Il est commode de se représenter la langue comme un coffre de mots, duquel chacun tire le terme dont il a besoin, et parfois plusieurs termes et parfois encore un paquet de termes mêlés et embrouillés qu’il suffirait ensuite d’aligner pour obtenir un discours. Cette figure dispose souvent les uns ou les autres à acheter un dictionnaire, même si à y regarder de près il n’en va pas ainsi en ce qui concerne la langue. Car il est bon de rappeler ce que Paul Valéry concluait de l’entreprise académique concernant la langue : « Un très grand homme nous avait institués. Richelieu, changeant un cénacle d’écrivains en un corps de l’État, — comme s’il eût pressenti qu’il fallait, à l’aurore d’une éclatante époque littéraire, organiser enfin la République des Lettres — décréta notre Académie et lui remit le soin de notre langue et de notre littérature, dans lesquelles il voyait fort justement des affaires d’intérêt public » [1].
[2]. Négligeant l’équivoque, l’ambiguïté et l’inédit des glissements de sens, il prétend, par les définitions, porter remède à ce qui passe bien vite à ses yeux pour la confusion des esprits. C’est ainsi qu’André Lalande était conduit à écrire : « Il s’agissait de mettre les philosophes d’accord — autant que possible — sur ce qu’ils entendent par les mots, du moins les philosophes de profession : premièrement parce que tout accord véritable — je veux dire celui qui n’est pas l’effet d’une suggestion, d’une tromperie, ou d’une contrainte autoritaire — vaut mieux en soi que les discordances ou les équivoques ; ensuite parce que leurs contradictions, sujet traditionnel de plaisanteries, sont en grande partie verbales, et peuvent être souvent résolues dès qu’on s’en avise » (Préface à la cinquième édition).
Ce pouvoir qu’exerce le dictionnaire peut être amoindri lorsqu’il s’agit de constituer un dictionnaire destiné à résumer, diffuser et faire saisir les termes en jeu dans une langue spécialisée. Les lexiques scientifiques, envisagés par disciplines — et sans doute il en existe trop peu en sciences sociales (sauf la sociologie, la psychanalyse, la psychologie, la géographie, à notre modeste connaissance) — donnent corps à des situations linguistiques qu’il peut être nécessaire d’affranchir de la langue commune ou des usages communs des termes de la langue commune. Encore convient-il de les remanier à chaque étape de rectification des savoirs.
Reste la philosophie. Elle dispose, sans qu’on les confonde avec les Encyclopédies, de dictionnaires spécifiques, anciens et réputés (André Lalande), mais aussi de dictionnaires récents (Michel Blay), et bénéficie parfois de l’apport des dictionnaires que chaque philosophe-enseignant, finalement, dresse pour le compte de ses propres étudiants. Des dictionnaires ? C’est-à-dire des mots rangés par ordre alphabétique du système d’écriture, des définitions brèves appuyées sur l’étymologie du terme et régulatrices de l’échange de première approche, et enfin des indications portant sur le champ couvert par lui. Ce pouvoir que se donne le dictionnaire n’est pas vain, il prélude au renforcement des échanges dans une communauté spécifique ou à l’introduction du néophyte dans un champ lexical qu’il souhaite défricher : les mots, les expressions usuelles, les définitions les plus immédiatement investissables, les sens philosophiques les plus repérables. Mais ce pouvoir ne va pas sans laisser peu de place aux disputes et aux polémiques.
Cela étant, on n’apprécie pas toujours bien le labeur qu’il est nécessaire de fournir pour construire un tel outil de travail doublé d’un souci pédagogique. Sur ce plan, le dictionnaire de Christian Godin ne laisse pas d’étonner : deux ans de travail, l’œuvre d’un seul être et une visée d’exhaustivité. Bien sûr, le rédacteur est un spécialiste de la « totalité », et on lui doit six volumes d’exposition de cette question [3]. De là à aller de la totalité de la chose à la totalité de la langue, il n’y avait probablement qu’un pas à accomplir.
Question : Y a-t-il un lien entre l’entreprise de La Totalité (1997-2003) et l’idée du dictionnaire (la totalité du langage) ?
Réponse de Ch. Godin : « L’idée d’un dictionnaire de philosophie n’est pas de moi. C’est le directeur des Éditions du Temps, qui avait déjà publié de moi quelques ouvrages à contenu universitaire, qui me l’a suggérée. Au départ, j’étais plutôt réticent : au sortir de La Totalité, j’avais hâte de me lancer dans une entreprise de réflexion pure, sans citations ni notes de bas de page. Mais je me suis rapidement aperçu que La Totalité contenait déjà une bonne partie du matériau utilisable pour un dictionnaire : à cet égard, elle a été une espèce de matrice conceptuelle.
Plus profondément, un dictionnaire est une façon de réaliser la totalité : historiquement, les grandes entreprises de ce type sont apparues à des époques où un monde nouveau s’ouvrait, et où le besoin de faire une manière de bilan du savoir s’imposait : que l’on songe à l’époque alexandrine, et au siècle des Lumières, en Europe, et aux vastes encyclopédies chinoises, qui sont l’expression intellectuelle de l’empire politique constitué. Notre modernité, marquée par la mondialisation, est propice aux entreprises récapitulatives qui savent synthétiser sans fermeture ni normes imposées ».
Mais rien au monde n’est assez juste pour remplir absolument une telle tâche. Et on se ruine à de folles entreprises, auxquelles il faut pourtant conférer toute leur place. Nous encourageons par conséquent tous les lecteurs potentiels à s’instruire dans cet ouvrage, qui est un moyen pertinent à saisir pour aborder toutes sortes de problèmes.
Des problèmes simples : le choix des termes, ou des expressions (« Chouette de minerve », « rasoir d’Occam », …), voire des noms de philosophes référés. Par conséquent aussi, des problèmes de repérage des termes absents (« alliance », « diable », …), celui des termes qui n’ont guère d’usage philosophique complexe (« nu », « médical », « caritatif », …), celui des définitions trop peu distinctes (« individualisation », « individuation »). À quoi s’ajoute l’amusement de voir l’auteur ne pas éviter, et tant mieux, des commentaires subreptices et rapides (« Étymologie » : et l’idéologie de la perte d’origine supposée, « Eurêka » et le mythe de la science géniale, etc.). Ou celui d’observer la définition réduite à une référence (« Eugénisme » [Galton], « Faustien » [Spengler]).
Des problèmes de références : qui citer ? Entendons, quels auteurs, et surtout convient-il de faire droit à des entrées par noms d’auteurs ?
Question : Pourquoi mêler des termes de langue et des noms de philosophes ?
Réponse de Ch. Godin : « Parce que les plus influents d’entre les philosophes ont suscité une nouvelle manière de penser, voire une nouvelle école (platonisme, aristotélisme, augustinisme, etc.). Mais un dictionnaire n’est pas une encyclopédie : il ne s’agit pas d’exposer le tableau d’ensemble de telle ou telle philosophie, la chose est évidemment impossible en moins d’une page. Il n’est en revanche pas impossible de définir une pensée, en gardant d’elle les traits les plus pertinents. La définition est la finalité propre à un dictionnaire, elle n’est pas une exposition, qui est la finalité propre à une encyclopédie. Ce dictionnaire de philosophie n’est pas un dictionnaire de la philosophie ».
Des problèmes plus complexes : même si l’auteur se réclame du propos de René Descartes appelant un unique architecte pour transmuer nos villes du Moyen Âge en villes modernes, l’époque est-elle encore aux œuvres solitaires ? Comment se rendre attentif, grâce au dictionnaire, au « bougé » de la langue plutôt qu’à des définitions essentielles ? N’est-il pas nécessaire, dans un dictionnaire de philosophie, de signaler l’histoire des termes qui est aussi la conséquence d’une histoire des polémiques philosophiques ?
Question : Comment le choix des termes retenus a-t-il été géré ?
Réponse de Ch. G. : « Ce dictionnaire comprend un nombre d’entrées (plus de 5000) plus grand qu’il n’est usuel de trouver dans les ouvrages de ce type. La première qualité d’un dictionnaire est son exhaustivité : un lecteur doit pouvoir y trouver ce qu’il cherche. Ainsi les vocabulaires particuliers aux philosophes y prennent place (l’acte et la puissance chez Aristote, le transcendantal chez Kant, l’en soi et le pour soi chez Hegel). Mais, contrairement à ce que l’on croit volontiers, les philosophes n’utilisent pas prioritairement un vocabulaire technique : les mots qu’ils emploient sont ceux de leur langue maternelle, mais ils véhiculent des sens qui ne sont pas ceux de l’opinion commune. Ainsi l’expression de “volonté de puissance” a un sens immédiat qui n’est pas exactement celui que Nietzsche lui donnait. Un dictionnaire doit pouvoir mentionner tout cela. C’est pourquoi, dans ce Dictionnaire, la plupart des mots ne sont pas “philosophiques”. Qu’est-ce qui, dès lors, a présidé à leur sélection ? D’une part, le fait qu’ils aient eu un usage philosophique (la nature chez Rousseau, la dissémination chez Derrida), d’autre part le fait qu’ils soient les porteurs d’une équivoque qui enclenche la pensée. Même si le terme “alliance” est porteur d’une considérable dimension de sens, il n’est pas équivoque : l’idée d’alliance, dans la Bible, n’est pas foncièrement différente de l’idée commune d’alliance, même si les deux termes ainsi liés sont tout autres ».
Supposons tout cela réglé, on ne se tirera pas encore d’affaire sans se pencher sur une interrogation intrinsèque à la philosophie et à son rapport à la langue. Tenter de définir les termes employés par les philosophes avec la langue usuelle signifie-t-il que la philosophie se réduise à la langue usuelle ? La philosophie n’a-t-elle pas pour tâche de rectifier l’opinion qui use et abuse des mots, s’obligeant à réfuter ceux qui se plaignent d’un autre usage de la langue, sous le couvert d’un discours sur le vocabulaire technique de la philosophie, pour mieux se dispenser de la pratiquer ? Faut-il renoncer à comprendre que les philosophes sont aussi des logothètes, par une nécessité de la pensée même, puisqu’il ne saurait être de son fait de légitimer le statu quo ?
Et pour finir une question :
Question : Peut-on considérer qu’un dictionnaire de philosophie est construit une fois pour toutes ?
Réponse de Ch. Godin : « Derrida a montré dans un texte célèbre [4] comment les dictionnaires et encyclopédies, qui prétendent réaliser une totalité exhaustive, fermée sur elle-même, sont littéralement déconstruits par la logique du supplément. Non seulement, le travail de l’interprétation est infini, mais le réel qui, on a un peu trop tendance à l’oublier chez les philosophes contemporains, constitue la matière première de la pensée, est en constante métamorphose. Un dictionnaire est une photographie ou un tableau. Un tableau ou une photographie ne peut pas être confondu avec un visage. En outre, davantage qu’un traité, un dictionnaire est un ouvrage qui fait signe vers l’interactivité : je serai heureux que l’on me signale les erreurs et les oublis. En fait, que ce soit en amont (un dictionnaire naît des précédents), ou en aval (il n’existe que par les lecteurs), le véritable auteur d’un dictionnaire est collectif, même si la rédaction est le fait d’un seul ».