne le processus social réel de la cartographie : une carte n’est pas un produit résultant de l’application combinatoire à sens unique de règles prédéterminées ; une carte est aussi une image, normant le monde des images, et toute carte en rappelle une autre, rappelle une autre image, se différencie des autres cartes. Tous les cartographes ont déjà vu une carte avant de dessiner la leur, et cette initiation n’est pas sans incidence sur leur production cartographique.
Cette carte n’est pas une carte. Certains candidats ont opté pour une « stratégie de rupture ». Il s’agit, plutôt que de plaider la cause indéfendable de l’accusé, de mettre en doute la légitimité du tribunal en déplaçant le problème. Au concours de cartographie, des concurrents ont répondu par des œuvres qui débordent la carte, soit vers l’image photographique que l’on fait passer pour une carte, soit vers des représentations informatiques imitant par la perspective une visualisation tridimensionnelle du globe terrestre, le dessin d’enfant et le collage figurant des situations intermédiaires. Il y a là un message qu’il faut s’efforcer d’entendre, et d’écouter même : la représentation du monde à venir est elle-même à venir ; elle changera avec le monde. Ces concurrents répondent « à côté de la carte », semblant étendre la cartographie à d’autres représentations, ou sinon invitent à relativiser les distinctions que nous opérons sans trop y réfléchir entre les différents type d’images du monde, distinctions qui trouvent plus souvent leur origine dans une distinction des propriétés matérielle et des performances communicationnelles des médias que dans une identification positive des spécificités propres des types d’images. On ne gagne pas grand-chose à confondre la carte avec les images informatiques en perspective, interactives et animées, pas plus qu’avec des photographies, et mieux vaut cultiver séparément les spécificités de la carte. Mais il est tout aussi important de comprendre ce que les autres images du monde ont à voir avec la carte, comment elle s’en nourrissent, adoptant ses codes, et comment elles redéfinissent en retour la cartographie, la poussant à repenser et à redéfinir ses fonctions d’excellence.
Le fond de carte est un support ou une représentation. Le sujet du concours autorisait deux attitudes quant au lien à construire entre mondialité et thématique de la carte, thématique incluant la dimension temporelle prospective du 21e siècle. Autrement dit, une œuvre pouvait tout aussi bien n’être qu’un fond de carte, noir et blanc, sans autre graphisme que celui de la forme de continents, et un autre pouvait à l’inverse adopter le fond d’un planisphère banal, standard, pour y projeter une information géographique témoignant de l’essence du monde à venir : un monde d’États, un monde de villes, un monde de territoires, de réseaux, d’horizon(ts) ou de confins, de réseaux de réseaux ou de réseaux entrelacés (rhizomes). Aucune des deux approches n’est « hors sujet », car le fond des problèmes mondiaux suppose le choix d’un fond de carte, mais le fond de carte est aussi une réponse au problème posé, ou plus exactement suppose que la façon de poser un problème, fût-elle cartographique, est elle-même une des modalités de sa résolution. En cartographie, le fond de carte touche au fond du problème.
Carte individuelle et individu cartographe. Le 21e siècle sera-t-il le siècle de l’individu ? Certains le pensent, ou le laissent au moins penser (cf. « L’individu comme ressort théorique en sciences sociales »). Une chose et sûr : le balancier de l’histoire des mentalités et de leurs productions cognitives, subjectives comme objectives, après s’être assez nettement éloigné de l’équilibre est maintenant sur le chemin d’un retour à l’équilibre. Il a longtemps valorisé les « récits » du monde soi-disant sans point de vue et fait de son objectivation un véritable « prêt-à-porter » de la pensée. Il accorde désormais une place croissante à un individu dont le destin dépend de plus en plus étroitement du devenir du Monde, et réciproquement. Si pendant longtemps on a rangé les cartes produites par les individus sous la catégorie « cartes mentales », évoquant les maladies éponymes, les œuvres reçues appellent un plus grand respect et incitent à une meilleure prise en compte de l’individualité dans la représentation du plus grand Tout qui soit. Produites par des individus cartographes de leur monde ou par des auteurs attentifs au rôle des individus dans le monde à venir, les représentations que nous avons eues à départager ont le plus souvent traité de problèmes dans lesquels les deux bouts de l’échelle géographique se rejoignaient : l’échelle individuelle et l’échelle mondiale ; au travers par exemple des questions environnementales ou démographiques. Pour nos concurrents cartographes, le monde de demain n’est pas un monde d’États animé par la géopolitique. C’est le plus souvent un monde politique, un espace légitime qui concerne chacun, comme si la singularité de l’individu entrait en résonance avec la singularité du Monde, seul objet géographique véritablement unique.
Il n’est pas impossible de penser que le lauréat du concours est celui dont l’œuvre émarge à chacune des familles, mais qui aussi, dans le cadre d’une majorité d’entre-elles apporte une réponse originale, intéressante, et qui en tout cas ne laisse pas indifférent, prenant le problème à l’envers, ou même en amont. Sans savoir si l’auteur était véritablement un enfant, le jury a récompensé une carte enfantine. Il a valorisé, au travers d’une esthétique puérile, le principe même de la participation de celui qui fera, plus que tous les autres, le monde de demain. Il a probablement choisi de légitimer une réponse singulière à la question posée par le sujet du concours : le monde du 21e siècle ne pourra faire fi des représentations qu’en ont les individus et qu’ils produisent à son sujet, et d’abord ceux qui constituent les générations aujourd’hui futures mais demain bien présentes. S’il est vrai, comme le disait Jürgen Habermas, que les sociétés ne sont pas contemporaines d’elles-mêmes, elles véhiculent dans un même ensemble les mémoires de chacun de leurs membres, à commencer par les mondes de l’enfance. Cette carte enfantine fera partie intégrante du monde de demain, représentation unique concourrant à fabriquer un Monde unifié, et cet enfant deviendra, peut-être, cartographe.
Carte : © Paul Clémençon, 2006.