Depuis le milieu des années 1990, au Kirghizstan s’est développé un tourisme alternatif, dit aussi « rural », « communautaire » et « écotouristique ». Basées sur le modèle participatif (Tommasoli, 2004), ses déclinaisons [1] ont comme caractéristique principale de s’appuyer sur les « populations locales » qui en retirent un bénéfice. Le Kirghizstan, ancienne république fédérée de l’Urss, est présenté par l’industrie touristique comme le « chef de file mondial des projets d’écotourisme qui mettent, à petite échelle, les voyageurs en rapport avec des familles » (Lonely Planet, 2004, p. 25). Depuis l’indépendance en 1991 et l’ouverture des frontières, l’affluence massive d’organismes internationaux et d’organisations non gouvernementales (Ong) a introduit cette activité touristique inédite dans le pays. Cette alternative au tourisme de masse traduit le passage d’un tourisme soviétique inscrit dans une économie planifiée (autrefois géré par l’État, la jeunesse communiste ou les syndicats) à un tourisme marchand, basé sur le modèle participatif donc mis en place par les « populations locales » [2]. À partir d’une enquête ethnographique au Kirghizstan menée entre 2004 et 2009, j’ai tenté de répondre à plusieurs questions autour de la traduction locale des idées normatives véhiculées par les promoteurs du tourisme alternatif et des pratiques d’adaptation qu’elles suscitent : les populations tiennent-elles compte des exigences et des normes que ce type de tourisme implique et quel sens leur donnent-elles à travers leurs pratiques ? Cette réflexion sur le développement de l’écotourisme s’inscrit dans le contexte postsoviétique caractérisé par la relativisation du rôle de l’État, la décentralisation, l’émergence de nouvelles catégories d’acteurs (organisations internationales, Ong, chancelleries diplomatiques, etc.) et le transfert de gestion du public vers le privé.
Pour appréhender les injonctions globales introduites et leurs appropriations locales, j’ai conduit une étude de cas sur le premier programme implanté dans le pays en 1997 par une association suisse de coopération internationale, Helvetas[3]. Ce programme, dit de tourisme communautaire, est toujours opérationnel ; il s’attache à la « lutte contre la pauvreté » en ciblant la catégorie de « femmes pauvres en milieu rural », considérée comme une population démunie et vivant dans des conditions de vie réputées difficiles. L’association se targue d’avoir permis, à travers ce programme, « l’autonomisation » de cette catégorie et l’amélioration de son niveau de vie (Entretiens avec des responsables de Helvetas au Kirghizstan, 2007, 2009).
Dans cet article, j’analyse comment Helvetas met en pratique ses objectifs par l’édition et la diffusion d’un manuel de bonnes conduites. Ce manuel est présenté aux populations et aux bénéficiaires du projet comme « les clés de la réussite du business touristique ». Du point de vue méthodologique, l’analyse de ce manuel, à l’interface du global (les normes qu’il véhicule) et du local (sa mise en pratique), a complété et enrichi mes observations de terrain. Se situer à cette interface est fructueux pour deux raisons principales. La première est que le manuel relève d’une construction idéologique dont les préceptes écrits, fixés, édictés sont univoques et les mêmes pour tous les bénéficiaires. Ils constituent en cela des données brutes qui n’ont pas fait l’objet d’une interprétation par les formateurs censés les délivrer. La seconde, l’analyse d’un manuel produit par une Ong pour ses bénéficiaires apporte un nouvel éclairage ethnologique, et ce à deux niveaux. D’une part, ce manuel formalise un stéréotype des comportements des touristes à transmettre aux hôtes. D’autre part, il révèle les rapports entre les actions menées localement par les Ong et les préceptes internationaux tels que ceux émanant de l’Organisation mondiale du tourisme (Omt) ou de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco). À ce titre, mon approche méthodologique s’inscrit dans celles menées par différents auteurs qui ont révélé les revirements et les changements de paradigmes de la doctrine du tourisme international (Picard, 2001 ; Cazes, Courade, 2004, p. 264) en analysant des textes clés tels que le Code mondial d’éthique du tourisme (Lanfant, 2004 ; Cousin, 2008) ou encore ceux produits par les associations ou Ong touristiques pour leurs touristes et les populations hôtes (Chabloz, 2006 ; Cravatte, 2006).
Cet article éclaire une mise en ordre social, par le tourisme, de populations rurales sélectionnées comme bénéficiaires du projet d’une Ong. Pour ce faire, je m’attacherai dans un premier temps aux observations de terrain qui révèlent des décalages entre les attentes des touristes, celles de l’Ong et celles des bénéficiaires du projet. Dans un deuxième temps, je présenterai le manuel de bonnes conduites produit par cette Ong et enraciné dans la formation au tourisme qu’elle dispense à ses bénéficiaires. Enfin, je me consacrerai aux effets locaux de cette nouvelle mise en ordre social : l’étude de l’accréditation, rite de ré-institution des membres du projet, permettra d’en saisir tous les enjeux.
Nettoyer l’intérieur plutôt que l’extérieur.
Tous les matins se ressemblent pour les femmes de ce campement de yourtes[4]. Aïnoura[5] s’est installée de façon temporaire sur le campement pour y accueillir des touristes. Elle va chercher du bois sous l’abri disposé à quelques pas de sa yourte, l’aère et lance le poêle, utilisé pour chauffer et cuisiner. Elle sort ses shyrdaks, secoue ses töchöks[6] et elle étend ses couvertures. Elle balaie puis range sa yourte, toujours de la même manière, avant de se consacrer à celle de « ses » touristes. Après les avoir aérés, dépoussiérés et frottés à l’aide d’une petite brosse spéciale, Aïnoura plie soigneusement ses töchöks et les dispose sur le coffre en bois décoré, face à l’entrée de la yourte. L’eau bouillie lui sert à lessiver le plastique recouvrant la petite table basse autour de laquelle mangent les touristes. À la gestion de l’intérieur succède la préparation des repas, tâche qu’elle affectionne particulièrement et ne réalise qu’après s’être savonné et rincé les mains dans le lavabo installé à l’extérieur de sa yourte. Aïnoura, à l’instar de ses voisines, se dit très soucieuse de l’accueil qu’elle réserve aux touristes. Elle veille à ce que les produits qu’elle leur cuisine soient toujours frais, elle prend soin de leur santé et de leur confort. Elle anticipe sur leurs demandes en proposant systématiquement et tout au long de la journée du thé, du koumis[7] et des petits beignets. Tous les entretiens conduits avec les femmes du campement ont montré que celles-ci avaient à cœur de prendre soin de leurs touristes. À quelques centaines de mètres des yourtes d’Aïnoura, ses voisines s’affairent elles aussi au rangement de leur intérieur et le façonnent à l’identique en veillant à la propreté du lieu.
Chaque année, à la mi-juillet, les vingt-sept yourtes du campement sont embellies et décorées de petits drapeaux. C’est le grand jour du festival Cleaning up at Song Köl (Nettoyage à Song Köl). Initié en 2005 par l’Ong Cbt (Community Based Tourism) de Kotchkor (ville la plus proche, située à 100 km du campement), ce festival se déroule sur deux jours et propose plusieurs autres activités (jeux équestres, danses dites traditionnelles, découverte de l’artisanat kirghize, etc.). Cette pratique touristique, basée sur le modèle participatif, s’inscrit dans les formes actuelles de l’aide publique au développement, « le mot d’ordre de la participation (des populations, des experts dont les enquêtes deviennent participatives) étant le credo actuel des grandes organisations internationales » (Copans, 2006, p. 15). Cette année, les familles sont particulièrement sensibilisées par l’inspecteur écologique du campement pour participer au nettoyage, les deux dernières éditions du festival n’ayant pas été concluantes de ce point de vue là. Les touristes sont également invités à participer à ce cleaning up.
Sensibilisés aux problèmes écologiques, notamment par le biais de chartes ou de codes de bonnes conduites, cinquante touristes participent en 2007 à la troisième édition du festival. Les touristes sont là, aux côtés des visités, pour nettoyer les rives du lac et recueillir les déchets sur le campement. Après avoir récupéré des sacs-poubelles et des gants en plastique distribués en début de matinée par le responsable de l’Ong organisatrice, les touristes s’éparpillent sur le lieu : certains choisissent de s’attaquer aux abords du lac, tandis que les autres partent à l’une ou à l’autre extrémité du campement pour y ramasser des déchets en tout genre. Au bout de quelques heures, on ne compte plus le nombre de sacs plastiques déposés dans le pick-up du responsable du Cbt. Les touristes ramènent des filets de pêcheurs, des épaves de barque, des papiers de toutes sortes (emballages, mouchoirs, etc.), des bouteilles en plastique, de la ferraille, des piles usagées, des carcasses de moutons, etc.
Alors que les touristes s’échinent à nettoyer le lieu, les familles du campement censées participer à ce cleaning up sont invisibles. Les hommes se sont éloignés pour organiser les jeux équestres programmés pour clore le festival et les femmes ont retrouvé leurs yourtes respectives. Elles s’affairent à leurs tâches ménagères. Un touriste, déçu par l’absence de participation des hôtes, raconte :
Depuis ce matin, on ramasse des papiers et des déchets de toutes sortes. On est hélas qu’entre touristes. À part le responsable de Cbt et deux personnes, les gens du campement ne nous ont pas du tout aidés. Ce matin, après la distribution des sacs, je suis retourné chercher mes lunettes de soleil et j’y ai trouvé Natacha, notre hôte, qui rangeait nos affaires dans la yourte. Je l’ai sollicitée pour m’accompagner et pour qu’elle participe avec nous. Elle m’a fait un signe de la main pour refuser […] Je suis déçu de voir que les gens ici n’ont pas pris conscience qu’il vaut mieux nettoyer le campement. Leur intérieur a beau être tout propre, en fait les touristes n’y portent pas d’importance. Par contre si le campement est pollué, on peut être sûr que bientôt plus personne ne viendra ici. (G.M, Song Köl, juillet 2007)
Un autre touriste ajoute :
Elles se sont pourtant toutes précipitées ce matin au moment de la distribution des sacs. Je pensais que ces femmes allaient vraiment participer… il s’est avéré que non, pas du tout. Au contraire, il n’a pas fallu attendre dix minutes avant qu’elles aient toutes disparu. (C.T, Song Köl, juillet 2007)
Dans les discours des touristes interrogés, le festival semble ainsi ne pas avoir de sens pour les locaux. Ce type de décalage entre les attitudes souhaitées des « populations cibles » et les attitudes concrètes est fréquent dans le monde du développement international (Olivier de Sardan, 1990 et 1995). Cet exemple met aussi en évidence les malentendus de la rencontre touristique (Chabloz, 2007) sur lesquels se fonde ici ce festival. Les attentes, les intérêts et les conceptions des uns et des autres sont hétérogènes. Comment comprendre les pratiques des locaux moins sensibles au respect de la nature qu’à la propreté et la standardisation de l’intérieur de leurs yourtes ?
L’initiative, relatée dans la presse locale, a fait l’objet de plusieurs éloges émanant de différents acteurs (responsables d’Ong étrangères, de l’Osce, partenaire financier du Cbt, Helvetas, etc.). Pour élogieux qu’il soit, le bilan formulé à l’issue du festival par l’Ong Cbt, ne fait pas l’économie d’une remise en question quant à la participation insuffisante des familles du campement : plusieurs entretiens avec des responsables du Cbt de Kotchkor (le coordinateur, la responsable du comité écologique au sein du Cbt), ont révélé le décalage cuisant entre les discours sur ce festival circulant à l’échelle internationale et nationale et sa mise en pratique. Si, sur la forme, le comportement des familles dérange davantage les touristes, il interroge aussi le Cbt quant à l’insuffisante éducation à l’environnement qu’elle dispense à ses membres. Devant cet état de fait, le représentant de l’Ong déclare au cours de notre entretien qu’il travaille à la réactualisation d’un manuel de bonnes conduites consacré à l’accueil touristique, pour y intégrer une éducation environnementale.
En effet, toutes les familles présentes et installées sur le lieu de façon temporaire (pour la saison estivale) font partie du réseau de tourisme communautaire implanté dès 1997 par Helvetas. Ce réseau, constitué en 2007 de vingt Ong locales travaillant avec plus de quatre cents familles membres sur tout le territoire kirghize, s’est élargi aux quatre républiques centrasiatiques voisines (Ouzbékistan, Tadjikistan, Kazakhstan et Turkménistan). Chapeauté depuis 2004 par l’Association Kirghize de Tourisme Communautaire (Kcbta), ce réseau du Cbt constitue dans les régions une structure incontournable. Véritables « offices de tourisme », ces Ong proposent un accueil chez l’habitant et offrent aux visiteurs un panel d’informations recensant les guides, les familles d’accueil, les circuits de randonnées, les campements de yourtes, les chauffeurs disponibles dans les différentes régions. Elles sélectionnent et forment leurs membres à l’accueil de touristes selon le modèle fourni dans ce manuel.
La découverte de ce manuel de bonnes conduites, écrit et publié par le Kcbta en collaboration avec plusieurs acteurs internationaux (Helvetas, Centre Européen d’Éco et d’Agro-tourisme, la coopération EuropAid, le Service de volontaires Vso International), permet de comprendre qu’il se joue autre chose pour les femmes qu’une simple obsession de la propreté. Bien qu’absente du campement, Kcbta organise le quotidien des femmes par son petit manuel.
Le manuel du quotidien ou comment mettre en ordre.
Depuis quatorze ans, les membres de ce programme de développement sont formés à l’accueil touristique. Ils suivaient des formations hebdomadaires jusqu’en 2004. Depuis la création de Kcbta en 2004, ces formations sont devenues mensuelles pour les guides et bihebdomadaires pour les femmes. Les séminaires sont dispensés dans les locaux des bureaux régionaux du Cbt. Gratuits et exclusivement réservés aux bénéficiaires des projets, les cours se font en russe. Si le kirghize et le russe sont les deux langues officielles du Kirghizstan, la majorité des personnes vivant dans les zones rurales parlent kirghize. Ces séminaires ne sont pas le seul vecteur de formation. Le manuel de bonnes conduites pour accueillir les touristes, intitulé « Les secrets du succès des guesthouse » constitue un autre support, apparu en 2004. Distribué en 800 exemplaires en 2004, puis 900 exemplaires à partir de 2006, présenté lors des séminaires, ce manuel se trouve dans chaque bureau des régions du pays[8]. Depuis 2007, Kcbta travaille à sa réactualisation. Le manuel n’est pas distribué gratuitement, son prix de 400 soms (environ 8 euros) et sa publication en russe uniquement lui valent de nombreuses critiques.
Constitué de 168 pages, le manuel a été écrit conjointement par des experts internationaux spécialisés en tourisme durable (consultants internationaux en agro-tourisme et experts de l’écotourisme), par un responsable d’Helvetas et par la directrice actuelle de Kcbta. Il est composé de huit chapitres sur ce qui est nommé le « business touristique » : les services pour loger les touristes ; la restauration ; la psychologie et la communication ; l’hospitalité ; le management de la guesthouse ; le marketing ; la législation relative aux guesthouse ; le management financier. Le chapitre « services pour loger des touristes », constitué de trente-deux pages, est le plus conséquent. Il est suivi de vingt-six pages consacrées au marketing, alors que les autres chapitres comptent environ onze pages. Des annexes donnent accès à différents documents notamment la liste des plats « traditionnels », dits « nationaux » avec leurs aliments principaux.
Le thème de l’hygiène traverse l’ensemble du manuel. Trois priorités sont ainsi annoncées dès l’introduction :
« La santé et la sécurité »,
« La propreté est plus importante que le confort dans la maison. Les touristes acceptent des conditions de logement simples tant que le logement est bien tenu. La propreté élimine non seulement les risques pour la santé mais montre aussi aux touristes que l’on s’occupe de leur santé »,
« Le bon sommeil : si le touriste ne dort pas bien, il ne pourra pas apprécier son séjour et les curiosités de la région, même si celles-ci sont intéressantes. Un lit confortable dans une chambre sombre, calme avec une température convenable sont les conditions principales pour favoriser le sommeil des touristes » (Kcbta, 2006, p. 18).
Ainsi, pour accueillir le touriste, il convient de prévenir les risques et de porter une attention particulière à sa santé, une santé conçue comme un état général de bien-être et de confort permettant d’être alerte.
Lors des formations qu’ils dispensent à leurs membres, les responsables de Kcbta utilisent un manuel qui, avant tout contact avec le touriste réel, crée un « touriste type » en le décrivant par ses pratiques quotidiennes et son rapport à sa santé. Ce manuel institutionnalise une forme de rapport à l’Autre, mais il interroge aussi ceux qui le lisent sur leurs propres rapports à la santé au quotidien, tendant à ériger le « touriste type » en modèle de comportement et de rapport au corps.
Différents anthropologues se sont intéressés à l’analyse critique des systèmes de santé publique en soulignant les processus de domination au travers notamment de la normalisation, la standardisation et le contrôle des corps qu’elle suscite (Dozon, Fassin, 2001). La santé publique est une entreprise normative qui agit aussi dans des contextes culturels différents de ceux dans lesquels les normes sont construites (Dozon, Fassin, 2001 ; Hours, 2000 ; 2003a et 2005 ; Massé, 2001 et 2002). L’anthropologue Bernard Hours analyse les producteurs de normes sécuritaires (environnement, santé, etc.) que sont les gouvernements, les instances multilatérales (Banque mondiale, Fmi, Ue, etc.) et les Ong (Hours, 2005, p. 46). Il met également en exergue le « nouveau rôle pédagogique joué par les Ong dans la diffusion des normes et valeurs occidentales dans les autres sociétés » (Hours, 2003b, p. 13).
Le cas de notre manuel est particulier. Il n’a pas été produit exclusivement par les nombreux experts internationaux qui ont participé à sa conception. En effet, deux responsables de Kcbta, ayant travaillé pendant plus de dix ans chez Helvetas, y ont également participé. Ils ont même sollicité des étudiants kirghizes de l’école d’architecture pour l’agrémenter de croquis. En outre, le responsable local de Kcbta, kirghize, le présente comme un outil au service de la transformation des représentations et des normes sociales locales :
Grâce à ce manuel, les gens apprennent de nouvelles choses, ils apprennent comment se comporter avec les touristes, comment garder son argent… Comment tenir sa maison ou sa yourte, comment faire la cuisine, comment investir l’argent, comment se tenir correctement face aux touristes. On est face à des femmes du milieu rural qui vivent dans des conditions de vie difficiles. C’est important ce guide pour elles […] Pour nous aussi c’est important. On s’appuie là-dessus, on leur donne des standards de qualité. C’est une partie de notre travail… (Un des responsables de Kcbta, Bichkek, septembre 2009)
Bien que présentée par l’un des responsables de Helvetas comme un élément nouveau au Kirghizstan, l’adoption de ces messages et leur diffusion, se déploie dans un processus de socialisation et de responsabilisation des femmes comme éducatrices de santé datant de l’Urss[9]. Le régime soviétique dispensait déjà une éducation sanitaire visant à transformer les « mœurs locales » (byt en russe)[10], processus qui s’inscrivait plus largement dans la succession de transformations radicales de la société kirghize entamée par la russification coloniale puis la soviétisation (Altani, Poujol, 2007). Ainsi, les femmes disent majoritairement n’avoir rien appris de nouveau au sujet de la propreté.
Or, dans les faits, ces femmes suivent les préceptes en matière d’hygiène édictés par le manuel. Elles les préfèrent même, dans l’utilisation de leur temps, aux principes en faveur de la préservation de la nature prodigués par Kcbta. En s’intéressant à la propreté comme révélateur d’ordre social ainsi que l’a établi Mary Douglas (1966), on peut alors s’interroger sur le sens que peuvent avoir les normes et les représentations véhiculées par le manuel et comment les femmes s’y adaptent.
Le fait de nettoyer, d’assainir, de ranger correspond à mettre de l’ordre dans son milieu. C’est de cette manière que l’on accomplit un rituel en conformité avec des règles sociales établies. Les constructions sociales des catégories du propre et du sale répondent à un système élaboré d’exclusion et d’inclusion, à une kyrielle de recommandations et d’interdictions. Les rites de pureté se dévoilent ainsi éminemment sociaux au sens où ils rappellent la norme et expriment l’ordre social.
Helvetas et Kcbta, à travers les exigences qu’ils fixent à l’égard de l’hygiène et de la propreté, apparaissent en éducateurs. Des catégorisations et des classifications scandent la formation au tourisme.
Je m’appuierai ici sur deux exemples glanés dans le manuel. À travers ceux-ci deux types d’ordres peuvent, d’ores et déjà, être repérés qui ont pour support matériel le manuel :
Un ordre fondé sur la distinction entre les touristes et les hôtes.
Un ordre prescrivant l’ordonnancement de la journée de la femme scandé par le rituel du ménage.
Premier ordre : Une catégorisation entre les touristes et les hôtes.
La propreté et l’hygiène ordonnent une classification entre les touristes et les hôtes. En premier lieu, le manuel opère une distinction forte par le biais de la caricature. Le touriste est dépeint dans ce manuel comme un individu incapable de vivre sans « son » confort, à l’opposé donc des touristes choisissant Helvetas, car se voulant adaptables et immergés dans le milieu local. Le touriste du manuel est caricatural, un « idiot du voyage » (Urbain, 1991). Les croquis accompagnant les messages le représentent comme un client-roi : dans son bain avec sa casquette et un cigare à la main, il semble prendre l’apéritif (sa boisson et son assiette sur la chaise étant disposées à ses côtés). Un petit tabouret lui a également été fourni afin qu’il puisse enjamber la baignoire sans trop de difficulté. Le touriste apparaît comme un être excessif dans son repos, son confort et excessif en biens matériels. Cet excès est sa différence. La représentation des femmes en est le miroir. Elles sont représentées dans leur dimension uniquement folklorique, toujours en costumes traditionnels. Ces ébauches s’inscrivent d’une part dans le « ré-enchantement » du monde auquel concourt l’industrie touristique (Réau, Poupeau, 2007 ; Winkin, 2001). D’autre part, dépeindre à gros traits les femmes d’une manière folklorique et les touristes d’une façon caricaturale insiste sur la différence supposée de ces deux protagonistes de la rencontre touristique et participe de l’acceptation de cette catégorisation et différenciation entre « touristes » et « hôtes ».
Les caricatures sont bien perçues comme telles par les femmes, mais, par leur décalage avec la réalité, elles rendent cette différence acceptable.
En deuxième lieu, le manuel inscrit le rapport touristes/femmes dans une relation d’ordre. D’une part, le touriste n’est pas uniquement celui dont on doit préserver la santé, il est aussi un individu qu’il faut servir. Il est d’ailleurs inscrit que le « touriste
doit sentir son importance » (Kcbta, 2006, p. 75) tandis que les hôtes sont invités à « ne jamais protester » (Kcbta, 2006, p. 82).
D’autre part, les femmes sont invitées à prendre exemple sur les touristes pour leur propre rapport à la propreté. S’il est noté que les touristes ont une faible immunité, ce qui justifie le fait d’éliminer microbes, bactéries et impuretés (Kcbta, 2006, pp. 45-46), le manuel souligne également que les touristes prennent soin de leur santé, de leur confort. En tant qu’hôtesse d’accueil, la femme est appelée à vivre dans un espace propre, non seulement pour le bien-être et la santé des touristes qu’elle reçoit, mais également pour elle-même et ses proches. Les habitudes saines, acquises pour les touristes, permettent alors d’améliorer sa propre façon de vivre. Le manuel installe donc un premier ordre à travers un rapport de service entre les touristes et les femmes hôtes associé à une différenciation selon l’hygiène qui constitue le cœur du manuel et qui peut être réduite au prix d’un effort des femmes.
Deuxième ordre. L’ordonnancement de la journée de la femme : installer de nouveaux rituels.
En effet, cette réduction de l’écart de propreté doit être à l’initiative de la femme hôte. Elle s’inscrit dans des prescriptions pratiques, sous une forme rituelle : pour se rapprocher du mode de vie confortable du touriste et exposé comme « plus sain » que le leur, les femmes doivent modifier leurs habitudes et respecter un emploi du temps original, ce qui institue un second ordre.
De nombreuses illustrations sont révélatrices de l’importance de ces pratiques de propreté et d’hygiène, identifiées comme relevant de la responsabilité de la femme. Sur les trente croquis que compte le manuel, elle apparaît à vingt-deux reprises. Elle y est représentée douze fois en train de faire le ménage, servir les touristes, ranger leurs affaires, faire la vaisselle, repasser, vérifier ses comptes ou encore se consacrer au potager.
Au regard de sa récurrence dans les chapitres et des dessins offerts par le manuel, le ménage s’impose comme une tâche qui revient à la femme.
L’emploi du temps de la femme, exposé dans le manuel, se divise entre les activités à exécuter « pour les touristes » et celles « pour la famille ». En fonction des horaires, la femme est appelée à s’occuper du rangement, du ménage de la chambre des touristes ou du nettoyage de sa cuisine, de la préparation des repas des touristes, mais aussi de ses enfants.
Le ménage rythme donc la journée de la femme : c’est l’activité qui est censée lui prendre le plus de temps et celle qu’elle doit répéter à trois ou quatre reprises dans sa journée. Les pages se succèdent en énonçant l’ordre dans lequel la femme doit effectuer le ménage et cuisiner. Il est ainsi demandé aux cuisinières de se laver les mains avant, après, au cours de la préparation des plats et après avoir sorti la poubelle ; et dans d’autres occasions comme le passage aux toilettes et même après un contact avec le visage et/ou les cheveux (Kcbta, 2006, p. 46). De la même façon, plancher et plan de travail de la cuisine nécessitent d’être frottés (p. 45) et le ménage des chambres accompli dans un ordre particulier : lit, poussière, aération du lieu, aspirateur, évacuation de la poubelle (Kcbta, 2006, p. 31). Lavage, épluchage, désinfection et nettoyage sont, quant à eux, les maîtres mots (p. 45) de la préparation du repas. Des conseils sont donnés sur la conservation (« dans un endroit sec, sans insecte ni rongeur ») et la décongélation des produits, sur la cuisson des viandes afin d’éviter que les bactéries ne se développent (Kcbta, 2006, p. 45). Il est préconisé de faire bouillir le lait et de cuire la viande à plus de soixante degrés, de vérifier qu’elle ne soit pas de couleur rose signifiant alors qu’elle n’est pas bien cuite (Kcbta, 2006, p. 46). Il est recommandé de veiller au nombre de calories qu’ingurgite un homme et une femme, il faut également connaître les diètes végétariennes ou autres (sans gluten, sans noix, sans graisse animale, etc.) qui sont susceptibles d’être réclamées par les touristes (Kcbta, 2006, p. 56). Cette journée type instaure encore une séparation entre la sphère professionnelle et familiale (« pour les touristes », « pour la famille »).
Toutefois, cet emploi du temps paraît incongru au regard des journées menées par les femmes sur le jaïloo (pâturage). Ces dernières se lèvent vers cinq heures du matin pour traire les juments, tâche qu’elles réitèrent toutes les deux heures au cours de la journée. De la même manière, ce qui est annoncé dans le manuel paraît inenvisageable comme le fait de lire la presse ou encore de faire des courses sur le pâturage. Lors de mon étude de cas sur ce campement de yourtes, j’ai interviewé les femmes à propos du manuel. Trois d’entre elles riaient devant l’emploi du temps, tandis que d’autres restaient étonnées et moqueuses devant les croquis représentant la femme kirghize avec le manche de son aspirateur à la main. Les femmes interrogées voyaient dans l’emploi du temps, ainsi que dans les ustensiles recommandés, des traits de « l’Occident ».
Le manuel institue une catégorie « plus propre » mais, en instaurant des rituels d’hygiène plus ou moins réalistes, il ne parvient pas à organiser complètement le temps des femmes. Il est une autre dimension matérielle sur laquelle pèse le manuel à travers les rites d’hygiène : les « ustensiles ».
Les ordres supérieurs.
Toutes les femmes qui se lancent dans ce qu’elles nomment le « business touristique » en référence au manuel ont fait part de leur préoccupation essentielle d’acheter des « ustensiles », non obligatoires mais fortement recommandés par le manuel.
Le simple ordonnancement de la journée de la femme par le ménage conduit à un nouvel ordre, économique, constitué de conditions matérielles requises pour participer au « business touristique ».
Troisième ordre : Les critères de sélection des membres du tourisme communautaire. La formalisation de la distinction entre les « bénéficiaires » et les autres.
Quels sont ces fameux ustensiles que les femmes rêvent d’avoir et pour lesquels elles épargnent de l’argent ? Les annexes du manuel énumèrent les critères de sélection requis pour faire partie du réseau touristique : il faut posséder un aspirateur, un évier avec un accès à l’eau chaude, un réfrigérateur, du savon, du papier hygiénique, une brosse à laver, des poubelles avec couvercle et des sacs en plastique à changer une fois remplis (Kcbta, 2006, annexes). La participation aux projets de développement touristique implantés par Helvetas et pérennisés par Kcbta suppose donc l’achat d’ustensiles jugés nécessaires pour favoriser « la bonne santé » (Kcbta, 2006, p. 22) des touristes et des hôtes.
Ce capital de départ, estimé à 300 dollars américains, est considérable[12] au vu du salaire mensuel moyen établi en 2007 à 50 dollars américains. En outre, la majorité des ustensiles demandés ne se trouve pas dans toutes les localités du pays. Certains ustensiles doivent être acquis soit par des intermédiaires colporteurs soit en voyageant soi-même, ce qui augmente considérablement les coûts d’acquisition.
Mais ces ustensiles, qui surgissent lors des entretiens comme autant d’évidences, ne sont que la partie matérielle, la plus évidente à ces femmes, d’un ordre économique lié à l’écotourisme. Le manuel en recèle d’autres formes, plus subtiles.
Ainsi, un questionnaire et une liste des critères de sélection des membres se retrouvent dès les premières pages du manuel. Ils rendent compte d’un ordre économique établissant une hiérarchisation des individus entre les bénéficiaires du tourisme communautaire et ceux qui ne peuvent pas y accéder.
À travers ce questionnaire, on mesure l’importance du critère économique : la récurrence des questions ayant trait à l’épargne et à l’argent dans les intitulés « Vous voulez » et « Vous êtes sûrs » est significative. Seules les femmes en possession d’un capital « suffisant » peuvent donc prétendre au « business touristique ».
La question relative au paiement de l’impôt mérite une attention. Le fait de demander si les membres sont prêts à « payer des impôts » est révélateur d’une insertion dans un nouvel ordre économique. À ce propos, conformément au code foncier, les pâturages estivaux, gérés par les autorités locales, ne peuvent être privatisés (Pétric et al., 2004, p. 48). En revanche, la forte concentration de yourtes sur ce campement, incitée par le développement du tourisme communautaire, a eu pour corollaire l’instauration d’un foncier touristique et le paiement d’un impôt spécifique mis en place en 2005. Les familles du campement qui accueillent des touristes doivent payer la location de la parcelle à l’Ong Cbt ainsi qu’à l’oblast[13] de Naryn. En ce qui concerne l’impôt à payer à l’Ong, il est fixé à 750 som (environ 15 euros) pour la saison estivale auquel s’ajoute l’impôt à verser à l’oblast. Alors que le prix fixé par l’oblast dans le cadre du pastoralisme est de 10 som/hectare/an, il passe à 30 som/hectare/an pour l’activité touristique, sur la base de baux établis pour une durée de cinq ans. Dans le cas de l’activité touristique, le prix de location de la parcelle triple donc par rapport à celui d’une parcelle louée pour l’activité pastorale. L’émergence de ce foncier touristique fiscalisé participe de cette insertion dans cet ordre économique ; par l’introduction d’une accumulation de richesse sous forme monétaire spécifiquement dédiée à l’impôt et une forme de comptabilité qui contraint à la rentabilité obligée des terres louées.
Il se crée ainsi la représentation d’un nouvel ordre économique, désirable, qui suppose deux changements : une accumulation de richesse sous forme monétaire pour acheter des objets et payer l’impôt et la fin d’un mode de production exclusivement fondé sur l’élevage. En outre, cet ordre économique détermine qui est en mesure de participer ou non aux projets de l’Ong et crée ainsi une élite féminine susceptible d’étendre peu à peu son activité par une location de terres de plus en plus nombreuses, en compétition donc avec les femmes qui ne « réussissent pas ». Les femmes qui ont réussi sont sollicitées pour dispenser les nouveaux savoirs contenus dans le manuel par l’intermédiaire de formations, ce qui les institue socialement. L’étude des biographies des femmes accréditées, hors du champ de cet article, devrait permettre de comprendre également dans quelle mesure ces procédures d’accréditation participent d’une reproduction des élites sociales : à titre préliminaire, j’ai observé que ces femmes accréditées étaient déjà très influentes à l’époque soviétique[14].
La force du manuel est donc qu’il inscrit les familles dans un nouvel ordre économique à partir du « simple » rapport à leur corps, leur environnement, leur cuisine envisagés aussi comme rapport à un autre, le touriste. L’éducation sanitaire peut être considérée comme un moyen de rationalisation de l’univers domestique, de contrôle des individus et de leurs comportements (Saillant, Fortin, 1994, cité par Saillant, 1997, p. 27). Dans le manuel, la prévention des risques pour la santé dépasse en effet la question de l’hygiène : elle englobe tous les comportements de la vie quotidienne et contribue par là même à une forme de contrôle de l’espace domestique puis économique. Le manuel écrit, au sens de prescrire, les rapports sociaux également entre les membres. On assiste ici à la formation d’une idéologie fondée sur le rapport à soi (l’hygiène) et produisant le consentement à l’autre (le touriste et un nouveau système économique). Au regard de ces différents ordres présentés, on peut s’interroger sur les enjeux qu’ils alimentent au niveau local.
L’ordre des ordres : l’accréditation.
Je m’intéresse à présent à l’accréditation. Le souci de coller aux normes préétablies et valorisées par ce manuel n’a de sens qu’en lien avec une accréditation, un rituel de formalisation de l’entrée dans cet ensemble de nouveaux ordres. La présentation et l’analyse de ce rituel de l’accréditation, qui a lieu tous les deux ans, permettent de saisir quels sont les enjeux qui priment pour les femmes et comment, à travers celui-ci, Kcbta construit une élite.
L’accréditation, rituel d’institution et de ré-institution des femmes membres.
Journée sur le campement de yourtes à la veille du jour de l’accréditation, juillet 2007.
Certaines yourtes ont perdu leur couleur d’origine sous leur nouvelle protection en plastique, d’autres sont ornées de petits drapeaux. Tout le monde s’agite sur le campement. Pendant qu’Aïsuulu et ses proches installent une troisième yourte, Izatbek et ses deux amis consolident leur enclos à bétail. Les enfants partent à dos d’âne chercher de l’eau pendant que les jeunes filles vident les boyaux du mouton sacrifié. Certaines femmes frottent le linge, d’autres astiquent la vaisselle et les ustensiles de cuisine. Les töchök, les shyrdaks sont secoués, dépoussiérés. Étendus, ils retapissent le campement. Les draps blanchis, étalés ici et là, sèchent au grand air. Merim, désespérée de voir s’envoler pour la énième fois le toit de son cabinet de toilette, a sollicité en urgence ses voisins pour l’aider à en fabriquer un autre. Cholpon vient de se faire livrer par l’un de ses proches venant de Kotchkor une kyrielle de produits : des assiettes, des seaux, des serviettes, du papier hygiénique, une panière à pain et du produit vaisselle. Les petites tables basses, disposées d’ordinaire dans chacune des yourtes du campement, sont quant à elles savonnées et les toiles cirées les protégeant dégraissées. Les bouteilles plastiques et les seaux faisant office de poubelles ont été vidangés. Plus aucun papier ne jonche les alentours des yourtes. Tout semble ordonné, rangé, trié. Tout est à sa place.
Les cabinets de toilette, petites cabanes construites en bois au-dessus d’un trou ont revêtu de nouvelles peintures ou ont été réparés. C’est le jour du grand ménage et du rangement du campement de yourtes. C’est la veille du « Jour J» : celui de l’accréditation.
Seuls les membres sélectionnés et formés au tourisme peuvent prétendre être accrédités et se faire noter leurs yourtes. Cet examen parachève et sanctionne la formation au tourisme obligatoirement suivie par les membres. Initiée par Kcbta en 2004, l’accréditation est symbolisée par la remise d’edelweiss. L’edelweiss est le pendant kirghize des étoiles du système hôtelier européen. Mais la symbolique est ici très forte : l’edelweiss [mamyry en kirghize] pour les Kirghizes est considéré comme la fleur qui représente la résistance au climat. Ces fleurs d’altitude sont particulièrement nombreuses autour du lac Son Köl.
La notation suit une gradation d’un à trois edelweiss. L’examen est réalisé par des commissions d’accréditation constituées d’un responsable de l’association, d’un membre éminent de Cbt (ayant trois edelweiss) accompagnés sur le terrain par le responsable du Cbt local. Leur visite de contrôle respecte un cahier des charges précis et immuable. Au terme de la visite de contrôle, le membre se voit décerner un certificat justifiant la visite et réitérant son affiliation à Kcbta. Sur ce « passeport Kcbta » se trouve inscrit le nombre d’edelweiss remis en fonction de critères obligatoires et de critères facultatifs communs à l’évaluation des chambres d’hôte dans les villages et des yourtes sur les pâturages. Pour autant, les conditions de vie n’y sont pas les mêmes, aussi les critères requis pour l’obtention de trois edelweiss (niveau maximal de confort) sont-ils impossibles à atteindre sur le jaïloo. Cette note (trois edelweiss) demeure donc l’apanage des guesthouse proposant une télévision satellite dans la chambre du touriste, un four à micro-ondes et d’autres appareils ménagers introuvables sur les pâturages.
La cérémonie de l’accréditation.
L’accréditation a une dimension symbolique et collective. Elle fait sens, non pas seulement pour les membres de Kcbta, mais d’une façon plus générale pour les autres bergers reconvertis ou non au tourisme qui y assistent en spectateurs attentifs.
Le déroulement de l’accréditation est ordonnancé par le responsable de Kcbta qui fait figure de chef de la cérémonie. Tous les thèmes abordés en formation font l’objet d’une attention particulière : contrôle des abords extérieurs de la yourte, des cabinets de toilette. Aucun papier jeté ne doit polluer la vision d’un pâturage « vierge ». Après le contrôle de l’extérieur, les responsables s’attèlent à inspecter l’intérieur de la yourte réservée aux touristes : la table basse sur laquelle sont disposés la carte des menus en anglais et en russe avec les prix, la petite panière à pain et le ramequin de confiture de framboises. Des tapis pliés à disposition, un poêle et une pile de formulaires « retour des avis des touristes » sont requis et également contrôlés.
Le rituel ne s’attarde pas uniquement sur les yourtes réservées aux touristes. Il concerne également l’environnement domestique personnel de l’hôte. À proximité de la yourte des touristes, celle de la famille d’accueil fait aussi l’objet d’une attention particulière. Au sein de celle-ci, les responsables doivent recenser un poêle, un plateau de service, une théière, une panière à pain et tous les ustensiles de cuisine obligatoirement propres. Une trousse de médicaments est également prévue, tout comme le liquide vaisselle et les autres produits ménagers attendus.
Le contrôle se poursuit par l’évaluation de l’activité touristique au regard des livrets de compte : le nombre de touristes accueillis, les bénéfices et les investissements du membre sont estimés. Puis la femme est interrogée par la commission sur l’organisation de sa journée, l’accueil de ses touristes. Au final, les responsables décernent ou non un certificat à la femme évaluée au cours d’une cérémonie dans sa yourte.
Le certificat, une consécration sociale.
Le certificat, remis au terme de la visite de contrôle, est la garantie de l’autorité et de la légitimité de la femme membre. Il devient un signe distinctif. On différencie sur n’importe quel campement de yourtes, les impétrantes des autres femmes non encore formées au tourisme. Les touristes eux-mêmes se dirigent prioritairement vers les yourtes estampillées « Hospitality Kyrgyzstan » avec le logo de Kcbta.
L’accréditation ne se restreint donc pas uniquement à un examen venant valider la formation reçue, il est davantage un rite d’institution (Bourdieu, 1982) au sens où il sanctionne une qualification tout en consacrant une position : les élues sont marquées par leur appartenance à Helvetas et à Kcbta. La compétence induite par l’accréditation de la femme évaluée lui offre une position sociale supérieure aux autres. Néanmoins, cette position lui assigne un devoir, celui de respecter les exigences et les normes diffusées par Kcbta. L’accréditation est réversible. Accordée pour deux ans, elle est dès lors davantage un rituel de ré-institution.
Lors de la session 2007, toutes les femmes du campement ont reçu leur certificat. Les unes comme les autres l’ont accroché sur la devanture de leur yourte.
Pour ces familles membres, l’accréditation constitue un levier par lequel elles peuvent envisager une croissance de leur activité touristique et leur enrichissement. Aïsuulu, considérée comme une hôtesse d’accueil exemplaire sur le campement, a investi les bénéfices de son activité autant dans l’éducation de ses enfants que dans des biens matériels (du bétail supplémentaire, des panneaux solaires, une seconde voiture et même un appartement dans la capitale) et elle est aussi la seule à recruter un berger pour s’occuper de son bétail.
Pour Choplon, qui découvre l’accréditation, ce rituel procure une certaine fierté :
C’était une première fois pour moi cette accréditation. Je sais bien que je peux toute seule proposer mes services aux touristes. Mais c’est très important de faire partie du Cbt. C’est une marque de confiance et puis la publicité est assurée par Kcbta. Ils connaissent toutes les organisations internationales, toutes les grandes agences touristiques étrangères… Ils parlent bien anglais, on a beaucoup plus de chance de recevoir des touristes quand on travaille pour eux.
Ainsi donc, le fait d’appartenir au réseau touristique de Kcbta est un privilège pour les membres sélectionnés. Non seulement, les femmes qui y sont affiliées reçoivent davantage de touristes, mais elles peuvent par là même prétendre à des microcrédits octroyés par les Ong ou les institutions internationales, entreprendre ou poursuivre des formations au tourisme et participer à d’autres projets de développement international. Au-delà de ces ressources et enjeux matériels et économiques, les femmes renforcent leur capital d’influence et accèdent au pouvoir conféré par la participation au réseau touristique. L’accréditation, en ré-instituant les membres, assigne une distinction sociale : elles acquièrent de la respectabilité au niveau local, car elles sont reconnues et respectées par les autres pour leurs compétences. Ces dernières sont vues comme les détentrices d’un savoir particulier réservé à l’élite. En définitive, l’accréditation est plus qu’une reconnaissance de l’affiliation de la femme au réseau Kcbta, elle est aussi un marqueur de l’appartenance à une catégorie d’élite.
Éducation au tourisme au Kirghizstan rime avec propreté. Deux organisations, l’une internationale, Helvetas, et l’autre locale, Kcbta, se sont associées pour créer un dispositif contrôlant et régulant l’accès à un nouveau marché touristique qu’elles ont elles-mêmes contribué à générer. En fournissant des services aux membres d’un « réseau » accrédité, sous la forme de formations et d’un manuel, Helvetas et Kcbta établissent des pratiques et des ordres sociaux inédits. En instituant « l’accréditation » des hôtes, une forme de reconnaissance publique, visible pour l’extérieur et les touristes, validée par le caractère international et caritatif d’Helvetas, les deux organismes produisent un type de tourisme et des activités économiques sur lesquels ils conservent une forme de contrôle au moins idéologique.
L’analyse du manuel utilisé dans ces formations a rendu explicites les représentations qu’Helvetas et Kcbta ont des rapports touristes/hôtes. Celles-ci proposent un nouvel ordre des choses et des rapports sociaux. Toutefois, bien que présenté comme une aide pour comprendre les touristes, ce manuel véhicule de nouveaux mots d’ordre qui dépassent le simple rapport à l’Autre. En organisant le rapport au corps et à l’environnement, les messages de santé publique rationalisent l’espace domestique et normalisent les comportements des hôtes. Par un effet miroir, les pratiques supposées des touristes deviennent un peu plus que nécessaires au quotidien des hôtes. Ainsi, sous couvert d’accueillir le mieux possible le touriste, Helvetas et Kcbta tendent à changer les catégories de pensée et les pratiques locales dans leur ensemble.
L’éducation au tourisme dépasse donc son sujet et concourt à imposer des ordres sociaux que les bénéficiaires sont sommés de respecter pour accéder au « marché touristique » et qu’ils respectent en partie, lorsque ceux-ci répondent à des dynamiques locales. Par le biais de ce projet touristique, les femmes du campement réaffirment leur influence au niveau local. Elles élargissent par là même leur activité, ce qui participe de leur enrichissement.
Enfin, cet article dévoile la posture ambivalente de Kcbta : alors que l’association s’attache, par son programme de développement, à « l’autonomisation des populations locales », elle se pose, au travers du manuel, en éducateur. Des formes renouvelées de hiérarchisations et de pouvoir organisent le quotidien des femmes bénéficiaires du tourisme communautaire. Le rite de ré-institution a permis d’en saisir tous les enjeux.