Bruce Begout. Le concept d’ambiance. Essai d’éco-phénoménologie. Seuil Octobre 2020
Les géographes et sociologues d’Espaces Temps qui connaissaient déjà Bruce Begout pour ses essais tirés de sa fascination pour les mondes urbains (Zéropolis, l’expérience de Las Vegas en 2002 (Allia), Surburbia, 2013 (Ed. Inculte), ou encore En escale Chroniques aéroportuaires 2019 (Philosophie Magazine Ed) sont ici confrontés à un autre versant de sa production. Ce livre ne s’inscrit pas dans un aller-retour entre l’Amérique et la France, ni ne prolonge les voies du situationnisme pour servir la critique de la modernité tardive.
Eminent connaisseur de Husserl, Bruce Bégout livre dans le concept d’ambiance (sous-titré : Essai d’éco-phénoménologie) 400 pages à la fois denses et parfaitement lisibles pour un non philosophe. Certes, il ne s’embarrasse pas de tenter d’éclairer la notion « vulgaire » d’ambiance entendue comme « atmosphère conviviale qui confère à un moment et un lieu une animation joyeuse et entraînante» (p. 14). Et, quitte à se fâcher tout de suite avec une bonne demi-douzaine de professions en voie d’apparition (morphogénéticiens sensoriels, nudge marketers, sound designers, scénographes urbains …), il avance tout de go que les ambiances, joyeuses ou pas, ne se produisent ni ne se décrètent. Non, ajoute-t-il en direction de tous ceux qui cherchent un prêt à penser, au moyen des sciences sociales. Les environnements modifiés pullulent, mais l’ambiance n’est pas la résultante d’une rencontre, aléatoire ou programmée, entre un arrangement spatial et une subjectivité. Bruce Bégout reprend le travail d’élucidation à la racine, quitte à devoir nous familiariser avec ce vocabulaire de la phénoménologie qu’il manipule presque avec gourmandise : on trouvera dans le livre du vague (et de la vaguité), un ton (et des tonalités), on rencontrera l’expression (et l’expressivité), l’air (mais aussi l’aura). Avec ce bagage, Bruce Bégout va nous «montrer qu’une pensée authentique des ambiances reste possible» et il va «donner une base philosophique aux atmosphérologies » (p 21).
La réflexion renouvelle les stratégies de questionnement du rapport de l’homme aux milieux, désormais surtechnicisés. Elle remonte des théories écologiques produites par la modernité (la physiologie des climats) à la philosophie antique du pneuma (le souffle). Elle convoque aussi les grands phénoménologues germaniques au seuil de l’abîme des années 1930. Le livre accorde la place nécessaire à Hermann Schmitz et Otto Friedriech Bollnow, tous deux clairement alignés en 1933 avec le nouveau régime nazi, mais aussi à Max Scheler, mort avant cette tragédie, ou Erwin Straus, qui fut l’un des innombrables intellectuels allemands exilés aux Etats-Unis. Il nous fait également découvrir deux autres générations de phénoménologues comme Gernot Böhme, des médecins (Hubertus Tellenbach et Eugene Minkowski) et le travail de Tonino Griffero, explorateur italien de la même génération que Bégout et spécialiste de la perception. Progressivement, Bruce Bégout procède exactement comme le fait l’ambiance elle-même : il enveloppe, il englobe, il incorpore. Et le livre est traversé des voix d’autres philosophes, des écrits d’autres penseurs, puis illustré par des extraits d’artistes de toutes les disciplines, de toutes les époques. Ils sont en effet absolument innombrables, ceux qui ont travaillé la sensation affective primitive devant les choses, les êtres et le monde. Bruce Bégout cite notamment les longs plans fixes du cinéma d’Ozu, les attentes dépeuplées de Julien Gracq, les rêveries libres de Jean-Jacques, les contemplations paysagères de Maine de Biran, la torpeur inquiétante qui règne sur la montagne magique, la désillusion détachée du patriarche, dans le Guépard de Lampedusa, sans oublier le narrateur proustien, cet inlassable « chasseur de papillons atmosphériques ».
Nanti de ces références minutieuses, l’objectif est clair : « Il faut comprendre l’ambiance, non comme la rencontre d’une humeur, d’un monde et de leur entremêlement, mais comme la manifestation pré-dualiste d’un milieu affectif » (p. 197). Pour cela, Bruce Bégout prouve qu’on peut préciser la nature exacte d’un je ne sais quoi en étant absolument rigoureux. Bruce Bégout, tout au long de cet essai, lutte avec acharnement contre deux dérives assez courantes de la pratique du chercheur en sciences sociales : le positivisme et l’essentialisme. Il nous enjoint à rompre avec la séparation entre sujet et objet, il nous met en garde contre une pensée de la substance et nous aide à faire de la surface un fond.
Pour commencer, un pas de côté vers ce qu’il veut néanmoins combattre : l’ambiance comme catégorie esthétique. Il origine, à juste titre, la carrière conceptuelle de l’ambiance depuis qu’elle sert d’étendard des poètes symbolistes et des artistes décadents. Ces derniers sculptent moins des vers alexandrins qu’ils ne façonnent des sonorités de musicalité langagière. Ils tracent moins des figures qu’ils ne transcrivent des flux vivants de forces tournoyantes. Ce faisant, la fin de siècle parisienne conspue autant la révolution scientifique, dont le rationalisme découpe le réel en catégories nettes, que la voie ouverte par Bergson pour autonomiser une vie propre de la conscience : tout est flux et tout invite à l'(ex)stase, car «la conscience intentionnelle n’a plus le monopole du sens du réel » (p 291).
Ensuite, passant de la littérature à la forme bâtie, Bruce Bégout déclare l’échec de toute production, sinon de toute manipulation des ambiances. Il repousse fortement la conviction esthétique que l’on peut créer des ambiances en agençant de manière subtile ces éléments sensibles qui, rassemblés en un lieu et en un moment, vont engendrer par une sorte de magie interne la tonalité affective voulue. Un tel programme est ridicule car « le design atmosphérique ne crée pas d’ambiance, il la prépare seulement » (p 392). En réalité, «les hommes créent des ambiances partout et tout le temps, mais sans le savoir car l’ambiance transcende les conditions de sa production et se donne comme un phénomène qui n’a ni cause ni fin » (p 394).
La démonstration se déroule en deux parties. A une première partie introduisant successivement une définition des ambiances comme phénomène, un regard sur leur présence sensible et leur ontologie succède une deuxième partie consacrée à la dynamique des ambiances, et qui égrène les articulations entre ambiance et existence, ambiance et coexistence, ambiance et action. Tout au long de ce qui peut être aussi entendu comme un cours magistral, Bruce Bégout sape et dégage un terrain où florissaient des concepts comme le sujet, la relation, la chose, la causalité, l’intentionnalité, l’utilité, les catégories, le monde partagé entre quanti et quali, les processus, l’organisation, le corps, le vécu, … A leur place, il pose tous les termes du phénoménologue : l’expérience, les modes d’être, le fluide, le tout, l’affect, le milieu, l’atmosphère. Prenant, au hasard, un paysage triste ou une nuit noire, il en parle à partir d’une signification affective immédiate qui imprègne les choses perçues. Aussi l’ambiance est-elle aussi radicale que peut l’être « un sens tonal “prédonné” avant toute intention de signification » (p 199) et aussi subtile que la vibration aérienne du moment.
Pour bien comprendre sa vision essentiellement immersive de l’ambiance, donc aussi éloignée d’un projet (- ce qu’il appelle l’approche jective) que d’un lien entre sujet et objet (- ce qu’il appelle le jonctif), il faut bien la dissocier de l’atmosphère, avec laquelle elle est assez souvent mêlée ou confondue. Pour lui, l’ambiance est le «phénomène phénoménogénique» par excellence. Elle est la «révélation affective de l’unité supérieure du monde». Elle est donc primitive, stable, fondamentale. A l’opposé, l’atmosphère est fluctuante, passagère, modulaire, multiple, elle adopte les formes infinies du devenir. Malgré ces différences, l’ambiance comme l’atmosphère peuvent être abordées depuis quatre caractères : tonalité, ampleur, intensité et durée. L’ambiance comme l’atmosphère réclament, pour les saisir, une même sorte d’attention inattentive, une même intuition affective et prélogique de la situation, un même contact, a-cognitif avec l’universel. De l’ambiance comme de l’atmosphère, on peut dire que nous ne la percevons jamais, mais que nous percevons à travers elle.
Pour tous les spécialistes des sciences sociales, le livre constitue une clé d’entrée dans la pensée de Heidegger sur l’existence et sur l’être. Bruce Bégout nous familiarise avec deux concepts majeurs. Le premier est le Dasein, une situation d’existence, de transcendance et d’ouverture, un mode d’être qui n’est pas un effet de la perception, qui est toujours antérieur à toute partition, celui de l’homme « toujours déjà transporté devant lui-même ». Le second est la Stimmung, ou tonalité affective, qui allège notre rapport angoissé à l’existence. Croisant cet apport avec une théorie stoïcienne de la sympathie (les Anciens sont un peu rapidement évacués à notre goût) et l’agrémentant d’un bref passage par les situationnistes urbanophiles du quartier latin, Bruce Bégout montre la fécondité d’une pensée de la présence immédiate, c’est-à-dire sans intermédiaire. Parmi plusieurs néologismes, il propose mersif, pour caractériser la réalité « balnéaire » de l’ambiance, le préfixe amb rappelant cet enveloppement spatial par les deux côtés. Il propose aussi le terme médial pour toucher du doigt le mode de manifestation de l’ambiance comme milieu.
En fait, c’est autour de la double question de l’espace et de la spatialité d’une part, du milieu et de l’écologie, d’autre part, que quelques malentendus pourraient naître de ce livre. Bruce Bégout, qui a longtemps servi de point d’appui aux géographes, aux sociologiques, aux anthropologues et aux urbanistes pour penser les milieux artificiels de la modernité tardive, va peut-être leur déplaire. Il jette en effet le doute sur quelques axes de renouvellement de ces deux domaines de la pensée et ignore sans doute quelques pistes qui font pourtant de l’ambiance un champ interdisciplinaire où la phénoménologie n’a pas toute la main.
Premièrement, on savait déjà qu’il se situait aux antipodes d’une approche culturaliste de l’espace. Bruce Bégout veut penser la valeur affective de l’ambiance sans la rapporter à une affection du sujet (joie, etc) et sans s’embarrasser de variabilité des repères culturels et historiques, car les phénomènes qu’il observe « possèdent une valeur expressive en dehors de toute relation à un contexte culturel et historique » (p 235). C’est pourquoi il n’y aura pas d’échange possible avec le concept de médiance tel que développé par Augustin Berque, par exemple. Il n’y aura pas non plus de passerelle possible vers d’autres sources de pensées (orientales par exemple), alors que ces dernières rejettent tout autant sujet et objet.
Deuxièmement, Bruce Bégout bannit le sensualisme, même s’il concède que les sons et les odeurs fournissent des excitations vitales puissantes, autant que subtiles, immatérielles, du fait de leur capacité de diffusion et de pénétration. De ce fait, il laisse peu de possibilité d’échange entre ses perspectives et la profusion de travaux qui font accéder au social et au spatial depuis le corps et ses enveloppes, y compris ses prolongements artificiels élargis aux limites du globe. On se demande ce que ce phénoménologue dirait de l’ambiance du monde au temps COVID, lui qui perçoit l’effet d’une ambiance morose sous l’angle du resserrement du moi et la dynamique d’une ambiance plaisante sous l’angle de l’ouverture et de l’expansion.
Troisièmement, Bruce Bégout s’affranchit de l’écologie, ou plutôt d’une certaine écologie, celle qui remonte à la révolution scientifique des Lumières. Il dénonce la manie taxonomique qui ordonne le réel et le visible pour déterminer des êtres depuis une nature stable et identifier les interactions et les échanges. Cette science aurait tourné le dos aux ambiances naturelles que découvrait au même moment le mouvement romantique à travers, par exemple, les représentations du sublime océanique ou montagnard. Elle aurait alors raté la découverte de la nature propre des ambiances, un peu à la manière dont, à un moment de la Renaissance, le perspectiviste Piero della Francesca rationalise, avec sa règle et son compas, l’ordre du visible et ferme la voie ouverte vers l’ambiance d’un Giotto, maître des juxtapositions polytopiques et des agencements de formes signifiantes multicolores, multidimensionnelles, multi-temporelles.
Il paraît fort restrictif de consigner les écologues dans un positivisme étroit. L’ambiance n’aurait-elle pas déjà contaminé ces derniers ? Quelques indices le laissent croire. Avec la vogue actuelle des concepts d’adaptation, de résilience, il semble que les naturalistes soient parfaitement libérés du déterminisme et plus prêts qu’auparavant à saisir le vivant par ses fluctuations d’état et de condition. Quant aux écologistes, une part grandissante d’entre eux semblent gagnés par le mélange entre connaissance rationnelle et affects. Feront-ils de l’ambiance une porte d’entrée dans la pratique du rapport rapproché à la nature ? Bruce Bégout note l’avènement (ou est-ce le retour) d’une pensée « pathique » de l’ambiance. Il s’intéresse à la mutation des formes et des supports de l’écologie populaire entre le tournant du siècle et aujourd’hui. Il oppose la posture de Yann Arthus-Bertrand, qui, dans la Terre vue du Ciel (1999), offrait du monde une production scopique, esthétisée, produite à distance par de multiples dispositifs techniques (hélicoptères, prises de vue photographiques élaborées, etc) et la prose immersive de l’ingénieur forestier de Rhénanie-Palatinat, Peter Wohlleben, qui dessine plus récemment une morale anti-urbaine toute immergée depuis le milieu, le dedans, le dessous des arbres (La vie secrète des arbres, 2015).
Au total, ce travail offre un large tour d’horizon du cheminement intellectuel d’un phénoménologue qui n’a pas oublié ses tous premiers travaux sur la philosophie des Lumières à l’articulation entre physiologie et psychologie (cf La vie intérieure, sous-titre de l’ouvrage qu’il a consacré à Maine de Biran en 1995). Sa météorologie des affects constitue bien un champ d’exploration où la philosophie, autant que les sciences sociales, ont toute leur place.