Il est bien connu qu’en tant qu’objet des sciences humaines les hommes constituent le deuxième sexe. Leur invisibilité, en tant que genre, a longtemps été la principale de leurs caractéristiques. Aujourd’hui encore, les manifestations scientifiques et les études consacrées aux questions de genre s’appliquent dans une très large majorité à décrire des féminités. Aussi, les travaux portant sur le masculin (et non exclusivement sur la domination masculine), tels que ceux de Pascale Jamoulle (initialement parue en 2005 et rééditée en poche) et Anne-Marie Sohn méritent-ils d’être salués au titre de leur relative rareté. Relative en effet car, depuis les années 1980, les études sur les masculinités et la construction de l’identité masculine connaissent un essor certain en histoire, en sociologie, en anthropologie ou en psychologie. Les travaux d’Elisabeth Badinter, d’André Rauch, de Maurice Godelier, de Daniel Fabre, de Daniel Welzer-Lang, pour ne citer que quelques auteurs francophones parmi les plus connus, l’attestent largement. Aussi le constat introductif d’Anne-Marie Sohn affirmant que le « processus qui […] conduit à l’âge d’homme reste encore largement inexploré » nécessiterait d’être relativisé quand bien même il invite de façon salutaire à se pencher davantage sur la fabrique des hommes en nos sociétés. L’un comme l’autre, ces deux ouvrages passent d’ailleurs étrangement sous silence la quasi-totalité de la littérature anglophone [1] consacrée au genre masculin et dont une partie importante est regroupée depuis près d’une vingtaine d’années autour de Michael Kimmel et sa revue Men and Masculinities d’un côté, et autour de James Doyle et du groupe éditorial des Men’s Studies Press, regroupant une collection d’ouvrages et plusieurs revues, de l’autre. Il existe également un groupe de recherche international (Crome : Critical Research on Men in Europe), européen essentiellement et formé par des chercheurs d’Europe du Nord pour la plupart, dont l’objet principal est la description et l’analyse de la dimension sociale et culturelle de la masculinité. Sans doute est-il toujours possible de déceler, y compris dans les plus grands textes, des lacunes bibliographiques, tant il devient de plus en plus difficile de se saisir de la totalité des publications dès que l’objet questionné est d’une dimension considérable comme c’est le cas de la construction de l’identité masculine.
Cela est d’autant plus difficile que ces deux ouvrages débordent le simple cadre de l’étude de la masculinité (qu’une lecture même superficielle au crible de quelques textes américains aurait sans doute transformée en « masculinités » dans les titres) puisque Pascale Jamoulle s’applique également à déterminer la condition paternelle, tandis qu’Anne-Marie Sohn insère son objet dans un processus plus général de « civilisation des mœurs » dont le traitement réservé à la masculinité n’est qu’une illustration.
C’est que les deux ouvrages sont en apparence bien distincts. « Sois un Homme ! » est l’argumentation d’une historienne évoquant la construction de la masculinité entre la Restauration et la Grande Guerre en France, tandis que Des hommes sur le fil se veut l’exposer d’une sociologue décrivant, dans le contexte transfrontalier du Nord de la France et du Hainaut belge, les défis de la masculinité et de la paternité en milieux précaires. Les approches sont donc différentes, tant du point de vue disciplinaire (sociologie, histoire) que de celui des échelles (une région, un État) ou des biais sociologiques (le milieu précaire, toutes les couches de la société). Toutefois il ressort de leur lecture conjointe un faisceau de proximités qui invite à les mettre en série. Le premier recoupement consiste dans l’objet de l’enquête : la « masculinité », ou « l’identité masculine », approchée dans les deux cas par un même singulier, quand bien même les exposés permettent, ici et là, de penser un masculin pluriel, en particulier dans le cas du texte de Sohn, qui, de fait, traite des masculinités en s’appliquant à distinguer, à juste titre, jeunesse rurale et jeunesse urbaine, hommes des champs, hommes des lycées, hommes des casernes (en dépit des multiples recouvrements possibles). Et l’on comprend bien que, dans un cas comme dans l’autre, il s’agit davantage de démontrer l’existence d’une concrétion socio-symbolique générale (le masculin) de manière à en cerner les ressorts et, dans le texte de Sohn, les transformations. Et cet objet est également saisi par une entrée qui a pour vertu de l’activer, c’est-à-dire de le mettre en valeur par le fait qu’il est (re)mis en question. En effet, toutes les situations et tous les états ne sont pas propices à l’observation de la dimension genrée des individus ou de la vie sociale (que cette dimension soit absente de certains lieux ou qu’elle soit invisible du fait de notre myopie culturelle, cela est un autre débat). Or, que ce soit du côté des hommes en danger — « sur le fil », dit Pascale Jamoulle — ou du côté des jeunes chez lesquels la virilité [2] fait ses premiers pas, donc hésite, donc se voit, le genre masculin est mis en scène sous l’effet de contraintes sociales particulières. Cette approche méthodologique du genre par les bords, par ces exceptionnels ou ces transitoires qui trahissent la présence et le contenu des normes et des usages, a fait ses preuves. De plus, elle est rigoureusement, c’est-à-dire consciencieusement, mise en œuvre par les auteures qui, pour ce faire, s’appliquent à procéder de manière ethnographique, soit par l’intermédiaire de la réalisation d’un terrain au sens classique du terme (Jamoulle), soit par celui de la convocation d’une grande diversité de sources (Sohn), dont l’examen minutieux relève sans conteste d’une ethnographie historique. Enfin, ces deux ouvrages s’inscrivent dans des cadres généraux, dans des filiations dont on décèle aisément « l’esprit de famille ». Les auteures empruntent l’essentiel de leur outillage d’analyse du social à la sociologie bourdieusienne. Outre les bénéfices incontestables que cette sociologie leur procure pour une compréhension générale de l’objet saisi, c’est-à-dire la possibilité de restituer le champ où il signifie et les contraintes auxquelles il est soumis, elle explique également le poids que les auteures réservent aux déterminations globales et supérieures qui sont cependant, selon les textes et les approches, de nature différente. Pour Pascale Jamoulle, la masculinité des hommes en milieux précaires se réalise dans des conduites à risque (Le Breton, 2002) qui sont les conséquences d’une détresse économique fragilisant les rapports sociaux et générant de ce fait des tensions dont le seul exutoire semble être la prise de risques (p. 5). Les déterminations sont ici tout à la fois (ou, plutôt, successivement) économiques et psychologiques. Il en est tout autrement chez Anne-Marie Sohn, pour qui la raison supérieure gouvernant la masculinité et ses expressions réside davantage dans un « esprit » général, quelque chose d’une mentalité soumise à des transformations lentes et dont l’appréhension, si tant est que l’on prenne suffisamment de hauteur, permet leur description dans les termes du processus. Sans doute y a-t-il, au niveau des acteurs et des pratiques, des régularités masculines (comme l’importance du défi et de l’honneur que l’on retrouve également chez Jamoulle) mais celles-ci trouvent à s’exprimer de façon différente selon les époques. Ainsi, pour Sohn, ce qui gouverne l’expression de la virilité au 19e siècle, c’est l’ancien processus de « civilisation des mœurs » (p. 441) mis en évidence par Norbert Elias (1973) et qui conduit, quant à l’objet qui nous intéresse ici, « d’une masculinité offensive à une masculinité maîtrisée » (p. 389). Bourdieu-Le Breton, Bourdieu-Elias, telles sont les dyades tutélaires de ces ouvrages qui en portent vivement les traces ou, mieux, ont coulé leurs données dans le moule de leurs empreintes.
Couronnement de ces proximités, il est possible de tracer une ligne continue d’un ouvrage à l’autre, le texte de Sohn annonçant en quelque sorte dans ses dernières lignes les travaux de Jamoulle, puisqu’elle évoque, après l’illustration de la victoire d’une masculinité « maîtrisée », « pacifiée », « civilisée », le retour actuel de l’agressivité dans certains milieux précarisés, qui s’explique par l’absence de référents stables et par la désertion des outils d’intégration (et de « civilisation » du masculin selon la démonstration de l’auteure) tels que le parti politique ou le syndicat. Mais cette continuité s’exprime également à un autre niveau, celui des motifs qui définissent la masculinité, dont celui, décisif et bourdieusien, de l’agressivité. Néanmoins les agressions viriles ont, dans chacun des cas me semble-t-il, des objets différents. Tandis que, sous la plume de Sohn, elles expriment le rejet temporaire, lié à l’âge, de l’autorité, de la fonction d’adulte et, en même temps, la modalité privilégiée du positionnement social vis-à-vis des pairs, chez Jamoulle ces agressions semblent signifier un rejet plus général d’un destin implacable, celui de la précarité, du déclassement et de la marginalisation. De même, alors que les deux auteures s’appliquent à déterminer une évolution de ces conduites agressives, les résultats qu’elles exposent sont bien différents et significatifs en cela non seulement de la spécificité des contextes mais également des approches proposées. Sohn signale ainsi l’apaisement global qui touche les moyens de l’affirmation masculine à la fin du 19e siècle ; à l’opposé, Jamoulle déclare que l’on se dirige vers une généralisation de la violence qui, non contente d’être un mode d’être masculin, se déploie également dans les pratiques des femmes (pp. 130-131).
Ces deux ouvrages constituent une belle entrée pour apprécier ce que signifie et implique, dans la modernité, passer à l’âge d’homme. Ils mettent en valeur les principaux motifs de ce que pourrait être un « patrimoine commun à tous les hommes » (Sohn, p. 139). La démonstration de force en fait partie au premier chef : elle est présente dans les rixes du premier 19e siècle, dans les luttes entre bandes des quartiers de la fin du 20e siècle. Elle fournit le soutien d’un motif masculin plus général qui est la raison militaire. Anne-Marie Sohn rappelle à juste titre, en suivant Michel Bozon (1981), l’importance prise par la conscription dans le parcours biographique masculin et son association à l’expression de la virilité (« Bon pour le service, bon pour les filles ! ») ; elle évoque également l’usage de ces armes (cannes, bâtons, couteaux, pistolets) dont la possession et le maniement attestent un statut que l’on exhibe, éventuellement, au cours des duels. Ces défis collectifs et individuels sont également une logique qui parcourt l’apprentissage de la virilité dans les bandes des quartiers précaires étudiés par Pascale Jamoulle, où agissent des bastonnades initiatiques (pp. 105-106). Les métaphores militaires sillonnent les discours (pp. 94-95) évoquant moins le déchaînement général de la violence qu’une mise en ordre de celle-ci obéissant à des codes dont le premier est d’ordre linguistique : il y a un lexique qui désigne des types d’agression, d’agresseurs, de victimes.
Autre lieu, autre motif du passage à l’âge d’homme : le travail, le métier. Les deux termes ne se recouvrent pas, mais permettent de penser tous deux l’adhérence entre un exercice professionnel et le genre masculin. Sohn rappelle ici (pp. 374-388), sans apporter davantage que ce qui était déjà bien noté par de nombreux auteurs, la place qu’occupe l’apprentissage du métier dans le façonnage du tempérament viril du jeune homme. Et tandis qu’elle met en exergue les pratiques vexatoires, l’exercice de la discipline, Jamoulle convoque également le monde professionnel dans son analyse de la masculinité pour signaler précisément que sa défaillance (la difficulté qu’ont ces hommes à trouver un emploi stable) est l’une des raisons explicatives de la fragilité de leur condition masculine. Aussi, l’obtention d’un contrat de travail devient un événement dont les dimensions sont en quelque sorte surclassées et témoigne d’une entrée dans l’âge d’homme (p. 55).
Mais ces motifs généraux, le soldat, le travailleur, ne doivent pas oblitérer des phénomènes plus sourds, moins visibles mais dont la récurrence et la régularité attirent l’attention du chercheur précautionneux. Ce sont ces micro-pratiques, saisies au ras du sol par l’œil de l’ethnographe ou celui de l’historien, qui soulèvent le plus l’intérêt du lecteur désireux de cerner les formes et l’extension de ces passages à l’âge d’homme. Pascale Jamoulle restitue ainsi la diversité des rapports entretenus entre les jeunes des cités qu’elle observe, les usages vestimentaires, les façons de parler dont elle sait relever avec précision les écarts, les détournements, les doubles-sens, les « inventions », qui deviennent des signes de reconnaissance (le « désœuvrage » ; l’« étique » pour dire l’étiquette, signalant ici le stigmate), ces « mots de la tribu » comme disait Mallarmé. De même, Anne-Marie Sohn s’applique à rendre compte de ces usages quotidiens qui font les hommes tels que fumer et boire (pp. 34-50) ; elle note les critères de l’hexis masculine, la question de la pilosité, du bruit dans l’espace publique, de la parole grivoise. On pourrait lui reprocher, là encore, de simplement synthétiser des travaux antécédents et de négliger un niveau inférieur de distinctions établissant dans le dérangement sonore de l’espace public l’ordre des différences entre taper des pieds, des mains, chanter, crier, siffler (une compétence culturellement masculine) mais aussi marmonner, faire des « manières de complot », etc. De même, dans le boire, l’on aurait pu distinguer des manières et des contenus : comment boit-on ? Que boit-on ? Qui boit ? Sans doute, les garçons manifestent leur virilité en buvant beaucoup ; mais tous ne sont pas égaux sous ce rapport : il y a des bons et des moins bons, des raffinés et des épais de l’alcool.
Mais laissons ces remarques qui ne pointent finalement que les limites du genre synthétiques et ne remettent aucunement en cause le travail remarquable de l’historienne. Évoquons plutôt le fait que l’intérêt porté à ces usages masculins conduit les deux auteures à signaler l’importance prise par certains lieux qui, plus que d’autres, font passer les hommes et forment autant d’étapes sur le chemin d’accès à la virilité. Partout, l’on trouve des « maisons des hommes » (les deux auteures, je le rappelle, ont lu le travail de Maurice Godelier [1982]) : ce sont la caserne, le bordel, le lycée longtemps, l’atelier également dans le travail d’Anne-Marie Sohn ; il s’agit du dernier étage des immeubles, du bloc Z réservé aux marginaux, aux pires des déclassés et dont la fréquentation est comme un test et une épreuve, et, enfin, des perrons, des espaces de circulations, tous ces « non-lieux » qui, par la fréquentation des jeunes hommes, franchissent, sans passer clairement par le statut du « lieu », l’écart qui les séparent de la « propriété », dans celui de Pascale Jamoulle.
Dans ces espaces, et avec la complaisance des pères (que celle-ci soit le fait d’une démission, dans certains cas chez Pascale Jamoulle, ou d’une validation assumée), les jeunes hommes accèdent à leur masculinité par une sorte de double articulation : l’une qui relève de la socialisation entre pairs et qui les fait expérimenter les frontières (du territoire, de leur statut, de leur corps) ; l’autre qui relève d’un apprentissage plus vertical fondé sur l’existence de modèles, d’initiateurs (qui peuvent être à l’occasion les pères eux-mêmes) et dont la finalité est l’acquisition d’un rôle, des normes et des codes de conduite ; non plus la fréquentation des frontières, mais la connaissance d’un parcours centré, moyen, correspondant à chaque étape (les devoirs du jeune homme, les responsabilités du père, etc.).
Y a-t-il un fil conducteur permettant de nouer ensemble ces motifs, mais également de faire le lien entre les différents temps et milieux de la masculinité tels qu’ils sont exposés au travers de ces deux ouvrages ? Je crois que cette trame essentielle existe : c’est celle que tisse la notion de maîtrise de soi, que les auteures ont saisie à l’occasion sans l’élever toutefois au niveau où, m’a-t-il semblé, elle devrait figurer.
Pascale Jamoulle s’applique ainsi à pointer les excès, les défaillances, les échecs qui manifestent la sortie du masculin par l’absence de maîtrise de soi, qu’il s’agisse de la surconsommation de drogues (p. 105) ou de l’accident de travail (p. 47). Mais la maîtrise de soi contient une dimension dialectique importante qui fait qu’elle n’a de véritable réalité qu’à partir du moment où il devient inévitable pour tous les hommes de pouvoir la perdre, de ne pas s’y appliquer idéalement. L’accident, l’excès sont l’envers nécessaire d’une maîtrise de soi qui n’est le critère décisif de la masculinité que dans la mesure où elle connaît des hauts et des bas, où elle manifeste la permanence d’un effort.
De même, Anne-Marie Sohn considère en quelque sorte que la maîtrise de soi relève du package des valeurs masculines qui prennent le dessus progressivement, par le biais du processus de civilisation de la virilité qui court entre la Restauration et la Grande Guerre. Cet aspect est clairement explicité quand elle traite de l’honneur masculin, qui forme une constante dont les modalités évoluent d’un « honneur-courage » vers un « honneur-maîtrise de soi » (p. 114) dans une succession qui n’est jamais totale et qui voit exister ou se maintenir l’un sous le régime de l’autre. Et l’on sent, dans la démonstration, comme une difficulté à concilier l’expression de la violence et l’exigence de la maîtrise de soi qu’une approche dialectique permettrait de résoudre. Car ce sont moins deux paradigmes distincts que deux facettes, deux niveaux d’un même enjeu qui se dévoilent dans les archives analysées par l’auteure. L’effet « civilisation » repéré par Sohn n’est qu’un déplacement des signes et outils exprimant la maîtrise de soi et non la naissance d’une valeur nouvelle. Longtemps affichée comme une maîtrise de l’environnement (des autres, de l’espace) qui avait de ce fait pour moyen d’expression privilégié ce premier communicant vers le monde qu’est le corps, la maîtrise de soi s’est progressivement resserrée sur l’individu, elle s’est repliée dans les êtres sans perdre pour autant de son intensité, investissant plus à fond les formes du langage, la gestion des émotions, engageant à des mises à l’épreuve plus discrètes et plus personnelles. Ce qui change dans cette « transformation » de la maîtrise de soi dans le courant du 19e siècle, ce n’est pas tellement la « maîtrise » mais davantage le « soi », la modalité nouvelle de présence et d’existence des individus que l’on a pris l’habitude de synthétiser dans l’idée d’individualisme.
(A) Pascale Jamoulle, Des hommes sur le fil. La construction de l’identité masculine en milieux précaires, Paris, Découverte Poche, [2005] 2008. (B) Anne-Marie Sohn, « Sois un Homme ! » La construction de la masculinité au XIXe siècle, Paris, Seuil, 2009.