À l’heure où il est question de pénurie de main-d’œuvre dans des secteurs dits en tension, comme le bâtiment et les travaux publics (btp) et l’hôtellerie-restauration, et où l’on découvre que le fonctionnement de ces mêmes secteurs repose sur l’embauche légale de salariés sans-papiers, la plongée de Nicolas Jounin dans le monde des chantiers révèle un modèle économique reposant sur la marchandisation du travail et apporte un éclairage propre à remettre en cause quelques idées reçues : la pénurie de main-d’œuvre est bien relative ; précarité et instabilité ne se confondent pas nécessairement ; de nombreux sans-papiers travaillent légalement ; etc. Cet ouvrage retrace les différentes étapes de l’enquête menée par l’auteur dans le cadre de sa thèse de sociologie. Il ne s’agit pas d’une simple reprise de celle-ci, mais d’une sélection et d’une mise en forme des notes de terrain qui viennent appuyer et illustrer les principaux éléments d’analyse dégagés par la recherche. Il en résulte un texte qui, rompant avec les canons académiques, est d’une grande accessibilité. L’expérience de l’oppression subie par les acteurs apparaît dans ce qu’elle a de plus concret. Les espoirs déçus, les angoisses, la soumission, les humiliations, les souffrances physiques mais aussi les résistances ne sont plus seulement de vagues notions, mais des réalités qui affectent les corps et, singulièrement, celui de l’auteur.
Car c’est là un point fort de ce travail : il s’appuie principalement sur un matériau recueilli par observation participante au sein de différents chantiers [1]. Pour réaliser son enquête, Nicolas Jounin s’est lui-même fait engager comme intérimaire dans le gros œuvre du bâtiment, non sans difficultés d’ailleurs. Fait révélateur d’un mode de gestion de la main-d’œuvre qui fait correspondre les fonctions et les origines ethniques des candidats, il n’était pas évident pour un Blanc d’être embauché comme manœuvre, poste que les commerciaux des agences d’intérim (c’est-à-dire les agents chargés de distribuer le travail) « réservent » d’ordinaire et en priorité aux personnes originaires d’Afrique sub-saharienne [2].
Ce corpus est complété par de nombreux entretiens et discussions que l’auteur a eus avec des ouvriers, des syndicalistes, des institutionnels, des cadres d’entreprises du bâtiment et des commerciaux des agences d’intérim. Il s’appuie également sur le recueil de statistiques sur le bâtiment et l’immigration, sur l’analyse du fichier du personnel d’une grande entreprise ainsi que sur le dépouillement de publications professionnelles. Ce dispositif permet à l’auteur d’éviter un écueil souvent constaté dans les enquêtes par observation : celui de la description et de la fermeture du terrain sur lui-même. Il en ressort une analyse relationnelle des situations de travail et d’emploi qui relie le contexte immédiat saisi par l’observation à la structure sociale d’ensemble et à des processus historiques (vagues migratoires, transformation des modèles productifs, nouvelle donne économique, changement technique, évolutions juridiques…).
De ce point de vue, l’histoire de l’externalisation d’un ensemble de métiers qui a mené à la situation actuelle de sous-traitance en cascade est exemplaire. En quelques dizaines d’années et sous le coup d’un ensemble d’un ensemble de transformations, le secteur du btp a connu une forte concentration des entreprises générales. Dans le même temps, celles-ci se sont peu à peu vidées de leur main-d’œuvre, n’employant désormais de façon directe que le personnel d’encadrement, la maîtrise ainsi que quelques chefs d’équipe et de rares ouvriers. Sur certains chantiers où il a travaillé, Nicolas Jounin a ainsi pu vérifier, après des comptages laborieux tant les statuts sont nombreux, que près de 90% des travailleurs étaient extérieurs à l’entreprise, qu’ils soient intérimaires ou employés par des sous-traitants ayant eux-mêmes recours à l’intérim. En revanche, il n’a pu vérifier de pénurie de main-d’œuvre. Certes, en raison de la dureté du travail qui provoque fatigue, maladies ou accidents, les abandons de poste sont courants et le turn-over important, mais les chantiers font tout de même le plein d’ouvriers chaque jour.
En définitive, si pénurie il y a, celle-ci est toute relative. Les entretiens réalisés par l’auteur auprès de chefs d’entreprises, de responsables des ressources humaines ou de commerciaux des agences d’intérim sont, de ce point de vue, tout à fait éclairants. Ils ne déplorent pas de pénurie réelle et reconnaissent facilement qu’ils ne rencontrent pas de problèmes de recrutement, car il y a toujours « des bras pour faire le travail », comme le dit un responsable rh d’une grande entreprise (p. 12). En revanche, ce dont ils se plaignent, c’est de ne pas trouver d’ouvriers correspondant à leur représentation de l’ouvrier idéal. Dans le même temps, ils déclarent ne pas être en mesure de réduire leurs marges pour mieux former le personnel et proposer de meilleures conditions d’emploi, de travail et de rémunération. Ils déclarent donc devoir se rabattre sur une main d’œuvre prête à accepter ces conditions, mais qu’ils jugent insuffisamment qualifiée, instable et peu loyale. Autant de qualificatifs qu’ils associent explicitement dans les entretiens aux étrangers, toujours suspects d’illégitimité et d’irrégularité sur le territoire français. Il faut dire que les entreprises du secteur et les agences d’intérim emploient de nombreux sans-papiers en toute connaissance de cause. Des faux papiers, même de mauvaise qualité, suffisent souvent aux ouvriers pour obtenir une embauche et aux employeurs pour se couvrir en cas de contrôle.
Il reste que malgré la dureté des conditions de travail, la précarité des statuts d’emploi et des pratiques d’embauche parfois illégales, les entreprises du secteur se portent bien et livrent des bâtiments présentant peu de défauts de fabrication ainsi qu’un bon niveau de sécurité, de solidité et de confort d’utilisation. S’il en est ainsi, c’est notamment parce que les effets contre-productifs de la précarité et de l’atomisation des travailleurs par l’éclatement des statuts sont limités par des arrangements ex post, locaux et informels.
Il s’agit d’une conclusion importante de l’auteur [3] : sur un marché du travail marqué par une marchandisation croissante, où l’on pourrait penser que les travailleurs sont interchangeables, où il deviendrait possible de poser une stricte équivalence entre tous, il apparaît que le travail et la personne du travailleur ne peuvent pas être dissociés. C’est que le travail n’est pas une marchandise comme une autre. Même sur des postes peu qualifiés, la force de travail reste toujours dotée d’une singularité irréductible et lors de l’embauche, ce n’est pas le résultat du travail qui est acheté mais une promesse sur ce résultat, lequel demeure toujours incertain. Laisser libre cours aux logiques marchandes impliquerait que les employeurs et leurs représentants puissent se satisfaire de cette incertitude en termes de loyauté, de disponibilité, de qualité, de délais, etc. Or ils ne le peuvent pas, ils doivent pouvoir compter sur une main-d’œuvre en laquelle ils ont un minimum confiance. Ce qui amène l’auteur à formuler la thèse suivante : « Contre les risques contre-productifs d’un travail marchandisé où le seul ressort de la fourniture de la force de travail est la discipline (par la surveillance en chantier, mais aussi les statuts d’emploi, le chômage, les conditions de séjour…), le secteur du bâtiment développe parallèlement aux mécanismes du marché des protections ponctuelles, locales, informelles, créatrices de loyautés, qui dépassent le contrat de travail. Ces protections prennent la forme d’allégeances individuelles, mais aussi de “préférences ethniques”, de discriminations racistes [4]. » (p. 224)
On observe donc des logiques de stabilisation de certains salariés qui, en l’échange de protections ou de gratifications délivrées par des commerciaux des agences d’intérim, par des patrons d’entreprises sous-traitantes ou par des chefs d’équipe, se montrent plus loyaux, plus disponibles, plus fiables, plus professionnels, endossent des responsabilités qui ne devraient pas leur incomber, surveillent le travail, etc. On voit à quel point le marché ne saurait se suffire à lui-même : sans confiance, il tendrait à l’autodissolution, mais cette confiance réciproque entre les parties ne peut être acquise que par un jeu d’obligations et d’engagements, par la substitution de logiques personnelles aux logiques marchandes.
Cela étant, ces protections restent fragiles et elles se méritent, ou pour reprendre une expression de l’auteur qui est aussi le titre de sa thèse, les loyautés sont incertaines et les échanges restent dissymétriques. Ainsi, la discipline sur les chantiers est obtenue de deux façons. D’un côté des travailleurs fidélisés qui ne se risquent pas à remettre en question leur situation par des gestes trop visibles d’insoumission et s’appliquent à satisfaire les attentes de leur(s) « protecteur(s) » ; de l’autre, des salariés atomisés, rejetés à la périphérie des collectifs de travail et disciplinés par la menace permanente d’être renvoyés sur le champ du chantier s’ils ne satisfont pas aux exigences en terme de soumission, de rythme de travail, etc.
Complément indispensable du marché, le système de fidélisation, d’allégeances et d’obligations réciproques permet à quelques-uns de tirer leur épingle du jeu. Il apparaît ainsi comme un facteur aggravant des inégalités entre les intérimaires qui parviennent à se stabiliser et ceux qui, maintenus aux marges, jouent le rôle de variables d’ajustement.
C’est peut-être sur ce dernier aspect que l’on aurait aimé avoir plus de précisions. L’analyse des conditions de fidélisation est peut-être trop centrée sur la soumission à la hiérarchie, les discriminations, les logiques de regroupement ethnique et l’évaluation de la « personne ». En dehors de certaines tactiques, comme celle permettant aux intérimaires de faire reconnaître une qualification qu’ils ne possèdent pas, ces derniers apparaissent bien peu actifs dans la construction de la valeur qui détermine leurs chances de fidélisation et qui pèse dans les transactions avec les employeurs et leurs représentants (commerciaux des agences d’intérim, cadres et agents de maîtrise des entreprises de bâtiment). Car malgré des marges de manœuvre réduites et la personnalisation des relations d’emploi, tout laisse à penser que les fidélisés construisent leur « employabilité » et que pour y parvenir, ils mobilisent des ressources et des dispositions spécifiques, qui les distinguent collectivement de ceux qui restent à la périphérie, ressources et dispositions que l’on a du mal à identifier à la lecture de l’ouvrage.
L’autre critique que l’on pourrait formuler tient au choix éditorial. Si, comme cela a été souligné plus haut, il donne à voir une réalité vivante et palpable, le propos théorique et les éléments d’analyse présentent un caractère épars parfois un peu déroutant pour le lecteur habitué à des formats plus académiques, qui devra attendre la conclusion pour accéder à un exposé plus ordonné des thèses de l’auteur.
Il reste qu’outre sa grande lisibilité et son éclairage sur les rouages d’un secteur d’activité qui reste relativement méconnu, l’ouvrage de Nicolas Jounin constitue une contribution originale et stimulante à la sociologie des marchés du travail dits externes ou secondaires, caractérisés par la dérégulation des relations d’emploi.
Nicolas Jounin, Chantier interdit au public. Enquête parmi les travailleurs du bâtiment, La Découverte, Collection Textes à l’appui, Série « Enquêtes de terrain », Paris, 2008.