C’est toute une étude sociologique qu’il conviendrait de mener pour comprendre les faveurs, ou le regain de faveur de l’opéra de nos jours, dans certains milieux certainement, mais aussi dans des milieux plus étendus que ceux qui disposent d’une tradition de déplacement pour des spectacles culturels classiques. Pourquoi un tel attrait, d’ailleurs assez exclusivement concentré sur l’opéra le plus classique (17e siècle), si d’aventure il ne s’agit pas d’abord d’un certain attrait pour le spectaculaire et l’extraordinaire ? Au demeurant, les metteurs en scène ne s’en laisse pas compter, eux qui multiplient dans les spectacles l’esbroufe et la surcharge, l’ébahissement et les contorsions imposées aux chanteurs (p. 159) afin d’amplifier la surprise et le suspens.
À moins que l’opéra, classique, foncièrement représentatif dans sa facture et figuratif dans sa mise en scène, n’assure pleinement une fonction esthétique ; par destination bien sûr, intrinsèquement, jusqu’à la surcharge des sens (scènes de violence, magie, enchantement, oracles, cérémonies, songes, etc.), mais aussi, et parfois par conséquent, par défaut, en proposant de se substituer au fonctionnement représentatif traditionnellement répandu dans les autres arts, mais désormais gommé ou exclu. Si tel est le cas, alors il faut bien reconnaître que l’amour actuel de l’opéra se fonde très exactement sur un refus du théâtre (contemporain), tandis qu’à l’inverse, l’aversion éprouvée quelquefois envers l’opéra peut être exprimée fréquemment par des amoureux du théâtre. Ainsi, le public de l’opéra se donnerait-il à saisir au cœur d’un geste de partage entre deux scènes, geste dans lequel les distributions vouent la scène de l’opéra à un impératif de présence, de plénitude et de monstration sans élision (et peut-être sans réflexivité ou sans « profondeur réflexive », p. 155) et la scène du théâtre à la réflexion et au murmure intérieur.
Toutefois, si vraiment tel est le cas de nos jours, ne convient-il pas de donner à ce constat une profondeur historique, si elle est possible. Est-ce la première fois qu’un tel partage divise les arts ? En vérité, non. Et cet ouvrage met au jour cette profondeur. Il relie le constat que nos sociologues opèrent aux querelles et polémiques qui structurent le rapport entre les arts à l’âge classique. Voilà qui nous fait passer d’un travail sociologique à un travail d’histoire sociale et politique des arts et de l’esthétique. Les sciences sociales y gagnent évidemment en raffinement de leur objet, la sociologie en ce qu’elle peut allonger la durée de ses constats, l’histoire parce qu’elle nous réinscrit dans une dimension conflictuelle au sein du champ culturel, la linguistique parce qu’elle doit reparcourir l’histoire des vocables et la sémiologie pour les relations qu’elle tisse entre signes et positions sociales.
La question de fond, telle qu’elle est élaborée dans l’ouvrage, n’est pas seulement celle-ci : à quelles conditions l’opéra est-il encore possible aujourd’hui ? Elle est surtout de savoir : à quel type d’exercice (esthétique) est-ce qu’il nous renvoie ? S’agit-il encore d’un exercice de l’élargissement de soi ?
Cela dit, c’est à une philosophe — spécialiste du marquis de Condorcet et de la citoyenneté classique — que l’on doit cette belle succession d’études (du théâtre et de l’opéra) dont nous parlons, études au travers desquelles elle lit à nouveau l’esthétique classique, en général bien connue (mimèsis, imaginaire, merveilleux, etc.), en la passant sous le prisme kantien de la raison pure (disons, en donnant un statut particulier à certaines illusions structurant l’opéra : l’illusion, notamment, de la possibilité de dépasser les limites de l’expérience possible pour énoncer la vérité). Elle nous permet ainsi de répertorier brièvement trois ordres de problèmes auxquels nous arrêter :
1. Le problème du statut (classique et esthétique) de l’opéra. L’auteur rappelle que ce problème (de statut esthétique) est posé dès les débuts de l’installation de l’opéra en France. Si l’opéra prétend réunir les arts, n’est–ce pas en convoquant chacun à son point d’extériorité ? N’est-ce pas au prix de la prostitution de chaque art à chacun des autres ? L’opéra choque souvent, à l’époque, parce qu’il rend le théâtre étranger à lui-même en son propre sein. L’opéra se logerait donc dans les trous du théâtre, dans la mesure où c’est dans ses marges qu’il trouve une grande partie de sa matière (cérémonies, invocations, scènes maudites, batailles, catastrophes naturelles, désolations, apparitions, ravages, songes et hallucinations). D’une autre façon, on pourrait dire que les règles littéraires qui gouvernent le théâtre sont donc respectées dans l’opéra, mais détournées. L’opéra singe le théâtre. C’est un théâtre déplacé. Non seulement l’opéra se présente comme un théâtre transposé, inversé, réglé sur une structure qui l’unit au théâtre dont il devient la réplique grimaçante, mais encore il emprunte insolemment au théâtre ses grandes lois : vraisemblance, nécessité, convenance, pour les appliquer à des objets frivoles. Et il le fait tellement bien que le modèle en est devenu besogneux.
2. Le problème du merveilleux, et de ses rapports avec le spectaculaire. L’esthétique classique ne cessera plus de se poser comme légitimation de l’opéra dans cette lutte incessante entre les arts, et sans doute « pour » la hiérarchie des arts. L’auteur dégage fort bien la puissance de la pensée du merveilleux. L’art y devient un art de l’extraordinaire. En ce sens, l’opéra révèle pleinement les problèmes du représentable. Il se présente sous la forme d’une esthétique de l’énigme. Le spectateur est constamment mis en demeure de forger des hypothèses.
3. Le problème de la composition d’un monde. L’opéra fonctionne sur des principes repérables, en termes d’histoire culturelle. L’opéra se déroule selon des lois, en fonction d’une thématique précise de l’espace et du temps, et selon des lois de la causalité, en général empruntées à la physique de Galilée-Newton (ou au contraire bouleversant ces dernières).
Si le lecteur veut bien se donner la peine de parcourir cet ensemble avec rigueur, cet ouvrage lui permet, ce qui est décisif en matière de sciences sociales, de recadrer les analyses du genre lyrique et spectaculaire, dans une histoire culturelle dont nous commençons à appréhender les tenants et aboutissants (Pascal Ory, 2004).
Si enfin, il consent à examiner la situation présente à la lumière de ces analyses qui concernent effectivement l’âge classique, il peut se demander si le spectateur contemporain ne cumule pas encore en lui toutes ces données acquises historiquement.
Catherine Kintzler, Théâtre et opéra à l’âge classique, Une familière étrangeté, Paris, Fayard, 2004. 266 pages. 20 euros.