La puissance suggestive des cartes est souvent employée par les publicitaires pour développer un discours normatif sur les territoires. Il s’agit pour eux d’orienter les choix des spectateurs lorsqu’ils ont à organiser leurs déplacements, déterminer un mode de résidence ou opter pour une destination de vacances comme c’est le cas pour l’annonce reproduite ci-contre et publiée dans la presse française au cours de l’automne 2008 (Agrandir l’image).
Il s’agit pour l’agence de voyage Costa Croisières et le Department of Tourism & Commerce Marketing de Dubaï d’assurer la promotion d’un circuit dans le Golfe Persique. Les figures de style utilisées dans le message donnent la possibilité de mettre en lumière le système de valeurs sur lequel s’appuient les cabinets de marketing pour vendre un imaginaire géographique conforme aux intentions et aux attentes de leurs clients. L’image doit résumer les qualités essentielles du produit associé au territoire évoqué, dans une mise en scène capable de séduire et de convaincre les lecteurs.
La carte se présente ici sous la forme d’un cheminement ponctué d’escales (Dubaï, Mascate, Foudjaïrah, Abu Dhabi, Bahrein), le tout se fondant dans un paysage de ciel étoilé surmontant un désert de sable. Il ne s’agit pas seulement de fournir une information pratique sur le contenu du séjour mais bien aussi d’éveiller les désirs et de donner un avant-goût des plaisirs du voyage. Pour cela, les auteurs de l’affiche mobilisent les fantasmes appartenant au répertoire de l’orientalisme. Le tracé de la croisière fait penser à une délicate arabesque : la carte devient un prétexte métaphorique pour transfigurer l’espace en un signe chatoyant. Le firmament fait référence à un âge d’or mythique, celui du califat et de l’époque où les marchands arabes, circulant sur terre et sur mer, repéraient leur route grâce aux étoiles. La croisière constitue la réminiscence d’une aventure lointaine et excitante. En contrebas, les ondulations des dunes de sable exhalent une sensualité douce et voluptueuse tandis que l’évocation des Mille et Une nuits renvoie à un folklore ancien, stéréotypé et remixé par la culture hollywoodienne. Le texte qui complète la carte valorise l’ancrage dans un Orient légendaire teinté d’hédonisme postmoderne : « entre tradition et modernité, souks et boutiques de luxe, plages merveilleuses et paysages désertiques, découvrez au gré des flots une terre surprenante, pleine de charme et riche en multiples contrastes ».
Cette présentation attrayante, somme toute assez ordinaire dans son principe, n’est pourtant pas anodine. Elle s’accompagne notamment d’une atténuation significative des enjeux liés au développement touristique de la région. Le détournement symbolique de la carte se traduit par une ellipse du fond : le milieu, les rivages et les frontières sont escamotés. L’espace se résume à la topologie de l’excursion tandis que l’environnement prend une apparence abstraite et indifférenciée, masquant les tensions locales. Le Golfe Persique, le détroit d’Ormuz, la sécurisation des voies de passage ne sont pas mentionnés, ni le nom des États (Iran, Arabie Saoudite, Qatar). Si une petite vignette en bas de la page réinsère le circuit dans le cadre régional, seuls les Émirats arabes unis et Oman sont cités. L’objectif est de limiter les interférences avec l’image, abondamment véhiculée par les médias occidentaux et potentiellement dissuasive, d’une zone dangereuse et conflictuelle. La proximité d’États appartenant à l’« Axe du Mal » (Iran, Irak), eux-mêmes entourés d’émirats autoritaires, est passée sous silence, de même que les tensions liées à la délimitation des zones économiques exclusives et à l’appropriation des ressources offshore. Représenter la trajectoire de l’excursion sous la forme d’une constellation permet en outre de cacher la pauvreté du semis d’escales disponibles dans le Golfe : les ports pouvant accueillir des croisières sont peu nombreux, du fait du caractère récent et encore lacunaire du dispositif touristique, mais aussi car la présence de vacanciers dans un secteur soumis à des tensions internationales exacerbées reste délicate. Sous cet angle, la croisière s’apparente davantage à la traversée d’un corridor de sécurité qu’à une pérégrination libre et aléatoire. Seule Doha aurait sans doute pu offrir une halte supplémentaire. Tout se passe donc comme si le territoire était nié afin de mieux éclipser l’instabilité de l’espace traversé.
Cette stratégie de communication destinée à rassurer les touristes révèle les contradictions inhérentes à la reconversion de Dubaï vers l’économie des loisirs haut de gamme : les promoteurs de l’émirat prétendent affranchir les touristes de tout contact avec la réalité géopolitique du Golfe. Les guerres entre États, les crispations nationales, les clivages confessionnels et linguistiques ou la pression économique internationale ne sauraient ternir l’image étincelante de la cité et empêcher son intégration dans la Société-Monde. Dubaï se présente alors comme une étape incontournable au sein de l’archipel urbain mondial, emmenant dans son sillage les villes qui, comme elle, sont capables d’inventer et de générer les conditions intellectuelles et matérielles de leur propre réussite. Comme le signale G. Katodrytis cité par Mike Davis, « Dubaï peut être considérée comme le type émergeant de la ville du 21e siècle : une série de prothèses urbaines et d’oasis nomades, autant de ville isolées gagnant sur la terre et sur l’eau ».
Sur une illustration complémentaire figurant en bas de l’annonce, le navire de croisière apparaît comme une bulle protectrice, flottant dans un espace lisse et neutre, fait de sable, de ciel et de mer. Dans cette immensité, seul l’hôtel Burj-Al-Arab émerge, comme un phare monumental offrant un tableau grandiose au regard des voyageurs. Le territoire de l’émirat se résume à cette tour majestueuse qui, avec ses sept étoiles, s’impose comme l’icône hyper-médiatique d’un mode de développement hors sol fondé sur la consommation et le luxe. Bercé par ce conte futuriste, le visiteur est invité à ignorer la population locale, comme le suggère l’absence de toute référence aux habitants. En présentant un univers artificiel et déshumanisé, cette publicité montre comment Dubaï pousse à l’extrême la logique d’omission des réalités sociales. Le fait que le décor masque ici un régime autocratique, un système économique reposant sur l’exploitation d’un prolétariat immigré en provenance d’Asie, un compartimentage de l’espace en cellules privatisées, et même une séparation hiérarchique des touristes, hypothèque toute possibilité de construction d’une urbanité équitable. L’accumulation d’attractions plus éblouissantes et prodigieuses les unes que les autres ― de Palm Dubaï, à Burj Dubaï en passant par le Dubaï Shopping Festival ou Dubaïland ― est conçue pour plonger le visiteur dans un plaisir ininterrompu. Sa conscience, saturée d’images hallucinantes, devient immunisée contre les désagréments. L’imprévu est évacué, la surprise est programmée et toute rencontre spontanée avec l’autre ne peut être que fortuite.
Le paysage de Dubaï prend donc la forme visionnaire et auto-réalisatrice d’un spectacle hypnotique et étourdissant, contraint à la surenchère et au renouvellement permanent. La démesure des édifices vise à détacher la métropole de son ancrage moyen-oriental pour mieux assurer son arrimage au Monde. Cette ambition extraordinaire, que l’on perçoit également dans le projet The World, avec ses trois cents îlots artificiels, bute malgré tout sur les contradictions d’un modèle réduit à occulter les bases fondatrices de sa propre territorialité.
Illustration : Annonce Agence Costa Croisières, publiée dans L’Express, n° 2987, 02/10/2008, p. 73 ; Le Nouvel Observateur, Supplément Spécial Voyages, Soleils d’hiver, n° 2293, 16/10/2008, p. 4.