Absorbé par le moment, tu n’y penses même pas. Rêvassant, encore un peu avant, déjà un peu ailleurs, tu te laisses bercer par les soubresauts de la rame. Avec les lignes sans pilote, tu peux même te prendre à y croire. Seul aux commandes de la machine, vigie et sentinelle face au défi de la voie qui défile, et si le conducteur de ce rutilant métro c’était toi ?
Très vite, trop peut-être, il te faudra bien en revenir. Après Gare-de-Lyon, station Châtelet : c’est ici que l’arrivée se fait retour au réel. Quelques secondes pour t’arracher de là, parfois guère plus : et pousser pour ne pas être poussé. Mécaniquement, tu suis maintenant le reste de la troupe. À l’angle du quai, un couloir un peu vide : c’est par là que tu dois passer. Arrive alors une personne, puis deux. Elles sont maintenant quatre, puis tellement d’autres et si brusquement que, dans cette déferlante en fractale, tu n’arrives déjà plus à les compter. Alors, tout se précipite. Afin d’anticiper le passage, tu cherchais à saisir les regards, histoire de ne pas te retrouver balloté, pas à droite, pas à gauche, l’autre esquissant le même geste dans le même sens, si bien que chacun, voulant éviter l’autre, se retrouve immanquablement en face de lui. Mais rien n’y fait. Pour un peu et très vite, tu te dis que tu pourrais bien te faire passer dessus !
Car à ce jeu-là, et en quelques secondes, ce ne sont plus des personnes qui te font face, mais des gens qui s’approchent de toi. Des gens, bientôt un groupe. Telle que tu la vois maintenant, ce serait plutôt une foule. Des gens si nombreux, si denses dans leur élan, propulsés et enfermés à la fois dans leur désordre serré, que tu ne les distingues désormais plus. Leurs yeux deviennent flous, leurs coiffures égales, leurs traits indistincts. Tu ne vois plus qu’une ample colonne, informe et mouvante. Dangereuse ?
Et toutes ces images, comme en écho, qui te traversent : celles des Temps Modernes (Chaplin, 1936), quand l’immanquable Charlot se retrouve, malgré lui et malgré tout, à l’avant-garde d’une manifestation déferlante ; celles de la plage d’Odessa, où tant de prolétaires viennent, dans le bonheur de la société sans classes ni État, reconstituer leur force de travail [1] ; celles de ce Zinzin d’Hollywood (Lewis, 1961), lorsque l’homme à tout faire, ici Jerry Lewis, se retrouve comprimé dans l’étroit périmètre d’un ascenseur, entre des tas de gens qui ne le voient pas mais semblent s’être donné le mot pour l’étreindre.
Alors, sans y penser, cette fois tu te raidis. Coûte que coûte, il te faut passer. Affronter ces corps indifférents mais bigrement déterminés. Dans l’espace étroit du temps immédiat, tu n’as plus que tes gestes pour parler. En alerte, ils esquivent. Un pas à droite, ouf ! Un mouvement vers la gauche, et nouvel évitement de l’un… De l’un, mais pas de l’autre : juste le temps de lever les yeux et hop, se présente un nouveau corps dont le tracé va à la rencontre du tien. Pour un peu, tu enfoncerais la ligne ennemie. Se seraient-ils donc tous concertés, quand à ce point la somme des mouvements particuliers finit par faire croire à une stratégie d’emprise collective ?
Et puis, avec la même promptitude qu’elle était arrivée, la foule s’évapora. Le blanc couloir retrouve sa ligne première : pacifique, simple et droite, bien raide, toute tracée. Au point d’en être presque inquiétante d’absences, underground de passage, synapse utilitaire ou rien ne se passe, quand tout passe. Reprenant le cours de ta marche, la maîtrise de tes lignes et le sens de tes esprits, restent quelques mots. Ils te disent que cette curieuse expérience aura peut-être suffit pour te faire approcher l’impalpable voile d’inexistence qui te recouvre quand tu n’as plus de place aux yeux des autres. Que tu n’es plus rien dans leurs regards. Serait-ce une des portes de l’inhabitable ?
Banale, courante, l’expérience ne serait donc plus anodine. C’est qu’il en reste, ne serait-ce que furtivement, une marque, celle d’un basculement quand, presque en panique, une part de toi s’emporte, et t’emporte. Est-ce seulement pour te rassurer ? Tu te dis que la solution au problème ne doit pas être bien compliquée. Que dans ce couloir, devenu trop étroit pour y circuler, du moins dans un sens, il y avait tout bonnement, à ce moment-là, trop de gens. Et que la démonstration est sûrement assez simple à faire : en rapportant le nombre de gens en mouvement à la surface, l’hypothèse sera confirmée. Cela vaut, par ailleurs, aussi pour la circulation automobile, et bien au-delà : trop de voitures, et toutes s’arrêtent.
Du reste, tu te dis que l’argument pourrait valoir au-delà. Trop de gens saturent les lieux, des transports en commun aux plages. D’une station de métro à Venise, la question semble alors tranchée : le problème, ce n’est pas le tourisme, mais les touristes. Et ce ne sont pas les touristes en eux-mêmes, mais le trop de touristes. L’idée pourrait alors accréditer l’intérêt des calculs d’un Jan Van Der Borg (1998, p. 102) : « Pour Venise, on a calculé, par un moyen simple de projection linéaire que la capacité de charge journalière était de 11 000 touristes résidents et 14 000 excursionnistes ». Encore qu’il faudrait aussi convenir des critères d’accès : qui entre, et pourquoi ? Et prévoir, tout autant, où iront les exclus, et ce qu’ils y feront…
Mais peu importe, quand chacun et chacune sont englobés dans un tout, une globalité. Ils sont des usagers et des touristes. Ils pourraient être des migrants, encore et pourquoi pas, tous ces autres, réunis en une seule et grossière catégorie : plus d’histoires, plus de beautés, plus de laideurs, plus de grandeurs et plus de bassesses. Des groupes, une foule, une masse, homogène, uniforme, stéréotypée – y compris physiquement. Anonyme. Dès lors, il n’y a plus qu’à essentialiser tout ça. Plus de libertés, que des responsabilités. Car ils sont tous les mêmes, avec des comportements mécaniques, répétitifs et prévisibles. Un groupe, une foule, une masse : pourquoi pas un peuple, comme autant de faces sans visage, quand tous additionnés à toutes peuvent bien faire trop ? Mais là, dis-moi, ne te semble-t-il pas que s’entrouvre une autre des portes de l’inhabitable, une des entrées, symétrique de la précédente ? Celle que tu pousses quand les autres cessent, à tes yeux, d’être visibles comme singularités.
Du coup, les choses ne sont peut-être pas aussi claires. Et cela se constate, revenons-y, dans le métro lui-même. Quand deux « colonnes » d’égal nombre de passagers se croisent, elles donnent, et même spontanément dans une sorte de pacte tacite qui rend l’instant habitable, l’impression d’un partage du passage, un escalier par exemple : montée à droite, descente à gauche. Dans d’autres cas, le métro de Shanghai, par exemple, ce mode de règlement est inscrit dans la matérialité des lieux : au milieu de l’escalier, une rampe. Sur le revers de chaque marche, une flèche. Elle indique où monter, où descendre et semble ainsi réguler les flux pour les rendre à la fois plus fluides pour les groupes et plus tranquilles pour chacun et chacune. Dans le métro parisien, des lignes jaunes signalent où entrer et où descendre dans une rame, de telle sorte que les sortants ne bloquent pas les entrants, à moins que ce ne soit l’inverse.
Cette technique de « calibrage » [2], élaborée en véritable technologie spatiale, est strictement mise en œuvre dans les parcs à thèmes et de loisirs. Ni plus, ni moins, il s’agit de gérer les foules. Dans ces cas, les temps et les tolérances d’attente aux attractions sont clairement connus, si ce n’est maîtrisés, par exemple par des jeux de chicanes qui ont pour but d’éviter les désagréables effets de piétinement, source de conflits entre les usagers. Aménager les lieux c’est donc, de fait, démontrer que le « trop » n’est pas absolu. L’UNESCO elle-même le reconnaît, en suivant les conclusions du rapport d’Arthur Perderson (2001) à propos de la fréquentation touristique des sites du patrimoine mondial. Proposant de remplacer la notion de « capacité de charge », du reste déjà amplement critiquée [3], par celle de « limites du changement acceptable », il souligne que ce n’est pas, en soi, le nombre de visiteurs qui importe, mais leur comportement : un seul d’entre eux, malveillant, peut en effet causer plus de dégât que de très nombreux autres. Question d’éducation, donc, autant que de présences.
Alors, venons-y : de la négation de l’un par le groupe à la négation du groupe par l’un, d’un inhabitable à l’autre, son symétrique pour ainsi dire, la boucle serait-elle donc bouclée ? Elle attirerait, en tout cas, l’attention sur l’ordinaire de ces petits riens – expérience courante des habitants du Monde – qui font, ne serait-ce que pour un instant, notre tout. Car c’est bien dans ces lieux et ces moments où l’on pourrait s’y attendre le moins, que s’immisce et s’expose l’inhabitable, y compris dans sa banalité tragique. L’inhabitable, tout comme l’habitable, méritent donc d’être considérés comme des productions humaines. Des productions qui intègrent l’agencement matériel des lieux aussi bien que les relations entre les habitants dans ces lieux, par ses lieux, avec ces lieux. C’est que l’inhabitable implique, engage, concerne directement les cohabitations. Elles font que les espaces habités ne sont pas les décors des interactions humaines, mais un des termes de leurs enjeux. Et que l’un de ces enjeux tient ici, ne serait-ce qu’en ces brefs moments, aux relations entre des collectifs et des singuliers : et si l’inhabitable tenait à l’effacement, ne serait-ce que par indifférenciation, de l’un par l’autre ? Question de nombre, alors, et de sa perception ? Pas seulement, comme on peut encore le saisir à entendre Hanna Arendt (2002, p. 409) : « Car la leçon de ces histoires est simple et à la portée de tous. Politiquement parlant, elle est que, dans des conditions de terreur, la plupart des gens s’inclineront, mais que certain ne s’inclineront pas ; de même, la leçon que nous donnent les pays où l’on a envisagé la Solution finale, est que “cela a pu arriver” dans la plupart d’entre eux, mais que cela n’est pas arrivé partout. Humainement parlant, il n’en faut pas plus, et l’on ne peut raisonnablement pas en demander plus, pour que cette planète reste habitable pour l’humanité ».