Beaucoup connaissent cette collection d’ouvrages. Aussi nul ne doit s’attendre à ce que nous soyons trop disert, si nous nous contentons de traverser cet ouvrage, alors qu’il faudrait l’être beaucoup plus concernant les publications, examinées une à une, de la sociologie même d’Anthony Giddens. Affirmons, en tout cas, d’emblée, que ce petit ouvrage pédagogique, comme il en va souvent dans cette collection, servira à un très large public. Les sociologues de métier seront sans doute moins à l’aise devant une si vaste pensée réduite à un espace éditorial aussi petit. Mais les apprentis de tous métiers en sciences sociales se réjouiront d’avoir à leur disposition un travail aussi éclairant, aussi panoramique et aussi détaillé par certains aspects, que celui-ci.
Anthony Giddens naît en 1938, et suit une carrière assez rapide, dans le cadre du King’s College de Cambridge, puis de la London School of Economics. Sa production intellectuelle est abondante. Elle s’ancre dans un projet conduit progressivement, consistant à vouloir jeter un regard neuf sur les développements de la pensée sociologique. Plus largement, d’ailleurs, cette orientation aboutit à analyser les caractéristiques distinctives de la modernité. Il engage par conséquent des débats critiques avec les auteurs classiques de sociologie (Emile Durkheim, Max Weber, Karl Marx) puis avec des philosophes (Martin Heidegger, Ludwig Wittgenstein,…). Enfin, il s’arrête longtemps sur ce qu’il dénomme la « modernité radicale », c’est-à-dire les sociétés européennes post-1960.
Le premier projet, celui de reconsidérer les bases de la sociologie, est poursuivi au travers de nombreux ouvrages. Giddens revient sur une grande abondance de textes, déployant pour la plupart quatre grands courants sociologiques : le fonctionnalisme, le structuralisme, les sociologies interprétatives et le marxisme. Dans ces discussions, il cherche à dégager un point précis : il veut montrer qu’on peut récuser, en sociologie, aussi bien l’objectivisme (tout relève de la seule société) que le subjectivisme (l’individu aurait une part réservée). Le débat n’est sans doute pas nouveau, lorsqu’on en relit les termes en 2007. Il n’empêche, la question de la place de l’acteur social se joue ici. Giddens entend dépasser un tel dilemme ou un tel dualisme, selon le regard qu’on porte sur ces perspectives. Il considère les deux pôles apparemment opposés comme des « pôles complémentaires », ou les deux faces d’une même médaille (souvenir sans doute de sa lecture de Ferdinand de Saussure !). Dès lors, il cherche à privilégier les analyses qui permettent d’aborder les pratiques sociales, et les processus de structuration. Aussi conçoit-il un concept spécifique, celui de « structurel » qui s’explicite ainsi : le structurel (dans une société) contraint l’acteur, il enserre en quelque sorte les pratiques sociales dans un ensemble de règles. Mais le structurel permet aussi à l’acteur d’agir, il lui livre les ressources au travers desquelles il produit et reproduit les systèmes sociaux.
Afin de mieux étayer cet ensemble, Giddens renforce la définition de l’acteur. L’acteur se caractérise donc fondamentalement par l’exercice du pouvoir. Être acteur consiste à mettre en œuvre une capacité à accomplir des choses, en particulier à influencer les comportements d’autres acteurs, mais aussi à transformer les circonstances, les contextes dans lesquels se tiennent les interactions.
En un mot, la théorie de la structuration élaborée par Giddens favorise la compréhension de l’action réciproque des acteurs et des systèmes sociaux. C’est là qu’intervient la part de l’herméneutique, telle que le sociologue la discute. En marge du débat portant, depuis le 19e siècle, sur la différence entre les sciences de la nature et les sciences de l’esprit, Giddens en appelle à l’herméneutique afin de souligner sans cesse que les acteurs qui font partie des objets des sciences sociales sont eux aussi des théoriciens du social, et que leurs théories contribuent à la constitution des activités et des institutions.
Ainsi conforté dans sa conception des dynamiques sociales, Giddens entame un autre travail, portant cette fois sur les transformations des systèmes sociaux. Sur la base d’une typologie des sociétés, divisée en trois groupes (les sociétés nomades ou sédentaires, les sociétés non industrielles, les sociétés de classes), il souhaite mettre au jour les dynamiques qui les traversent. S’inscrivant dans la ligne de Marx, il s’intéresse aux types de pouvoir et de domination qui s’exercent dans chacune d’elles. Arrêtons-nous un peu sur ce dernier concept. Le terme « domination », chez Giddens, caractérise les systèmes sociaux. Il désigne la manière dont les relations de pouvoir se reproduisent dans les interactions. La compréhension de la domination permet d’introduire aussi l’idée d’inégalité dans l’analyse sociologique. Dans les relations de pouvoir, les ressources sont distribuées de manière déséquilibrée entre les acteurs.
Il est vrai que sur tous ces plans, Giddens est reconduit à l’un ou l’autre des ancêtres de la sociologie : à Durkheim lorsqu’il rencontre la nécessité de commenter la division du travail ; à Marx lorsqu’il se place sur le plan d’une réflexion sur l’État ; à Weber lorsqu’il estime que l’on ne peut parler d’État que s’il existe des institutions qui tendent à gouverner une société établie sur un territoire bien délimité et qui revendiquent, sur ce territoire, le contrôle légitime des moyens de violence dirigés tant vers l’intérieur que vers l’extérieur (ajoutons que Giddens a le mérite de rappeler sans cesse qu’ « un État ne peut contrôler légitimement les populations à l’intérieur de ses frontières que si les États qui l’environnent l’y autorisent ») ; voire à Michel Foucault lorsqu’il s’attache à étudier les formes de violence existant dans les sociétés.
Mais il ne cherche jamais à ordonner ces types de société en une sorte d’évolutionnisme dont on connaît désormais non seulement les limites, mais aussi les impasses. Il n’accepte pas de livrer l’histoire à une téléologie ou à un principe de croissance aveugle. L’évolutionnisme pour lui néglige en particulier les composantes de réflexivité et de pouvoir que met en avant la théorie de la structuration.
Dernier volet de ce travail imposant. Il prend pour objet la « modernité », ces « modes de vie et d’organisation sociale apparus en Europe vers le 17e°siècle et qui progressivement ont exercé une influence plus ou moins planétaire ». La caractéristique de la modernité est donc à la fois le rapport distancié à l’espace et au temps, qui permet d’extraire les relations sociales des lieux où se déroulent les interactions, et un type particulier de réflexivité. Au titre de cette réflexivité, la modernité, selon l’auteur, implique quatre ensembles d’institutions : le capitalisme (rapports de classes, exploitation), la production industrielle (production de biens, rapport à l’environnement et nouveaux risques), la surveillance (contrôles centralisés) et la puissance militaire (la guerre et le fonctionnement des institutions).
Car dans ce cadre, des mouvements sociaux se déploient qui accentuent la distance que la modernité peut entretenir avec soi. Ils sont spécifiques en ce qu’ils recoupent les quatre caractéristiques précédentes. Giddens montre en effet que la modernité engendre des mouvements : ouvriers, pacifistes, démocratiques et écologistes. Tous mouvements qui obligent sans cesse à interroger les interactions sociales, les décisions et les légitimations des orientations.
Simultanément, si la modernité se concrétise par un désenchâssement de l’individu par rapport au lieu où se déroulent les interactions, elle déploie de manière similaire, du point de vue du rapport au temps, une libération, un dégagement par rapport à la tradition. Et l’auteur de poursuivre de telles analyses jusqu’au plus intime des individus. Le corps moderne, par exemple, n’est plus un donné, que l’on accepte comme tel. Notre corps, lui aussi, fait l’objet constant de choix réflexifs. Giddens débouche sur une théorie de l’individu moderne dont les trois éléments constitutifs sont : le choix réflexif, la cohérence et la continuité, la narration (autobiographie ou journal intime).
Ce parcours peut alors s’achever par une considération politique. Giddens se lance en effet dans une analyse des rapports entre l’individu délivré des traditions et la démocratie. La démocratie ne valorise-t-elle pas l’idée d’autonomie ? Elle vise à établir des relations entre égaux. Or, justement, dans la modernité tardive dont nous participons, dans les relations intimes comme dans celles qui prévalent dans la sphère publique, nous cherchons à nous écarter de la mainmise de l’autorité et de la tradition, pour laisser la place au dialogue ouvert entre les parties et à la négociation. Ceci, non sans que Giddens propose de développer une « démocratie délibérative », une « politique générative », ou encore une « troisième voie », dont l’exigence de transparence pourrait devenir un modèle d’existence.
Le mérite d’une telle traversée, vue au travers de ce Repères, est évident. Tout lecteur qui ne connaît pas la sociologie de Giddens peut désormais faire des choix ou s’intéresser à telle ou telle partie de l’œuvre cumulée.
Inutile d’ajouter qu’une bibliographie des œuvres de Giddens, puis des ouvrages critiques, et un index sont livrés au lecteur afin de l’aider à prolonger une réflexion tout juste entamée.
Jean Nizet, La sociologie de Anthony Giddens, Paris, La Découverte, Coll. Repères, 2007.