Le titre donné à cette chronique ne vise pas autre chose qu’à replacer cet ouvrage dans un contexte polémique extrêmement important relatif à la question de la connaissance historique de l’existence de la classe ouvrière ou des classes populaires. En évoquant les « classes dangereuses », nous voulons rappeler la publication en 1958 de l’ouvrage de Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIX° siècle (Paris, Puf). Car c’est à partir de ce souvenir que la première phrase de l’ouvrage que nous présentons s’éclaircit : « l’histoire de la réalité vécue par les classes populaires à Paris au 19e siècle reste en grande partie à écrire ». C’est cela que tentent les auteurs.
Mais justement, pour aborder cet « objet », il convient de se placer dans une perspective épistémologique spécifique. Ce qui indique fort bien que cet ouvrage peut intéresser tant les sociologues (et les sociologues de l’urbain en particulier) que les historiens, ou encore les épistémologues, et par conséquent les philosophes. Et pour ne pas avoir à parler à la place des autres, nous nous en tiendrons à des relevés de philosophe, à partir de points un peu éparpillés dans l’ouvrage.
En ce qui concerne, donc, cette perspective épistémologique, c’est par une constatation centrale qu’il faut commencer. Lorsqu’on entame une recherche, le plus souvent, ce n’est pas la découverte de nouveaux documents qui ouvre de nouveaux horizons, même si cette hypothèse demeure plausible. Il suffit parfois de chercher à lire les mêmes documents que ceux employés par les prédécesseurs, pour que l’objet de la recherche prenne une autre teneur. Ainsi en va-t-il pour cet ouvrage : l’approche de son objet est contestataire en ce sens qu’elle cherche à remettre en question les façons de penser dominantes sur les classes populaires parisiennes de l’époque considérée. L’ouvrage de Louis Chevalier cité précédemment n’aurait-il pas été influencé par les textes des élites du 19e siècle et par les paradigmes dominants de la sociologue urbaine de son époque ? Outre le fait que Chevalier poursuivait aussi un objectif caché en écrivant son livre (il a appartenu au groupe de recherche d’Alexis Carrel, occupé à de tristes besognes sous le gouvernement de Vichy), il devenait nécessaire de procéder à un nouvel examen des migrants dans la ville de Paris. Les discours des élites présentaient à l’époque avec insistance certaines attitudes et certains comportements comme des éléments névralgiques de preuve que les classes populaires étaient de plus en plus perdues pour la « société civilisée », victimes d’une ville malade ou agentes d’une contre-culture. Les auteurs du présent ouvrage démontrent qu’il n’en est rien.
Les recherches antérieures tendaient à prouver que Paris, à cette époque, était une ville malade, malade à cause de sa croissance, de son industrialisation, cédant sans cesse elle-même devant cet afflux sans précédent et unique de migrants. De ce développement anarchique de la capitale aurait résulté une aliénation des masses populaires à l’origine de multiples conséquences, dont principalement une criminalité exacerbée, mais aussi le recours à la cohabitation, des taux de naissances hors mariage et de suicides élevés.
Thèse séduisante au demeurant, vu son rayonnement. Mais fausse, montrent donc les auteurs. Certes, il fallait fouiller à nouveau les archives, compléter les statistiques, lire de nouveaux registres d’état-civil (pour la plupart disparus), étudier des statistiques incomplètes. Mais cela ne suffisait pas. Il convenait aussi de les lire autrement, de questionner les mêmes données avec d’autres pertinences. Avait-on analysé les solidarités et les cultures des migrants et des classes populaires parisiennes ? Avait-on cherché à comprendre les façons dont les masses populaires perçoivent et s’approprient l’espace urbain ? Ne devait-on pas aussi surmonter la vision misérabiliste voulant que les classes populaires aient été écrasées par des salaires peu élevés et des conditions de vie insalubres ? Chevalier fait-il la preuve que l’image projetée par la littérature qui lui sert de fil conducteur reflète vraiment l’expérience des classes populaires parisiennes, ou même qu’elle constitue un miroir des mentalités collectives ? Enfin, le discours des élites est-il si innocent ? En confondant la marge et la masse, en insistant sur la barbarie des classes populaires plutôt que sur leur pauvreté, sur les effets délétères de l’environnement urbain plutôt que sur la ville capitaliste, ce discours pouvait-il prétendre à l’objectivité ?
C’est par tout ce travail conceptuel, minutieusement répertorié (les notes sont abondantes) et exposé, que les auteurs arrivent à construire un nouveau système de questions qui permet d’énoncer autre chose, des choses parfois surprenantes, en tout cas, des choses étayées. Par exemple, qu’il faut relativiser les préjugés d’une ville peuplée en grande majorité de ruraux déracinés. Il s’avère que les migrants à Paris dans cette première moitié du 19e siècle sont majoritairement d’origine urbaine. Par exemple aussi, que la ville de Paris ne nivelle pas autant qu’on le croit tous les comportements, et n’impose pas des modes de vie similaires à tous ses habitants. Par exemple, enfin, que la grande majorité des migrants a constitué pour Paris à cette époque un apport enrichissant à plusieurs égards.
Enfin, à partir de ce nouveau système de questions, se déroulent des résultats dont nous ne pouvons évidemment rendre compte, du fait de l’ampleur de la recherche, des preuves apportées pour soutenir les dires, et des commentaires induits. Signalons du moins un certain nombre de choses puisées au fil des pages.
L’ouvrage nous offre une fort belle étude de la domesticité dans le Paris de la première moitié du 19e siècle. Il dresse ensuite le portrait de quelques pauvres rencontrés au cours des enquêtes, portraits qui permettent d’éclaircir les stratégies de survie des indigents chroniques dans Paris. Les indigents tentent de pallier leur dénuement par mille stratagèmes qui leur procurent quelques sous ou quelques denrées. Le statut du vieillissement des pauvres est reconstitué, ainsi que le sort des femmes âgées.
Suite à cela, deux travaux plus pointilleux ont porté sur les espaces vécus et sur les attitudes et comportements. Il importe de les lire de près si l’on veut acquérir une connaissance de la population de Paris au 19e siècle. Ce qui structure ces deux travaux particuliers est ceci : sociologues, anthropologues, géographes, historiens, affirment les auteurs, ont tour à tour tenté de conceptualiser les relations de type nouveau créées par l’urbanisation. Mais une approche trop répandue veut que la société moderne ait entièrement détruit les anciennes solidarités communautaires construisant ainsi, surtout dans les grandes villes, une nouvelle organisation sociale fondée sur l’anonymat, l’isolement des individus et l’aspect impersonnel des relations. C’est en réaction contre cette conception qu’ils appellent « alarmiste » des choses que les auteurs tentent de démontrer qu’à l’intérieur des villes, la vie quotidienne des citadins se déroule, pour l’essentiel, dans un environnement étroit, propice à la reconstitution de solidarités de type ancien. Du coup, comme d’autres, les auteurs se sont intéressés aux lieux, aux institutions, aux regroupements spontanés ou organisés qui ont contribué, pour la période qui les concerne, à briser l’anonymat en créant des liens multiformes entre les habitants des villes.
Les chapitres qui déploient cette perspective sont assez denses. Il convient de les suivre pas à pas et de se laisser entraîner à comprendre les sociabilités parisiennes en-dehors des approches pessimistes. L’analyse des relations proches ou lointaines entre les habitants, les recherches entreprises notamment sur les photos d’Eugène Atget (le livre comporte un cahier photo), les mises en corrélation des documents permettant de découvrir les vies de couples mariés ou non de la population, voici autant d’examens dont ils nous font part, tout en précisant les difficultés méthodologiques auxquelles ils se sont heurtés. Simultanément, ils demeurent attentifs aux impasses possibles des interprétations ou à celles que les mots peuvent entraîner. Ainsi en va-t-il souvent de l’un des dangers encourus par une trop grande emphase mise sur les mécanismes de contrôle social (finissant par absorber tout le commentaire). Là encore, ne s’agit-il pas d’un discours un peu trop unanime des élites, portant sur les populations ?
Nous pourrions aussi insister sur les passages traitant de la religiosité des populations ou des suicides, signalons seulement de très belles incursions dans la vie de six quartiers de Paris, parmi lesquels le faubourg Saint-Denis, le faubourg Saint-Antoine, et le faubourg Saint-Germain, pour varier notre choix de références en fonction des paramètres sociaux de l’étude.
Bien sûr, ce compte-rendu ne dit presque rien de l’ampleur du travail fourni par les auteurs, ni de l’importance de l’ouvrage (584 pages). Mais ce qui est certain, c’est que ce livre est de lecture indispensable par tous ceux qui s’intéressent à un tel sujet. Il restera une image affinée de tout cela lorsqu’on aura compris, qu’à l’époque, la capitale était donc un Paris mosaïque, un Paris carrefour, un Paris hybride, en état permanent de flux. Et la population défavorisée, plus qu’une menace qu’elle paraît être aux yeux de certains (à l’époque et de nos jours) constitue le grand avantage comparatif dont bénéficient la ville et ses habitants. C’est même la conclusion des auteurs.
Barrie Michael Ratcliffe, Christine Piette, Vivre la ville, Les classes populaires à Paris, Première moitié du XIX° siècle, Paris, La Boutique de l’histoire, 2007.