L’ouvrage de François Dosse : Gilles Deleuze Félix Guattari, biographie croisée se présente comme une biographie savante et documentée de deux personnes. Gilles Deleuze et Félix Guattari ne s’étaient jamais rencontrés avant 1968. Ils sont devenus un couple indissolublement confondu (en apparence) depuis la parution de L’Anti Œdipe (1972) jusqu’à celle de Qu’est-ce que la Philosophie ? (1991). À partir de ce moment, une moitié du couple a petit à petit été oubliée par la machine désirante qui contrôle la médiatisation philosophique au point que Gilles Deleuze, seul et un peu adulé de surcroît, est devenu peu à peu le porteur unique d’une nouvelle façon de penser. Aujourd’hui il existe des pensées deleuziennes, des études deleuziennes et, en comparaison, pas grand chose de guattaresque.
Le projet de François Dosse à leur propos est celui d’un philosophe : comment s’organise, comment s’agence… la pensée philosophique d’un couple aussi improbable que celui que constitue un philosophe très classiquement formé et un psychanalyste assez marginalement orthodoxe ?
Pour répondre à cette interrogation F. Dosse commence par raconter l’histoire de deux jeunesses, celle de Guattari d’abord, en une centaine de pages, celle de Deleuze ensuite avec un nombre de pages égal. Ces deux « débuts de vie » sont totalement différents. Guattari est un chef de bande, un actif organisateur de groupes, de structures, un militant ouvert à toutes sortes de rencontres avec les milieux ouvriers, associatifs, médicaux… Il organise méthodiquement le fonctionnement d’une institution médicale hors norme, la clinique de La Borde où les patients sont responsabilisés et les personnels politisés. Il travaille beaucoup avec Lacan, mais propose (pour s’opposer à Althusser et à sa vision de l’histoire comme procès sans sujet) une notion de sujet « schizé » ou partagé entre une dimension concrète expérimentale et une dimension inconsciente. À l’opposé, Deleuze est un intellectuel distancié, suivant un parcours classique (classes préparatoires, agrégation, doctorat) et recherchant la reconnaissance universitaire avec des livres publiés chez de prestigieux éditeurs. Il ne milite pas. Il réalise deux études qui font date sur Hume et sur Nietzsche. Il prépare son doctorat qu’il aurait dû soutenir en 1968 et qu’un grave problème de santé repousse à 1969. Une partie originale de sa pensée, exprimée dans Logique du sens est que la signification n’est pas donnée par une transcendance (même dialectique), n’est pas davantage issue d’une profondeur (même psychanalytique). Elle tient toute dans la surface, dans une immanence radicale.
La rencontre entre Deleuze et Guattari (en 1969) est d’abord un événement : elle survient au hasard et elle fait se confronter la pensée du sens comme surface et celle du sujet comme schizé. C’est presque un couple surréaliste. Mais aussitôt les deux hommes comprennent que leurs réflexions antérieures sont les deux faces d’un seul concept, celui de schizo-analyse. Le sens est dans l’énonciation de l’événement, pas dans sa constitution historique, pas dans son dévoilement analytique. L’idée fondamentale est que le désir n’est ni une infrastructure historique (vision marxiste) ni un manque profond (vision lacanienne) mais un processus présent et créateur. C’est un flux et il faut penser le politique comme une machine à domestiquer les flux.
Si l’on est un peu familier avec cette pensée, il est tout de suite évident que le couple Deleuze Guattari revendique de n’être surtout pas une réponse circonstanciée à des événements politiques et qu’il refuse tout autant d’être une réunion multi disciplinaire de savants travaillant ensemble sur une problématique novatrice. Ni pensée réactive, ni pensée consensuelle. Deleuze et Guattari sont, lorsqu’ils écrivent ensemble, un « agencement collectif d’énonciation », c’est-à-dire un concept philosophique nouveau, un événement de fabrication de concepts. Fabriquer c’est énoncer d’abord, convaincre ensuite, démontrer bien sûr, mais ce n’est jamais se justifier. En bon spinoziste, Deleuze explique qu’un concept n’est ni une démonstration scientifique, ni une perception esthétique, c’est un événement, un surgissement qui est vrai parce qu’il serait absurde de tenter de penser qu’il est faux. Le concept deleuzien de devenir ne rend pas faux le concept kantien de temps comme « a priori ». Un concept ne tue pas l’autre. Il est vrai à la place de l’autre, et ne s’occupe pas de la catégorie métaphysique de vérité. L’espace fait co-exister là où la succession faisait hiérarchie.
Ceci est (cependant) une bonne façon de tuer la dialectique, hégélienne ou marxiste. C’est surtout une intelligente approche pour distinguer le temps historique des événements du devenir conceptuel des idées. Il en résulte que le travail conceptuel de Guattari et Deleuze n’est pas (selon eux) totalement lisible selon des critères « historiques » de compréhension. Il doit plutôt (toujours selon eux) être appréhendé par l’écriture qui manifeste, dans ses hésitations temporelles, le fait que le développement d’agencement d’idées n’est pas réductible à une suite chronologique d’événements.
Le livre de François Dosse n’est donc pas très strictement chronologique. Dans l’ensemble il commence avec des naissances (celle de Félix Guattari en 1930 et celle de Gilles Deleuze en 1928), il signale des événements (Deleuze loupe l’Ens, réussit l’Agrégation ; Guattari se marie, divorce, se remarie et déprime) et se termine avec un décès (1992) et un suicide (1995). Le livre a même une introduction et une conclusion. Mais dans le détail, le livre se soucie très peu de chronologie. Il fonctionne par thèmes, le plus souvent entremêlés.
Il se trouve que Deleuze et Guattari étaient deux travailleurs, au sens classiquement universitaire du terme. Ils abordent donc une idée, il la travaillent, puis passent à la suivante. Il arrive qu’ils pensent deux choses à la fois. Il arrive qu’ils écoutent leur environnement, il arrive qu’ils le discréditent avec brio et brièveté (les nouveaux philosophes avec leurs concepts « gros comme des dents creuses »). Il se peut donc que le développement de leurs idées soit chronologique ou ne le soit pas. Peu importe. Ce qui est important est de parvenir à comprendre comment ils pensent ensemble.
Le livre de François Dosse parle très bien de cet agencement collectif d’énonciation. Il a l’intelligence de travailler selon deux angles d’attaque. Le premier est l’analyse des textes. Il consacre certains chapitres à l’étude de la fabrication d’un ouvrage, L’Anti-Oedipe bien sûr, mais aussi Mille Plateaux et Qu’est ce que la philosophie ? Ces analyses de textes sont brillantes et F. Dosse est un commentateur avisé, critique et clair. On pourrait ne lire son livre que pour ces pages-là, qui ont un côté exemplaire. Les commentaires sur ces ouvrages sont parfois aussi complexes que les textes commentés. Ici l’écriture de Dosse est limpide et sa pensée pédagogique. Le second angle est l’analyse des conflits ou des ruptures. De nombreuses pages sont consacrées à la progressive rupture entre Lacan (qui se serait conduit comme une diva !) et Deleuze. D’autres traitent de la rupture, plus radicale qu’elle ne paraît, entre Foucault et Deleuze. D’autres encore parlent des conflits entre Deleuze et Badiou. Il faut signaler que si l’on suit F. Dosse, ni Lacan ni Badiou n’en sortent grandis. Il se pourrait qu’ils méritent d’être mieux défendus. Le travail le plus intéressant est probablement celui qui détaille, par passages disséminés dans différents chapitres, la relation entre Foucault et Deleuze. Leur proximité était grande. Foucault avait applaudi l’Anti-Œdipe. En plusieurs occasions, ils ont milité ensemble et été chargés ensemble par la police. Mais pour Deleuze et Guattari, la pensée de Foucault évolue trop vers des formes curieuses de subjectivisation qui sont mal compatibles avec une conception du désir comme un flux. L’usage de soi que Foucault étudie au début des années 1970 risque de réintroduire une notion de pratique juste, de vérité, que Deleuze et Guattari ne peuvent guère accepter. Les relations se distendent, mais jamais n’apparaîtra de conflit. Lorsque Deleuze écrit un ouvrage sur Foucault en 1986, il ne l’a plus vu depuis 1977. Il y a donc un double croisement : Deleuze-Guattari d’un coté, Deleuze-Foucault de l’autre. Il n’est guère possible de comprendre la construction de l’agencement D+G sans mettre en perspective la disjonction Deleuze-Foucault.
Le travail de F. Dosse prend, dans ces passages-là, une nouvelle dimension. D’un point de vue universitaire, ce n’est ni un livre d’histoire, ni un livre de philosophie, c’est une sorte de méditation sur l’évolution d’une pensée instable, celle de D et G. C’est presque une filature, puisque Dosse traque les étapes de l’évolution, les incidents du parcours et qu’il ne les connaît pas tous. En fait Dosse écrit un roman policier avec deux coupables dont il faut reconstituer l’itinéraire intellectuel. Le crime, c’est d’avoir créé une pensée nouvelle, révolutionnaire qui devient pensée à la mode. La victime, c’est le sérieux universitaire. Pour rendre compte de cet événement philosophique, F. Dosse invente une forme littéraire nouvelle, le polar conceptuel, et il est très probable qu’il a raison parce qu’il a affaire à un phénomène unique, nouveau et encore impensé.
Un jour, peut-être, un historien traitera plus classiquement des vies de Deleuze et Guattari. Il en fera un récit plus « objectif ». Il n’est pas certain qu’il rendra leur aventure intellectuelle croisée plus claire. F. Dosse a simplement intitulé biographie, ce qui est en réalité une œuvre littéraire. Mais que les lecteurs futurs se rassurent : il y a un index hyper précis, une bibliographie exhaustive très récente, des notes, des témoignages, bref, tout ce qui fait un ouvrage universitaire reconnu sérieux. On peut aussi lire ce livre comme une simple biographie et en ressortir plus instruit.
François Dosse, Gilles Deleuze Félix Guattari biographie croisée, Paris, La Découverte, 2007, 643 pages.