L’unanimisme républicain, largement affiché de nos jours, ne cache-t-il pas de profondes divergences et probablement même des conceptions politiques incompatibles ? Sans doute. C’est probablement ce pourquoi il était urgent de proposer au public un Dictionnaire critique de la République susceptible de rappeler plusieurs choses. Certes, « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » (article 2 de la Constitution française du 4 octobre 1958). Mais la référence à ce qu’on appelle désormais le « modèle républicain » n’est sans doute pas à confondre avec la République. Au demeurant, les trois expressions : modèle républicain, République et républicanisme ne recouvrent pas exactement les mêmes choses, ni du point de vue politique, ni d’ailleurs du point de vue philosophique, si l’on consulte les philosophes républicains modernes les plus célèbres (Charles Renouvier et Auguste Comte, auxquels les républicains ajoutent souvent Condorcet et Léon Bourgeois).
Ce Dictionnaire établit d’abord avec clarté que l’origine de la notion de République n’est pas grecque, même si quelques-uns s’en servent pour traduire le terme « politeia » qu’on trouve chez Platon et chez Aristote. La traduction de « politeia » par République est une invention de Cicéron, qui dans son De republica, voulait reprendre l’ambition platonicienne de définir les contours d’une cité juste, mais sur des bases romaines. Cela dit, même le latin « res publica » n’équivaut pas à notre moderne conception de la République.
Simultanément, ce Dictionnaire ne décline pas la République à partir des seules références françaises : il sait également pratiquer le détour par l’Allemagne et les États-Unis. Du moins rappelle-t-il « que la France est une des plus vieilles Républiques du monde, qu’à la veille de la guerre de 1914 elle était (mis à part la Suisse et le Portugal depuis peu) la seule République existante en Europe… En ce début du 21e siècle, la République est le régime de la France sans discontinuer depuis cent trente-deux ans et depuis plus de deux siècles, avec ― il est vrai ― des interruptions. La France était déjà une République alors qu’un régime républicain était inimaginable dans une grande partie de l’Europe, sauf pour des minorités » (p. 78).
Ces deux choses soulignées, il est possible de revenir à la question qui ouvre l’ouvrage : Qu’en est-il donc de la République moderne, dans le monde ? Une centaine d’auteurs, sous la direction de Vincent Duclert et de Christophe Prochasson, nous l’expliquent dans ce Dictionnaire, qui n’est pas exactement présenté comme un dictionnaire, au sens littéral : par ordre alphabétique de notions. Les notions sont distribuées en sept sections, dont voici la teneur :
Partie 1 : Elle examine les fondements intellectuels, philosophiques, idéologiques qui définissent la République.
Partie 2 : Elle présente les principales déclinaisons de la République selon les conceptions ou les expériences politiques, religieuses, culturelles et sociales qui ont jalonné l’histoire de la France contemporaine.
Partie 3 : Elle aborde les lieux et les chronologies dans lesquels se construit la République et se réalise le rapport que chacun entretient avec elle.
Partie 4 : Elle envisage la République comme un système de gouvernement de la cité et d’organisation de la société.
Partie 5 : Elle rappelle que la République a choisi d’exister à travers une culture qui lui est propre et qui la représente en tout temps et en tout lieu, même si les systèmes d’appropriation ont pu donner naissance à des lectures parfois rivales.
Partie 6 : Elle interroge les attitudes publiques et privées, individuelles et collectives qui expriment la République et fait de celle-ci une expérience humaine.
Et l’épilogue évoque quelques figures centrales des Républiques : Arago, Barbès, Combes, Condorcet, Dreyfus, Ferry, Hugo, Mendès-France, Moulin, Sand, Zay, Zola.
Synthétisons les éléments essentiels des débats critiques engagés. La République, comme le montrent les auteurs, est une idée et un idéal, une philosophie et un projet (p. 210). Voilà qui évite de laisser croire que l’ouvrage va se concentrer sur le passé et se contenter de raconter des choses établies. Au moment où on discute dans certains milieux du changement nécessaire ou non de République, les auteurs se gardent bien de toute nostalgie. Ils refusent la réécriture trop facile du passé. Et enfin, nous mettent en garde contre le soi-disant « modèle républicain » constitué en référence intangible, et dont les éléments sont prétendument puisés dans la iiie République.
Ce modèle républicain constitue d’ailleurs une sorte d’unanimisme religieux à l’égard de la République, au point qu’elle y est moins considérée comme un régime politique que comme une valeur. Et comme un héritage. Un héritage d’ailleurs d’un modèle de citoyenneté stato-nationale. Le modèle républicain réaffirme les vertus de la civilité et du civisme républicain, sur un mode à la fois éducatif (sanctuarisation de l’école), moralisant (le mérite républicain), et sécuritaire (répression des incivilités). Il tient du registre performatif et rhétorique. Il veut la restauration des symboliques de la citoyenneté, centrées sur l’apprentissage et le respect des normes de la vie commune et sur l’invocation des valeurs de l’universalisme et de l’égalité. Mais ce modèle républicain, affirment les auteurs, a tendance à encourager une attitude qui inverse la réalité, puisqu’il gomme les oppositions, débats et conflits qui sont aussi la condition d’existence de la politique républicaine telle que cet ouvrage la met en scène. Le modèle républicain ne contribue-t-il pas finalement à exclure la politique de la politique républicaine ?
On voit que, dans cet ouvrage, les éclaircissements vont bon train, quand ce ne sont pas des règlements de compte « critiques ».
En revanche, il n’en va pas tout à fait de même avec la distinction, pourtant essentielle, entre République et Démocratie. Nombre d’auteurs, il est vrai, commentent les deux à la fois, ou déploient leur propos par allusion aux deux formes politiques. Un texte est pourtant parfaitement clair, sur cette question et sur la réponse que propose le Dictionnaire. Il porte sur la légitimité et la légalité. Après avoir posé le problème politique central de la légitimité, donc en référence à la démocratie, l’auteur se demande quel rapport dessiner entre République et Démocratie. La République, explique-t-il alors, devait parachever la Démocratie en lui donnant une finalité qui puisse dépasser les hasards du scrutin et terminer le conflit qui en constituait l’origine et le moteur. Le concept moderne de République est donc le concept d’une œuvre institutionnelle dans laquelle le critère de légitimité du peuple est affirmé contre toute restriction ou toute canalisation par des experts. Et si la rationalité ne se trouve pas nécessairement du côté des sages, il convient toutefois de lui proposer une armature légale ?, afin que la légitimité du peuple soit respectée. Aussi la République instaure-t-elle les procédures organisées que requiert la Démocratie.
Les sections de l’ouvrage réservées à l’examen des principes de la République sont tout à fait centrales. Égalité, Liberté, Fraternité, Laïcité, Publicité, chacune de ces notions est explicitée systématiquement de deux manières : sur le plan conceptuel et sur le plan historique. Ce qui permet au lecteur de comprendre que ces notions peuvent encore susciter des débats, des débats politiques, philosophiques, juridiques.
L’article « solidarité » s’appuie sur les travaux et discours de Léon Bourgeois, et nous y associerons la lecture de l’excellente synthèse d’histoire des idées que nous offre Marie-Claude Blais. Cet autre ouvrage donne toute la mesure du concept de solidarité. L’auteure en reconstitue l’histoire intellectuelle, scientifique et politique. Bien sûr, elle assume l’idée selon laquelle la solidarité peut constituer encore une valeur républicaine de référence de nos jours. Elle affirme en ce sens que « repensée, l’idée de solidarité pourrait être plus que jamais pertinente, au moment où tout événement a une répercussion mondiale et où la moindre décision engage le monde que nous laissons aux générations futures » (p. 334). Pour elle, la notion de solidarité présente sur ses voisines (la charité, la fraternité) l’avantage de mettre en avant la dimension consciente et volontaire de toute association humaine. C’est d’ailleurs pourquoi l’auteure commence son ouvrage en se demandant si la solidarité est plutôt une simple idée, une valeur ou encore un principe. Mais c’est pour conclure qu’elle recoupe ces trois dimensions simultanément.
Chacun peut remarquer que la notion de solidarité fait un retour remarqué de nos jours. On se réclame d’elle, on la cite dans les discours publics et dans les textes de loi. Mais l’auteure s’attarde moins sur ces faits contemporains que sur la nécessité d’interroger cette force d’évidence qui permet à l’idée de solidarité de s’imposer à nouveau de nos jours. Car cette notion a évidemment une histoire (une chronologie et une place dans des rapports de force théoriques). Derrière le rayonnement actuel de la notion de solidarité se dissimule l’héritage de deux siècles de réflexion sur les rapports entre l’individuel et le social, dont l’ouvrage se propose de restituer les étapes.
L’affaire, au niveau de l’espace public, commence en 1896. Léon Bourgeois, ancien ministre, somme la république démocratique de devenir sociale. Il s’attache à cette idée de solidarité à partir de la référence à la Révolution française dont le problème central a effectivement été le suivant : qu’est-ce qui peut faire lien entre les individus désormais émancipés ? Comment accorder l’indépendance individuelle et la cohérence collective, puisque l’existence de l’individu n’est cependant concevable qu’en société ?
Encore convient-il de ne pas confondre la solidarité avec la charité, la fraternité, le soutien, l’entraide,… Chacun de ces autres termes renvoie à un autre contexte et à des partis pris différents, dont le moindre défaut n’est pas de masquer une certaine peur : celle de la discorde possible entre les hommes.
L’auteure organise alors un parcours théorique efficace, qui consiste à traverser les textes de référence concernant d’abord l’élaboration de la notion de solidarité, dans le contexte du 19e siècle. Où l’on voit donc défiler George Sand, Pierre Leroux, Lamennais, Lamartine, Renouvier, et bien d’autres. Elle passe les textes en revue, de façon certes un peu linéaire, mais elle les relie avec pertinence au contexte scientifique par lequel cette idée peut être appuyée à une donnée naturelle (organismes vivants, ou totalité de la nature).
Mais il fallait aussi montrer comment cette idée de solidarité, donc d’expérience partagée, pouvait changer de signification. Au tournant du siècle, Marie-Claude Blais montre que quelque chose bascule dans la conception de la solidarité. Jusque-là, à partir du fait incontestable de l’interdépendance des êtres, toutes les approches mettaient en avant l’incomplétude ontologique de la monade isolée et son intégration nécessaire dans une totalité. À partir de 1850, la notion change d’ancrage. On se dirige vers une conception contractualiste de la communauté, à partir des individus qui la composent. L’idée de solidarité s’achemine désormais vers une acception juridique et politique dont Léon Bourgeois, pour revenir à lui, se fera le propagateur à la fin du siècle.
Laissons de côté ce que le lecteur peut apprendre de l’étude assez complète entreprise des textes de Léon Bourgeois, pour revenir sur un autre point central croisant le Dictionnaire critique de la République. L’auteure, en effet, ne montre pas seulement ce qui va assurer sa popularité à l’idée de solidarité. Elle souligne que cette idée devient l’incarnation du modèle républicain. Cette notion répond, il est vrai, aux principaux problèmes auxquels la République française est confrontée. La République doit faire face à la montée en puissance du socialisme marxiste, et la doctrine de la Solidarité va tenter de s’installer entre le libéralisme et le socialisme, avant même de devenir la philosophie officielle de la iiie°République. La République cherche à concilier aussi la liberté individuelle et la responsabilité collective imposée par l’interdépendance. À ce titre, la solidarité implique que chacun se perçoive comme un maillon de la chaîne des générations. Enfin, la République doit donner une réponse à la question de savoir ce qui peut tenir les hommes ensemble en dehors des arrangements d’autorité. C’est évidemment toute la question de la cohésion sociale durable et solide qui prétend être traitée par le Solidarisme dès lors qu’il est devenu la branche principale d’une doctrine du droit comportant un important volet de droit social.
En un mot, conclut l’auteure de cette étude d’histoire des idées, la solidarité ouvre la voie de cette synthèse entre liberté et justice que recherche la France du moment républicain.
Revenons, pour finir, au Dictionnaire critique de la République. S’il est vrai que, dans les conversations courantes, la République est devenue un objet fuyant, la lecture de cet ouvrage facilite les repérages et les précisions, sans pour autant réduire la République à un seul modèle. Certes, les auteurs, d’une manière ou d’une autre, se veulent républicains, mais ils ne participent pas à cette entreprise dans le but de célébrer seulement une constitution républicaine (il en fut plusieurs dont certaines, comme celle de 1793, ne furent jamais appliquées). Ils se concentrent moins sur des hommages que sur des analyses. D’ailleurs, les modèles de République valorisés par les Républiques successives ne furent jamais les mêmes : on a longtemps célébré 1792, jusqu’à ce qu’on célèbre 1789 (depuis 1889 afin de tenter de refermer définitivement l’épisode boulangiste).
En un mot, l’objectif visé par ce Dictionnaire est atteint : il s’agit de redonner vie, au fil de l’histoire, à la culture républicaine, et de la recharger de sens. La République préside à la naissance d’un corps d’individus citoyens égaux, soumis à un ensemble de lois communes à tous. Et au centre de la République se trouve l’égalité de droit qui comporte deux volets : un homme = une voix (sans distinction d’origine ethnique ou de religion, race, sexe), et tous les citoyens sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans distinction de vertus et de talents. L’accès aux fonctions publiques ne repose plus sur la naissance mais sur le mérite, et ceci même si l’égalité ne figure pas au nombre des « droits naturels et imprescriptibles de l’homme » de 1789. En tout cas, elle figure dans celle de 1793.
(A) Marie-Claude Blais, La Solidarité, Histoire d’une idée, Paris, Gallimard, 2007. (B) Vincent Duclert, Christophe Prochasson, Dictionnaire critique de la République, Paris, Flammarion, 2002.