Fruit d’une thèse soutenue en 2008 à l’Université de Genève, le travail de Mathieu Petite s’est élaboré au moment où s’énonçaient des questionnements fondateurs concernant le domaine de la géographie culturelle. Le « tournant culturel » post-positiviste et post-structuraliste qui affecte peu ou prou toutes les disciplines des sciences humaines et sociales, a incité à accorder une importance croissante à l’univers des représentations, des imaginaires, des discours, des systèmes de signes… La discipline géographique s’est retrouvée, sensiblement au même moment que les historiens du culturel (Burke, 2004), dans une démarche réflexive similaire, s’interrogeant sur la ou les manières de définir un nouveau champ, ou du moins un renouvellement des approches méthodologiques (Claval, Staszak, 2008).
À partir de quatre cas d’étude, Mathieu Petite s’intéresse aux modalités discursives d’aménagement de territoires montagnards. Le souci de convoquer les travaux des sociologues, ethnologues, philosophes et linguistes dans la construction de l’armature conceptuelle et théorique de sa recherche l’inscrit dans cette géographie qui a renouvelé ses méthodes par une ouverture pluridisciplinaire. Le choix du terrain d’enquête est également significatif : depuis une quinzaine d’années, le projet de territoire fait consensus en tant qu’observatoire des interactions entre la strate du discours, et l’action locale dans sa dimension pratique (Lajarge, 2000).
Mathieu Petite a construit son objet d’étude à partir de cas d’études sur le terrain, menées lors de missions entreprises auprès d’acteurs locaux. Il s’agit de projets de territoire motivés par des ambitions culturelles, touristiques ou environnementales, que l’auteur estime particulièrement représentatifs d’une tendance de fond touchant particulièrement les Alpes occidentales. La question de l’identité alpine tient lieu de ciment à la construction de l’ouvrage, qui se propose d’en démonter les ressorts de la fabrication et de la mise en scène, à partir d’objets porteurs de symboliques fortes. Le choix du plan reflète cette volonté de recréer une unité à la recherche, avec une réflexion sur les concepts utilisés dans l’élaboration de l’armature méthodologique, puis la présentation du « terrain », et des conclusions pouvant en être tirées. Chaque cas d’étude est présenté avec un souci de concision qui prime sur l’exhaustivité. Au niveau de la présentation formelle, seule une carte de localisation générale est proposée (p. 107) ; pour chaque projet, des cartes de localisation plus précises auraient été appréciables.
Du projet au territoire : analyse de discours.
L’auteur s’est engagé dans une démarche résolument qualitative, devant permettre d’appréhender les interactions entre représentations, pratiques sociales et espace physique. L’accent est donc mis sur les mots : extraits de littérature grise, textes officiels, professions de foi, coupures de presse, fragments d’entretiens menés avec des acteurs-clés… Ce corpus est soumis aux méthodes de l’analyse de discours, énoncées dans la deuxième partie de l’ouvrage. L’objectif est de mettre en évidence les ressorts profonds des projets étudiés, en prenant en compte la « part d’imaginaire, d’émotions ou de symbolique » qu’elles génèrent (p. 1).
Prolongeant des réflexions engagées par les sociologues et anthropologues sur la culture matérielle, l’auteur interroge des projets de territoire mobilisant des éléments matériels très concrets : une passerelle bhoutanaise, des équipements de sport d’hiver obsolètes, des prairies sèches d’altitude et divers objets patrimoniaux (chalets d’alpage, éléments des systèmes d’irrigation). Ces objets sont « actants », comme disent les sociologues, en tant qu’ils cristallisent des représentations, produisent du discours, et génèrent des prises de position, éventuellement des résistances. Ils ont un impact mesurable sur l’évolution des territoires concernés, dans la mesure où ils engendrent de nouvelles dynamiques, par rapport auxquelles se positionnent ou se repositionnent les acteurs sociaux (pp. 51-69).
L’étude adopte une échelle d’observation fine, celle de la commune ou des structures intercommunales : le parc naturel régional de Pfyn-Finges en Suisse, valorisé par l’installation de la passerelle bhoutanaise ; la commune de Vallorcine en France, à travers l’entreprise de promotion de l’héritage culturel méconnu des montagnards Walser du Moyen Âge ; les plateaux d’altitude de la commune de Saint-Martin en Valais, concernés par un projet de réhabilitation économique ; deux friches touristiques enfin, les téléskis du col du Frêne (Bauges) et la télécabine du pic Chaussy (Alpes vaudoises). Si la mise en œuvre de ces projets s’effectue au niveau local, l’initiative revient à des structures fédératives promouvant des collaborations transnationales, qui contribuent à une mise en réseau des petits territoires concernés à l’échelle alpine, européenne, voire mondiale (pp. 87-92).
En dépit de leur apparente diversité, les projets sélectionnés par l’auteur sont étroitement liés par leur identité montagnarde, cette « alpinité » systématiquement convoquée dans leur genèse, leur discussion puis leur mise en œuvre et leur réception. Depuis une vingtaine d’années semble s’être établi un consensus sur le contenu d’une identité « alpine », qui serait un concentré des identités montagnardes à l’échelle planétaire. Cette construction identitaire mobilise de très anciennes représentations de la montagne, fondées sur le déterminisme géographique. Pour expliquer la marginalisation de l’espace montagnard sont évoquées les contraintes géographiques qui rendraient plus difficile qu’ailleurs le maintien des activités économiques. La spécificité proclamée du milieu de montagne engendre en outre une double idéalisation : d’une part, une idéalisation de la richesse faunistique et floristique, justifiant que ce milieu, plus qu’un autre, mérite des mesures de protection particulières ; d’autre part, une idéalisation de la civilisation paysanne attirant l’attention sur la dimension patrimoniale : culture, savoir-faire, témoignages architecturaux (pp. 96-98).
L’alpinité comme levier de l’action publique.
Le point commun des projets étudiés, et ce qui fait en partie leur intérêt, est de permettre de comprendre comment on « fabrique de l’alpin » à l’échelle locale : dans quel contexte, à partir de quoi, et comment se construisent ces « identités alpines en chantier », en puisant dans le vaste réservoir des imaginaires associés à la montagne (pp. 94-95). Dans le cadre des actions collectives, maîtriser la rhétorique identitaire apparaît comme un savoir-faire indispensable, pour obtenir les subventions nationales ou européennes nécessaires à la budgétisation des projets. Cette nécessaire instrumentalisation de l’identité alpine est à rattacher à un contexte socio-économique spécifique. Du fait de l’organisation spatiale induite par les logiques économiques, relayées dans une certaine mesure par les économies d’échelles ambitionnées par les États (avec les conséquences que l’on sait sur les services publics), les montagnes en viennent à être considérées comme des espaces périphériques (pp. 2-3). De manière compensatoire, elles seraient vouées à devenir des réserves environnementales ou des conservatoires du patrimoine. D’un autre côté, les pouvoirs locaux se mobilisent activement pour résister à cette marginalisation ; les projets de territoire constituent une nouvelle manière de concevoir les politiques publiques, en faisant intervenir des acteurs nombreux et très divers. Environnement, culture et tourisme sont les trois piliers de ces politiques. Il s’agit de maintenir l’existence de cadres de vie et de repères identitaires destinés à retenir les populations sur place, tout en orchestrant la promotion d’un tourisme durable, porteur de développement économique, mais respectueux d’une richesse environnementale préservée. Le travail de Mathieu Petite permet d’entrer dans les rouages rhétoriques et de saisir les enjeux économiques et politiques des discours identitaires générés par les projets de territoire. On peut cependant regretter que les questions relatives aux réceptions de ces discours soient restées en suspens ; la transition entre identités prescrites et identités vécues aurait mérité d’être davantage intégrée à l’économie de l’ouvrage.
Une identité alpine en perpétuelle construction.
Cette étude se positionne sur le terrain des identités, champ classique d’investigation dans les sciences humaines et sociales, que l’influence des théories constructivistes a largement contribué à renouveler. L’approche essentialiste consistant à identifier et à catégoriser des types de collectifs a été délaissée (Dubar, 2000). L’accent est mis sur les processus et sur les modalités de construction des identités, qui ont particulièrement retenu l’attention des sociologues et anthropologues depuis les années 1970. Mathieu Petite consacre la première partie de l’ouvrage à une mise en perspective théorique à partir de concepts empruntés à ces disciplines, à l’issue de laquelle l’identité est définie, de manière imagée, comme un « bricolage » combinant une sélection d’éléments, à visée performative (p. 20). Ces identités sont perpétuellement négociées, dans le cadre d’actions spatiales, qui font intervenir des projets, des politiques, et des acteurs sociaux.
La méthode adoptée recourt à un dialogue interdisciplinaire fécond, susceptible de se nouer entre les disciplines des sciences humaines et sociales autour de la question des identités. Dans le deuxième chapitre de la première partie, l’auteur revient sur les travaux d’historiens et de géographes ayant mis en lumière le caractère très plastique de cette identité montagnarde présumée, qui fait consensus dans les discours relatifs à l’action publique (pp. 42-48). L’adéquation supposée entre un milieu naturel donné (la montagne) et les caractéristiques sociales, psychologiques et morales de ses habitants (les montagnards) procède d’une construction savante initiée durant la seconde moitié du 18e siècle, désormais bien connue. C’est au Siècle des Lumières qu’émerge une véritable curiosité ethnographique cherchant à établir des correspondances entre le milieu naturel et les pratiques sociales (Burguière, 2000), en même temps que les philosophes et les naturalistes « découvrent » la montagne et contribuent à la promotion d’espaces jugés jusque-là répulsifs (Mathieu et Boscani-Leoni, 2005). Les habitants de ces régions revendiquent plutôt des appartenances locales, et se tiennent à l’écart d’un processus d’identification qui procède d’une démarche de production et d’organisation de savoirs favorisant la compréhension du monde (Broc, 1969). À partir du 19e siècle, le « montagnard » est devenu une catégorie sociale pleinement opérationnelle dans les représentations collectives : l’essor du tourisme a contribué à en perpétuer un certain nombre de stéréotypes, repris et diffusés par la presse et par la littérature destinée au grand public, et instrumentalisés par les États-nations, comme la Suisse qui l’érige en modèle national de vertus citoyennes (Walter, 2005). La réappropriation de cette identité par les populations concernées est plus tardive, et correspond à l’émergence de revendications concernant la mise en œuvre, au 20e siècle, de politiques publiques spécifiques en direction des espaces de montagne. À partir des années 1990, alors que les recherches sur l’identité connaissent une véritable explosion dans les sciences sociales, les Alpes font figure de laboratoire pour l’analyse des modalités d’autodésignation des populations locales, et de la mobilisation d’une identité montagnarde destinée à appuyer des revendications politiques et sociales (Boëtsch et al., 2003).
Au tournant des années 2000, la promotion d’un tourisme dit « doux » ou « durable » s’accompagne d’une production de discours qui réactualisent, sous de nouvelles formes, des éléments de l’ancien mythe alpin, notamment à travers la description idéalisée de la vie au village, fondée sur la tradition et le respect de la nature (p. 45). Pour les géographes, il s’agit de comprendre les dynamiques internes et les évolutions actuelles de ce processus, en étudiant les montagnes comme des constructions culturelles, permettant la mise en perspective des rapports entre identité et territorialité (Debarbieux, 2001). La thèse de Mathieu Petite intègre un nouveau paramètre : l’émergence de la question environnementale, qui a contribué à complexifier encore davantage les rapports entre identité et territoire. S’est ajouté aux référents discursifs définissant l’identité montagnarde un « registre bio-physique de la territorialité » (Debarbieux, 2008, p. 112), qui contribue à construire un imaginaire environnemental revendiquant la spécificité des milieux naturels de montagne. Les régions de montagne du monde entier font en effet l’objet d’une attention toute particulière, dans des perspectives de préservation des milieux naturels et de développement durable, défendues entre autres par des formes de lobbying associatif. Les populations concernées adoptent des positionnements variables, allant de l’indifférence à la volonté d’utiliser le cadre d’une identité collective redéfinie à l’échelle mondiale comme un levier d’action politique, propice à la défense de leurs intérêts.
Dans cet ouvrage, malgré ce que peut laisser entendre la présentation méthodologique (pp. 20-23), il n’est finalement que très peu question de la manière dont les populations concernées réagissent aux « injonctions territoriales » (p. 28) véhiculées par les discours des acteurs de l’action publique. En effet, en raison de la nature même du matériau de l’enquête, la question des identités reste essentiellement traitée sous l’angle de leur production, à partir des discours des porteurs de projets, c’est à dire des groupes ou des institutions qui « tentent de territorialiser les populations qu’ils prétendent représenter par l’entremise des projets et des objets qu’ils mettent en œuvre » (p. 28). Ce choix conduit l’auteur à passer rapidement sur les réceptions différenciées de ces discours à l’échelle locale, alors que l’on attendait des développements plus consistants à propos des recompositions identitaires dans le contexte de patrimonialisation des Alpes. Certes, le cas de la passerelle bouthanaise permet d’aborder les problématiques de rejet, de résistance et d’entrée en conflit (pp. 211-220). En revanche, les phénomènes d’adhésion, ou de bricolage identitaire individuel ne sont évoqués qu’à travers l’analyse d’entretiens individuels, mobilisés par l’auteur dans le but d’isoler les éléments du discours qui ont suscité l’adhésion du public. Cependant, dans la mesure où ces entretiens sont menés avec des personnes impliquées dans les projets, la généralisation de leur positionnement n’est pas sans poser problème (p. 142, pp. 274-275 et pp. 340-344).
Parmi les perspectives ouvertes par cet ouvrage, il faut citer le décloisonnement des questions montagnardes, qui ont quitté la sphère localiste pour désormais être envisagées à l’échelle du globe, ainsi que la nécessaire prise en compte de la question environnementale comme moteur de transformation des sociétés. L’approche géographique de la question des constructions identitaires présente l’intérêt majeur de combiner plusieurs échelles d’analyse. Les projets de territoire examinés par Mathieu Petite témoignent d’une volonté certaine de la part des organismes porteurs de réfléchir à la dimension fédératrice de la montagne à l’échelle continentale, voire intercontinentale. Ces résultats invitent à approfondir cette question de la mondialisation d’identités hybrides, comme cette identité « alpine » qui agrège des représentations que l’imaginaire collectif associe à d’autres populations montagnardes du globe (himalayennes, andines…), dans le cadre de la promotion d’un dialogue consensuel entre « civilisations ». Un autre point fort de cette étude est de mettre en lumière l’omniprésence du motif de la protection de l’environnement, et de montrer la réactivation des références à la nature dans la construction de ce que l’on appelle aujourd’hui l’identité alpine. Les historiens environnementalistes qui réfléchissent sur les usages sociaux des références à la nature et à l’environnement trouveront ici une invitation à poursuivre le dialogue interdisciplinaire.
Mathieu Petite, Identités en chantiers dans les Alpes. Des projets qui mobilisent objets, territoires et réseaux, Berne, Peter Lang, 2011.