À n’en pas douter, Peter Marden, Professeur à l’Université Rmit de Melbourne (Australie), fait indéniablement partie de ces intellectuels anglophones qui réussissent parfaitement à maîtriser à la fois les auteurs nord-américains et européens. La tâche est d’autant plus délicate dans le cas de Peter Marden que son propos se situe à la confluence de la théorie politique, de la théorie de la démocratie, de la sociologie et d’un ensemble très disparate d’ouvrages et de références traitant de la mondialisation, au sens large du terme. Dans son livre particulièrement dense de 286 pages, organisé en 10 chapitres, l’auteur nous convie à une approche résolument critique de la mondialisation et de ses effets sur les démocraties libérales. Tournant résolument le dos aux thèses par trop simplistes d’un Francis Fukuyama qui voyait dans la chute de l’Empire soviétique la « fin de l’histoire » et la fin des idéologies en raison de la victoire à l’échelle planétaire de la démocratie libérale, en tant que régime politique associé à un régime d’accumulation donné, cet ouvrage insiste à l’inverse sur les risques qui accompagnent la mondialisation et qui menacent l’exercice même du politique ; le politique étant défini sur la base des approches classiques de Aristote, Arendt et Habermas c’est-à-dire comme une sphère d’activité structurée par la délibération et la communication en vue de dégager le bien commun et d’agréger les préférences non stabilisées des individus.
Or, pour Marden, l’heure est grave et s’il refuse d’évoquer une fin du politique, il nous met cependant en garde contre l’importance des forces « antipolitiques » qui minent actuellement cette forme d’organisation du politique. Le coupable : la mondialisation. L’approche retenue de cet ensemble de processus est très large (peut être même un peu trop car l’auteur finit par y intégrer des dynamiques proprement sociologiques dont les liens avec l’accentuation des échanges économiques ne sont guère évidents). En effet, pour Marden, la mondialisation intègre un ensemble de dynamiques politiques, économiques, culturelles et sociologiques qui se combinent (p. 10) :
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le développement sans précédent des échanges interétatiques sur une base économique ;
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l’accroissement des relations d’interdépendance entre institutions politiques mais aussi entre individus qui constitue la matrice à partir de laquelle se met en place une « conscience globale » permettant à son tour de voir émerger progressivement une société civile globale ;
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une formidable contraction de l’espace et du temps permise par la diffusion des nouvelles technologies de communication ;
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la remise en question des oppositions binaires comme l’universalisme et les particularismes qui étaient au fondement de la modernité politique associée à la construction de l’État-nation ;
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la généralisation d’une nouvelle dialectique « confiance/risque » qui structurent très fortement les rapports sociaux à l’échelle internationale. La mondialisation implique en effet que, de plus en plus, les individus accordent leur confiance à des inconnus mais, ce faisant, doivent assumer les risques inhérents à ce type de relations.
On le voit, la mondialisation pour l’auteur est loin de se limiter à une dynamique uniquement économique. Elle intègre un ensemble de transformations sociologiques et politiques majeures parfaitement analysés par Ulrich Beck, Anthony Giddens, Jürgen Habermas (dont les travaux sont très largement développés par Marden, notamment dans le chapitre 3). Par rapport à des ouvrages désormais classiques traitant également dans une acception résolument large de la mondialisation (on pense notamment à Global Transformations. Politics, Economics, and Culture, Cambridge, Polity Press, 1999, sous la direction D. Held, A. McGrew, D. Goldblatt et J. Perraton), la contribution de Marden est davantage inspirée par un corpus bibliographique issu de la théorie politique et de la sociologie. Elle est plus qualitative et moins empiriquement fondée sur l’analyse des flux globaux chère à Arjun Appadurai.
Néanmoins, l’auteur prend soin de résumer à grands traits l’évolution du régime d’accumulation dominant et la montée en puissance du néo-libéralisme ainsi que ses conséquences. Marden revient sur les origines de la transition d’un mode de régulation centré sur l’État-providence au triomphe du « consensus de Washington » et de l’idéologie qui fonde les travaux de Friedrich von Hayek. Il prend soin de montrer comment les grands vainqueurs de cette évolution ne se cachent plus pour évoquer leur suprématie et leur hégémonie. La déclaration de Walter Wriston, pdg de Citibank, est particulièrement éloquente : « Money only goes where it’s wanted, and only stay where it’s well treated. It’s a new world and the fact is, the information standard is more draconian than any gold standard. For the first time in history, the politicians can’t stop it. It’s beyond the political control of the world and that’s the good news » (ABC, 15 novembre 1998). On ne peut guère être plus clair et explicite sur la crise de l’État et plus généralement de la démocratie représentative.
Cette transition ne s’est pas, bien entendu, imposée aux États, ils en ont été des acteurs cruciaux car, pour reprendre les propos de B. Jessop, « la main invisible du marché a souvent besoin d’un bon coup de main ». Marden consacre de longues pages, notamment à travers le cas australien, mal connu en France, à l’évolution des politiques publiques nationales qui ont rendu possible et, surtout, légitimé cette césure : privatisation, déréglementation, ouverture des marchés de change, remise en question des compromis salariaux à l’échelle nationale, … À ce titre, on peut faire référence ici à l’ouvrage très instructif de Pierre De Sénarclens (Critique de la mondialisation, Presses de Sciences Po, Paris, 2004) qui analyse parfaitement et simplement ces mécanismes.
L’objet central de Marden n’est cependant pas l’analyse de cette « grande transformation inversée » mais bien plutôt de montrer comment la nature des relations entre les États modernes et les sociétés civiles ont profondément évolué, afin de rendre possible cette césure. C’est dans le chapitre 4 intitulé « Governance, Corporatization, and the State » que l’approche de l’auteur est particulièrement intéressante. Deux idées sont centrales :
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1. Non seulement les États ont agi dans le sens de l’ouverture des marchés et de la libéralisation des échanges mais surtout ils sont intervenus sur les sociétés elles-mêmes en s’attaquant aux groupes qui avaient bénéficié du compromis keynésien et de ses politiques sociales.
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2. Pour ce faire, les États ont « communautarisé » les sociétés en valorisant très fortement à la fois les mécanismes d’allégeance communautaire et l’utilisation du capital social à l’échelle de ces communautés pour générer de nouveaux mécanismes de solidarité, alternatifs à ceux générés auparavant par les États.
C’est notamment sur ce point que la contribution de Marden est la plus instructive et se situe très clairement dans l’ensemble de ces travaux anglophones qui analysent dans une perspective radicale les stratégies de diffusion de l’idéologie néo-libérale au sein de nos sociétés. On pense notamment à des auteurs comme B. Jessop, N. Brenner, M. Mayer pour lesquels le communautarisme constitue, non pas une contrainte pour les États, mais bien une stratégie d’adaptation au néolibéralisme qui permet de décentrer la régulation politique par rapport à l’État à la fois défini comme un ensemble d’institutions opérant sur un territoire défini. Le recours par l’État à la figure de la communauté, comme nouvelle instance d’allégeance, d’identité et de solidarité, constitue pour Marden une transformation radicale de l’organisation sociale :
« although policies of the social accorded individuals personal responsability for their action there always existed a tacit understanding that external determinants also played their part such as social class, family, background and numerous other related contexts that may impinge on behaviour and determine life chances. Now, the subject is still regarded as a moral individual with bonds of obligation and responsabilities but re-configured differently. The individual in his community is both self-responsible and subordinate to particular emotional bonds of affinity to a specific network of other individuals and also unified by other ties such as family, locality and moral commitment » (p. 87).
Sans détailler outre mesure cette approche, Marden ébauche une lecture des processus de transformation territoriale actuellement à l’œuvre, que l’on peut lier avec un courant de la géographie politique anglophone et qui porte sur le « political rescaling », que l’on traduira pas réétalonnage politique. L’État n’étant plus l’unique territoire de régulation politique, il en invente, en crée de nouveaux et ce faisant transforme les rapports entre groupes sociaux, entre genres, entre minorités. Dans une perspective très marquée par les travaux de Henri Lefebvre, l’espace n’est pas que le réceptacle de cette transformation de l’État, il est l’enjeu principal de la modification des rapports sociaux.
Revenant sur les travaux fondateurs de Habermas relatifs à la délibération, Marden insiste à juste titre sur les effets de cette communautarisation de la société sur la transformation du Politique, à partir du cas australien qu’il détaille. Ce retour, piloté par l’État, de la solidarité mécanique au détriment de la solidarité organique est vecteur de mécanismes de contrôle social qui limite la prise de parole de l’individu dans l’espace public en lui fixant une identité et des attentes prédéterminées. Il s’agit là d’une des « forces antipolitiques » les plus puissantes actuellement selon l’auteur qui identifie également, dans une perspective clairement wébérienne, la montée en puissance de l’expertise technocratique, et le refus du conflit à travers la remise en question des normes dominantes comme les autres dynamiques accompagnant le projet néo-libéral et alimentant le « déclin du politique ».
Au total, l’ouvrage de Peter Marden propose une réflexion très solidement étayée sur la transformation de l’ordre politique contemporain en lien avec le programme néolibéral. Mobilisant un grand nombre d’auteurs et réussissant à combiner les approches, l’une des principales contributions réside dans l’accent mis sur le renforcement d’une régulation communautarienne orchestrée par l’État. Dans le débat franco-français, cette lecture des transformations majeures qu’a connu la puissance publique en étonnera certainement plus d’un, tant elle est en porte-à-faux avec certaines controverses très récentes ayant traversé l’actualité politique nationale. Pour autant, elle correspond à une évolution de fond qui affecte les États anglo-saxons, principalement les États-Unis, le Canada, l’Australie et, de plus en plus, la Grande-Bretagne. Surtout, le livre présente l’avantage de renverser la compréhension que l’on a du communautarisme en insistant sur la diversité des logiques à la fois sociales et politiques qui le sous-tendent.
Peter Marden, The Decline of Politics. Governance, Globalization and the Public Sphere, Aldershot, Ashgate, 2003. 286 pages. 90 dollars/50 livres sterling.