Le petit ouvrage de Sophie Caratini, anthropologue qui a travaillé notamment en Afrique saharienne, publié dans l’intéressante collection Libelles, vaut la peine d’être lu. Pour tout chercheur en sciences sociales ayant un rapport avec le terrain, les institutions de formation françaises, la communauté des chercheurs, l’altérité (qui peut être en définitive le but ultime de toute recherche en sciences sociales), il fait d’abord du bien à lire.
Sur un mode d’observation sèche et fine, de critique ironique qui ne manque ni d’humour ni de qualité littéraire et rappelle la tradition de certains écrits anthropologiques comme des écrits humanistes (Rabelais, Pantagruel, à propos de l’éducation), l’auteure retrace le parcours du chercheur depuis sa formation (« De l’enseignement »), en passant par le premier contact avec l’Autre sur le terrain (« De la rencontre ») qui permet de nouer un lien particulier avec le monde (« De la relation ») et avec soi (« Du non-dit à soi-même »), les limites de la méthode anthropologique (« De la méthode »), les aléas de l’écriture scientifique (« Du discours »). Elle conclut sur l’intérêt de garder à l’esprit l’humanité — le caractère non mécanique et impliqué — de tout chercheur afin de ne pas épouser sans conscience les codifications, de soigner légitimement cet espace personnel qui constitue le véritable terreau d’une recherche novatrice. Sophie Caratini propose, comme le fruit de sa propre expérience, une manière de pallier contradictions et insuffisances des institutions scientifiques (au sens le plus large) établies. C’est dans la critique incisive qu’elle excelle et porte le lecteur-chercheur à ne pas se laisser intimider par ces autorités, mais à trouver son mode de travailler et d’être dans le labyrinthe méthodologique.
L’ouvrage fait donc du bien, parce qu’il évoque le vécu personnel du chercheur : un pan entier de ce métier impliquant et de cette vie qui n’apparaît que marginalement dans les productions scientifiques, de la part de ceux qui, ayant fait leurs preuves professionnelles et leur carrière, peuvent en apprendre aux autres par la portée de leur réflexion et de leur expérience. Caratini fait référence à Michel Leiris (L’Afrique fantôme, 1934), à Afrique ambiguë de George Balandier, publié en 1957 ou à Tristes tropiques de Lévi-Strauss paru en 1955, qui à leur manière et dans leur contexte allaient au-delà des tabous scientifiques.
Son propos dit fort simplement ce qu’il a à « dire », comme son titre l’indique. Ce qui est peut-être particulièrement intéressant, c’est qu’il banalise la démarche, en ne réservant pas aux seuls monstres sacrés ce qui est vécu par toute la société des anthropologues. L’ouvrage a fleuri depuis sa parution sous les coussins des sociologues et des anthropologues, comme un commun carnet de bord, voire un carnet intime, discrètement partagé.
Le terrain comme expérience fondatrice.
De ce livre, qui explore toujours les limites, les délimitations, les espaces déroutants de l’inter-médiaire entre les mondes, on retient une insistance sur l’expérience déterminante d’un rapport à l’autre, au monde, aux sciences sociales, à la scientificité — que constitue l’expérience du terrain. L’importance de tout ce qui est de l’ordre du vécu par le chercheur, comme toile de fond de son travail scientifique, mériterait investissement et exploitation afin d’affronter-confronter les expériences et d’être mieux armé dans cette expérience très singulière et trop isolément vécue que constitue la pratique du terrain.
Les réflexions sont largement construites autour deux terrains : celui de l’Ailleurs, source de science, celui de l’Ici, hyper-académique et dont l’auteure souligne les absurdités, les incohérences et les angles-morts. Parmi lesquelles une croyance, ou prétention à « la Science » (p. 100) unique et infaillible, que Sophie Caratini travaille à déconstruire par l’évocation de son expérience. Mais d’où vient la conception de la science ? Est-elle aussi partagée que l’auteure le suppose, n’est-ce pas une conception déjà largement dépassée au sein des sciences sociales contemporaines ?
Le propos aborde les déficiences flagrantes de la « méthode » (p. 77-100) anthropologique qui a bien peu évolué depuis Malinowski et l’observation participante : la question du traitement du carnet intime conseillé aux anthropologues pour exprimer leurs doutes, leurs questionnements personnels est parfaitement posée puisque de ces carnets il n’est rien prévu de faire, ce qui pose question à la fois sur la qualité méthodologique et sur le traitement psychologique de l’anthropologue — double aspect que Sophie Caratini relie fondamentalement, pour développer une conception de l’anthropologie laissant toute sa place à l’individu producteur de cette science.
Les limites de la participation à la société observée sont tout aussi problématiques, la scientificité se dégageant actuellement de l’enracinement dans la société d’origine, et le critère d’apprentissage de la langue étant relevé comme bien formel. Ces problèmes sont posés avec clarté, pour un ouvrage d’une grande qualité pédagogique. Leur résolution, parfois proposée par l’auteure, est intéressante mais reste trop vite évoquée, dans cet ouvrage court.
Une anthropologie du proche : « … » pour poser et mettre en perspective.
En pratiquant le geste de l’anthropologue sur son propre parcours et sur son monde professionnel, l’auteure se pose elle-même, avec son propre monde professionnel, comme objet. Ce faisant, elle rappelle que les sciences sociales se construisent à partir de parcours singuliers de chercheurs, qu’il est illusoire, trompeur, de négliger. Elle pratique une anthropologie du proche en opérant une distanciation vis-à-vis d’une terminologie banalisée, par le recours aux guillemets. Proposant nombre de termes couramment employés pour éclairer leur utilisation et prendre un pas de recul sur leur usage, ces guillemets agissent au fil du texte comme les vitrines du musée de Neuchâtel remplies d’objets contemporains, vitrines qui produisent cette distanciation entre le visiteur et ces objets pourtant familiers : ils donnent à voir et mettent en perspective. Certains passages, relevés par l’humour (une forme de mise à distance efficace) sont tout à fait réjouissants, comme l’évocation de l’enseignement de l’anthropologie dans les années 1970 à l’université de Nanterre, contexte idéologique par lequel sont passés nombre de ces grands intellectuels parisiens de la génération post-soixante huitarde, puissamment cultivés et politisés, transportant avec eux un cortège théorique et engagé, brandissant scandales et prises de position, à la grande stupeur parfois d’une génération de chercheurs plus jeunes — et Sophie Caratini suppose, comme elle l’indique en conclusion, que le temps des idéologies tranchées est toujours d’actualité… Or si cette situation est toujours bien réelle, elle est beaucoup moins clairement affirmée. La découverte tardive des appartenances idéologiques d’un directeur de recherche par exemple peut être un des problèmes actuels d’un jeune chercheur… Caratini pose sur ce contexte le regard du jeune homme dans Good bye Lenin : une nostalgie esthétique non concernée, doublée de l’évocation de la pénibilité de tensions qui lui paraissent inutiles.
Élaborant ponctuellement de brefs systèmes théoriques partiels, Sophie Caratini convainc moins. Les guillemets deviennent alors le signe d’approximations rapides, référencées tout aussi rapidement. Une différenciation entre sentiments et émotions (p. 30) qui reste trop rapide pour convaincre malgré son efficacité, un transfert rapide du concept du « moi-peau » d’Anzieu (p. 37), ou encore des affirmations qui mériteraient d’être étayées (« L’anthropologie, qui transcende la psychologie, la sociologie et l’histoire, …. », p. 62), toutes ces constructions sont destinées à justifier une méthode personnelle de gestion des difficultés du geste anthropologique. Ce n’est pas l’objectif de cet ouvrage que de construire des théories, fondé qu’il est sur ce réflexe paradoxalement indispensable au questionnement épistémologique qu’est la méfiance envers les systèmes théoriques existants, la remise en question, l’interrogation incessante. L’ironie (forme interrogative) se transforme parfois en cynisme, et peut donner lieu à une analyse limitée — ainsi en est-il des motivations des « informateurs » sur le terrain (p. 41 et 45), parmi lesquelles il n’est jamais fait mention de l’intérêt et de la curiosité de ceux-ci pour leur propre société, partant pour une approche de type anthropologique.
Par son aspect critique passant outre les tabous comme par l’immédiateté des solutions et de certaines analyses avancées, ainsi que par la dimension importante qu’elle laisse à la psychologie du chercheur, la démarche rappelle celle des meilleurs ouvrages de… self-management américain. Mais c’est de là que provient l’innovation et la pensée libre ! L’auteure contourne ou critique avec courage l’académisme sclérosant, évoque les insuffisances des programmes d’enseignement comme de la démarche anthropologique, les frustrations qu’elle apporte. Elle traite des points aussi sensibles que le rapport difficile du chercheur à l’altérité, à ses propres insuffisances, intégrant par exemple (brièvement) la sexualité, les passages à vide dus aux chocs ou aux trop grandes sollicitations psychiques, leur expression physique, les échecs, etc.
Les questions les plus importantes des sciences sociales, au-delà de l’expérience du terrain, sont effleurées d’une façon percutante qui ne doit pas masquer la rapidité de l’abord, par exemple celle de la faiblesse de la position du (jeune) chercheur face à l’écriture (p. 48, et surtout p. 101-116, Du discours). La déficience d’innovation dans la recherche, favorisée par les rituels de passage institutionnalisés comme la thèse, est évoquée par la note délicieusement courte de la page 101 : tout est dit du non-dit. Après les nombreux lièvres soulevés ici, on peut se diriger vers des travaux aussi approfondis que l’ouvrage de Howard Becker sur cette question de l’écriture (Écrire les sciences sociales, traduction de 2004).
C’est donc tout le paradoxe de l’échange entre les mondes de la part de ce « passeur » qu’est le chercheur en sciences sociales, qui se glisse dans des interstices improbables, que ce livre explore et dont il montre la difficulté, l’impossible clarté, et qu’il amène à voir ce qui est particulier aux sciences sociales et humaines (la psychè étant souvent sollicitée, le lien entre psychologie et sciences sociales prend tout son sens) : cette scientificité difficile repose fortement sur chacun des chercheurs, dont l’individualité et le parcours personnel sont ré-habilités, légitimés.
Voici donc un beau et courageux petit ouvrage critique, à mettre entre toutes les mains (à partir du Master), un propos théorique qui ouvre la porte de l’exploration ego-scientifique du sujet chercheur, de l’individu singulier apportant toute la complexité de son expérience personnelle à sa recherche et donc à la recherche. L’investissement même de l’auteure dans ce texte montre que le dévoilement des personnes qui fabriquent les sciences sociales éclaire les conditions de leur production et en permet une meilleure appréhension : l’individu-chercheur gagne à être (re)connu.
Sophie Caratini, Les non-dits de l’anthropologie, Paris, Puf, collection Libelles, 2004. 128 pages. 14 euros.