© Bénédicte Tratnjek, entrée du quartier Petite Bosnie vue depuis le pont de Mitrovica, mars 2004.
[1] Petite Bosnie n’a pas fait exception, et s’est vidée de sa population serbe, qui s’est ainsi installée à quelques mètres seulement, dans le quartier serbe. Mais, aux lendemains de la guerre, le quartier reste atypique, d’une part du fait de sa situation en plein cœur du quartier serbe, d’autre part par la composition de sa population : Albanais et petites minorités vivent toujours ensemble dans ce quartier et entretiennent des relations de voisinage, créant par là une proximité inédite dans le reste du Kosovo, et ce même avant la guerre, où Albanais, Serbes et petites minorités vivaient côte à côte, mais non ensemble.
D’un territoire militaire à un territoire du quotidien.
Permanences de cette spécificité, et ce même dix ans après le déclenchement de la guerre du Kosovo le 24 mars 1999. Mais également des mutations profondes qui témoignent des recompositions spatiales, sociales et identitaires en cours dans l’ensemble de la ville de Mitrovica, et plus généralement du Kosovo. Ces mutations sont d’ailleurs nettement visibles sur les deux photographies. Une première « erreur » saute immédiatement aux yeux : la présence d’un bâtiment ultra-neuf. Loin d’être simplement anecdotique, ce bâtiment est le témoin de deux mutations majeures dans la ville de Mitrovica.
En premier lieu, le désengagement progressif de la Kfor. [2] L’ancien bâtiment, qui « trônait » à l’entrée de Petite Bosnie, et qui logeait avant la guerre différentes familles de toutes les communautés, avait ainsi été transformé en installation militaire, du fait de sa position stratégique et de sa hauteur. Aux abords du pont et à l’entrée du quartier, il permettait ainsi de protéger ces deux lieux sous tension. Par sa hauteur, il offrait un magnifique point de vue sur l’ensemble de l’Ibar, rivière cristallisant toutes les tensions entre les quartiers très majoritairement serbes au nord et albanais au sud. Géo-symbole du désengagement progressif de la Kfor et du retour des installations militaires étrangères (témoins d’une importante perte de souveraineté des acteurs syntagmatiques au Kosovo) aux acteurs locaux (municipalité ou population), la transformation de ce bâtiment témoigne des évolutions dans les territorialités de la communauté internationale au Kosovo. Toutes les installations militaires de la Kfor dans Petite Bosnie ont disparu du paysage. Par exemple les barrières et les barbelés qui marquaient l’importance de la dangerosité dans ce quartier peuplé de minorités, la précarité du processus de réconciliation, et témoignaient des logiques de distanciation et de peur qui « formataient » les pratiques spatiales selon l’appartenance communautaire. Ou encore les douches de campagne qui ont laissé place aujourd’hui à un amoncellement de gravats et un tas d’ordures.
Cette situation révèle par ailleurs l’un des problèmes persistants dans l’ensemble de la ville, et plus généralement du Kosovo, celui du dysfonctionnement chronique du ramassage des ordures et de l’habitude prise par les habitants de jeter leurs déchets sur des tas « improvisés ». Et, au-delà de l’analyse des deux photographies, on peut aborder les importants risques environnementaux qui planent sur la ville de Mitrovica. Ces déchets finissent, pour la plupart, par tomber dans la rivière Ibar, déjà fortement polluée du fait des nombreux rejets toxiques du complexe industrialo-minier dans son affluent la Sitnica. Si le complexe a été fermé par la communauté internationale au lendemain de la fin de la guerre (créant par là une véritable récession de l’emploi à Mitrovica et dans sa région) du fait de la pollution des eaux et de l’air (et donc de l’importance des risques sanitaires), ainsi que de la vétusté des installations (et donc de la prégnance d’un risque industriel majeur), l’eau n’est toujours pas potable dix ans plus tard, et les déchets industriels toxiques stockés dans des cuves à ciel ouvert continuent de se diffuser dans l’air. Les problèmes environnementaux sont le reflet d’un manque total d’infrastructures et de services publics, qui affecte tout particulièrement un quartier tel que Petite Bosnie, qui ne peut se définir comme approprié par une communauté, et donc ne peut être clairement financé ni par le gouvernement de Belgrade (qui apporte une aide aux quartiers serbes), ni par le gouvernement de Pristina.
Le bâtiment qui abritait les militaires français a été, lui, totalement rasé et laisse place aujourd’hui à un petit immeuble flambant neuf, investi par la Telekom Srbija (« Serbie Télécom »), qui domine nettement l’entrée de Petite Bosnie. Symbole du retour à une vie économique stabilisée ? L’impression est trompeuse, et il ne faut pas voir dans la multiplication de bâtiments ultra-neufs dans le centre de la ville des témoins d’un développement en cours ou d’une pacification durable entre les populations. Si les Serbes avaient « déserté » ce quartier aux lendemains de la guerre, ils représentent aujourd’hui environ la moitié de la population. [3] Mais il ne faut pas s’y tromper : ce retour des Serbes dans le quartier Petite Bosnie ne signifie en aucun cas une recherche d’un rapprochement intercommunautaire, ou même un apaisement significatif et durable des tensions au Kosovo. Au contraire, ce mouvement de populations serbes vers Petite Bosnie s’inscrit dans les logiques de réappropriation territoriale menées par les deux communautés serbe et albanaise, et traduit la poursuite de la lutte identitaire dans la ville de Mitrovica. Petite Bosnie est ainsi devenue un géo-symbole du rejet de « l’Autre », dans lequel plaques d’immatriculation, drapeaux et autres marqueurs de la différenciation et de la distanciation sont arborés afin de signifier l’appartenance du territoire à une communauté, ou du moins la lutte pour son appropriation. Le quartier reflète bien les stratégies résidentielles et le déploiement de marqueurs identitaires dans l’espace public à l’œuvre dans l’ensemble de la ville de Mitrovica.
L’épicentre des tensions à Mitrovica.
Alors que l’on fêtera en juin 2009 le dixième anniversaire de la fin de la Guerre du Kosovo, de nombreuses tensions perdurent entre les deux communautés majoritaires. Une autre permanence notable, et non sans conséquences dans le processus de pacification : une économie dévastée, un taux de chômage record, estimé à 80% dans la ville de Mitrovica (bien que ce chiffre cache une importante économie informelle et/ou criminelle), une jeunesse en mal d’une éducation efficace, une oisiveté pour une grande majorité des habitants (beaucoup de ceux qui possèdent un emploi ne travaillent en réalité que quelques heures par jour), un mal-développement profond (les aides matérielles et financières ne proviennent que de l’extérieur : communauté internationale, ong, pays ou groupes « alliés » de l’une des communautés, etc.). De nombreux bâtiments ultra-neufs s’érigent dans le centre de Mitrovica, aux abords du pont : s’il ne s’agit pas d’un signe de la relance économique de la ville, leur importance n’en est pas moins grande pour les habitants. Ainsi, ces bâtiments se dressent ainsi comme des symboles face à « l’Autre », le pont séparant les deux quartiers-territoires appropriés. Les dynamiques de peuplement en cours tendent à nuancer cette dualité stricte : l’objectif est à la fois de protéger son quartier et de s’approprier celui de « l’Autre ». Dans Petite Bosnie, le bâtiment de la Telekom Srbija est le témoin de cette « compétition » des symboles : les immeubles ultra-neufs permettent ainsi de démontrer sa « puissance » à « l’Autre », pour lui faire savoir que la ville est « acquise », ou tout du moins en voie de l’être.
La confrontation des photographies de mars 2004 et mars 2009 cache des stigmates profonds, qu’une analyse rapide ne relèverait pas. En réalité, l’économie de Mitrovica est sous perfusion, et ses bâtiments flambant neufs cachent une situation désastreuse, véritable blocage dans le processus de (ré)conciliation. D’ailleurs, la question se pose : faut-il parler de réconciliation ou de conciliation ?Plus précisément, la question est rarement posée dans ces termes : tous les accords de paix et les négociations diplomatiques se sont accordés sur le terme de « réconciliation », plaquant souvent le « modèle » de la Guerre de Bosnie-Herzégovine comme une grille de lecture pour l’ensemble des violences en ex-Yougoslavie. Pourtant, le paysage socioculturel du Kosovo, les enjeux et les acteurs de la guerre étaient fortement différenciés, et les logiques de l’après-guerre sont difficilement comparables quant à l’entente des populations. À l’exception du quartier Petite Bosnie, l’entente entre les communautés se maintenait, avant la guerre, dans une mise à distance volontaire : pas de mariage mixte (à l’exception de quelques cas parmi les petites minorités), pas d’équipes de travail mixtes, pas d’espaces de rencontre communs. Aujourd’hui, on pourrait croire que, le Kosovo ayant disparu en très grande partie de l’actualité médiatique, les tensions ont diminué, et que le temps permet à la fois l’apaisement et le retour à une économie « saine ». Néanmoins, les transformations socio-spatiales du quartier Petite Bosnie montrent bien comment lutte territoriale et lutte identitaire sont aujourd’hui encore à l’œuvre dans la ville de Mitrovica, véritable foyer de tension du Kosovo actuel.
Dans le jeu des « sept erreurs », la plus grande serait certainement de croire que l’arrivée dans le paysage d’un bâtiment flambant neuf marque le retour à la sérénité (économique, mais aussi politique et culturelle) dans la ville de Mitrovica. De même, l’apparente tranquillité lorsque l’on se balade à Petite Bosnie est trompeuse. Certes, les coups de feu que l’on entendait quotidiennement dans la ville de Mitrovica ont cessé : avant les violences de mars 2004, ces coups de feu, tirés dans les airs, étaient utilisés pour signaler une fête auquel « l’Autre » n’était pas convié, pour le menacer de rester sur « sa » rive, ou tout simplement pour tromper la vigilance des militaires français en charge de la sécurisation de la ville, qui avaient ainsi beaucoup de mal à distinguer ces bruits quotidiens d’une vraie fusillade. Mais ce « silence » des armes cache en réalité un foyer de luttes identitaires qui continuent de transformer le paysage socioculturel de Mitrovica. « Bosnjacka Mahala, épicentre des tensions à Mitrovica ». [4]
Abstract
Bibliography
Bénédicte Tratnjek, « Le nettoyage ethnique à Mitrovica. Interprétation géographique d’une double migration forcée » in Bulletin de l’Association des géographes français, vol. 83, n°4, décembre 2006, pp. 433-447.
Notes
[1] Pour comprendre les logiques de déplacement et les impacts des nettoyages ethniques dans la ville de Mitrovica, voir Tratnjek, 2006.
[2] La Kfor est la Kosovo Force, une coalition militaire internationale, sous l’égide de l’Otan, instituée par la résolution 1244, qui a mis fin à la guerre du Kosovo en juin 1999. La région nord du Kosovo, dans laquelle se situe Mitrovica, est placée sous la responsabilité des militaires français.
[3] Il est difficile de donner un chiffre précis sur la répartition actuelle de la population dans ce quartier. Néanmoins, cette estimation s’appuie sur une recherche empirique menée à partir de la langue utilisée par les habitants (serbe ou albanais, ou une autre langue pour les petites minorités, qui parlent néanmoins souvent le serbe, utilisé au moins comme langue de communication). Le simple « bonjour » (« dober dan » en serbe ou « miredita » en albanais) est donc un marqueur fort d’une appartenance ethnique. Cette estimation a été recoupée avec un autre marqueur identitaire, celui que représentent les plaques d’immatriculation dans la ville de Mitrovica : si l’Onu a imposé fin 1999 la plaque d’immatriculation dite « Ks » (trois chiffres, Ks, trois chiffres) sur l’ensemble du territoire du Kosovo, les Serbes ont toujours refusé ce changement, à la fois pour des raisons de sécurité dans leurs déplacements en Serbie centrale, et de plus en plus pour la forte symbolique que leur confère le maintien de la plaque d’immatriculation selon la numérotation serbe. Leurs voitures sont ainsi dotées d’une plaque d’immatriculation « made in Serbia » (drapeau de la Serbie, deux chiffres, trois chiffres) ou ne possèdent aucune plaque.
[4] Il est ici fait référence à un article paru dans le journal Osservatorio sui Balcani du 31 janvier 2009 et traduit par Mandi Gueguen pour le Courrier des Balkans (2 février 2009).
Authors
Bénédicte Tratnjek
Doctorante à l’Université Paris-Sorbonne et au laboratoire Espace, nature et culture (Enec), boursière du Ministère de la défense (Dga-Cnrs), rattachée au Centre de sciences sociales de la Défense (C2sd), elle poursuit une thèse sur l’efficacité géographique de la guerre et les recompositions territoriales en cours dans la guerre et dans l’après-guerre, à la recherche d’une grille de lecture entre spécificités locales et invariants, à travers des études empiriques menées à Abidjan (Côte-d’Ivoire), Beyrouth (Liban) et Mitrovica (Kosovo).