« La forme d’une ville change plus vite, hélas ! Que le cœur d’un mortel. »
Charles Baudelaire, Le cygne.
« On est tous dans le brouillard. On habite de force quelque part, tous ensemble de force, c’est de force qu’on dit bonjour à l’autre. On ne devrait pas obliger les gens à vivre à côté de ceux qu’ils ne veulent pas. Ils ont le droit de ne pas vouloir. »
Saïd à Colette Pétonnet, dans son livre « On est tous dans le brouillard » (1979, p. 519).
Ce texte est un exercice de mise en forme d’une recherche en cours, dont il résulte et qu’il participe à construire. Celle-ci, commencée en 2012, s’étale sur plusieurs années en dehors de toute commande et perdure à ce jour. L’intention, telle qu’elle peut se définir aujourd’hui, est de prendre ensemble les questions de la transformation de l’espace et celles de la prise possible, individuelle et collective, sur ce phénomène. Cet intérêt pour le politique s’attache à ne pas rester fixé sur les lieux, les moments et les dispositifs dédiés : réunions de concertation, politiques publique, services techniques et administratifs, par exemple. Au contraire, il est question d’aller chercher comment cela se passe, se produit, au cœur de l’expérience quotidienne et, en tout premier lieu, la mienne. Cette proposition permet de saisir à la première personne les sentiments provoqués par la transformation urbaine, de les éprouver au sens fort. L’enjeu étant, à ce point, de ne pas laisser pour compte une ambition de recherche, de documentation et de compréhension, ce qui implique une attention soutenue à la dimension méthodologique. Enfin, multi-située, la recherche, sans prétendre embrasser l’ensemble de l’air urbaine toulousaine, prend place dans différents quartiers de la ville.
Le point de départ se situe bien loin du point d’étape qui s’expose ici. Sociologue du politique, mes travaux jusqu’alors portaient sur la démocratie, la constitution du collectif, son organisation, à partir d’une réflexion sur l’architecture des espaces publics politiques. Je termine ma thèse, qui s’intéressait au congrès national argentin, en posant la question de la pertinence d’une étude de ces phénomènes à l’échelle municipale où
« il serait possible de porter une attention plus soutenue à l’articulation entre processus de subjectivation, organisation symbolique de l’espace public et scène de la représentation politique, avec prise en compte des dynamiques d’élaboration des problèmes publics, des logiques de subjectivation et d’action collective. Non pas parce que la ville serait une échelle plus petite, mais si le problème de la démocratie n’est pas celui de l’organisation du pouvoir, mais plutôt de l’organisation, émergence et subjectivation du représenté comme acteur collectif, ou du public pour reprendre la terminologie de Dewey (2010), l’échelle municipale peut être intéressante pour interroger la politique en dehors des catégories du gouvernement représentatif » (Mariani 2012, p. 335).
Aller à la recherche du politique dans sa forme la plus élémentaire, en deçà de l’émergence des problèmes publics, à une échelle où les activités et décisions pouvaient prendre sens dans l’expérience directe. Il y avait dans cette intention une illusion, celle de la réduction proportionnelle des informations pertinentes à une échelle géographiquement et administrativement plus restreinte. Rien n’est plus faux, puisque, plus le regard se rapproche et plus les détails se font prégnants, plus la quantité des interactions, des modalités d’expérience, les prises et les affects observables se multiplient. Au contraire, le grand nombre, l’échelle macro, permet plus facilement de focaliser sur un petit nombre d’informations, d’effectuer une synecdoque, réduisant la totalité à quelques traits pertinents. Je fus par ailleurs surpris de voir se dissoudre la partie que je pensais solide, l’évidence non questionnée : la Ville [1]. Une identité qui se dissout dans la rapsodie de l’expérience urbaine, de l’urbain comme pratique vécue de la ville, ces mille manières d’habiter qui sont enveloppées dans la ville, pour reprendre les termes d’Henri Lefebvre. Ainsi, ce sont deux éléments qui s’entrelacent sans jamais se recouvrir totalement, la ville et l’urbain, l’un et l’autres se transformant mutuellement.
Dès lors la recherche est traversée à la fois par une reformulation de l’objet et par une tentative méthodologique. Comment faire pour faire place, tant dans l’analyse que dans la description, à cette dissolution de l’objet ville ? Comment ne pas reconstituer une fausse cohérence ? Comment faire émerger des récits issus de la compétence des personnes à donner sens à leurs actions (Ricœur 1990, p. 191) ? Quel « laboratoire », pour reprendre le terme de Boltanski, peut fournir « protocoles et [de] consignes dont le respect doit contraindre le sociologue à prendre le dessus sur ses désirs (conscients ou inconscients) » (Boltanski 2009, p. 25). C’est donc le récit de la perte d’un objet de recherche, et des tentatives qui y ont fait suite pour reprendre pied, dont il sera question ici. C’est-à-dire la mise en place, toujours en cours, de ce fameux laboratoire qui ne peut se faire autrement qu’en prenant appui sur mon expérience propre pour, saisir la ville réelle, en mouvement. « La ville n’est alors plus considérée comme une “chose” que je peux voir, ni comme un “objet” que je peux saisir en tant que totalité. Elle devient un tout décomposé, un hologramme perceptible, appréhensible et vécu en situation » (Agier 2015, p. 23). Bien évidemment, cette difficulté à définir la ville est un problème aussi ancien que les études urbaines, Berthelot en fera même un exemple paradigmatique de difficulté à définir l’objet (1996, p. 151-64) en sociologie ; pourtant il convient d’en éprouver la réalité pour tenter d’en tirer des conséquences effectives sur le plan méthodologique.
L’article suivra de manière presque chronologique le parcours qui va de ma volonté de partir de l’observation du « projet urbain » et de la perception habitante de celui-ci, jusqu’à l’élaboration d’une approche qui s’appuie sur ma propre expérience d’habitant.
À la recherche d’une cohérence du changement urbain.
L’inquiétude séminale de ce travail est provoquée par la transformation de l’espace urbain et la difficulté de la saisir, de la vivre, d’y accrocher du sens, en définitive d’en faire un problème public (Gusfield 2009), une question politique. Dans ce « hélas ! », soupir exclamatif de Baudelaire devant le changement de sa ville, se trouve une sensation confuse qui demande à être explicitée. Nostalgie ? Résignation ? La transformation de notre environnement nous laisse parfois dans la confusion et l’impuissance. Ce qui se joue dans l’expérience de la transformation de la ville touche à la construction même des personnes, parce que la ville « se présente comme sous-système privilégié parce que capable de refléter, d’exposer les autres sous-systèmes et de se donner pour un “monde”, pour une totalité unique, dans l’illusion de l’immédiat et du vécu » (Lefebvre 1968, p. 63). La ville se fait support et cadre de nos constructions subjectives, mais cette totalité n’a rien d’une évidence. Mon premier mouvement a été de chercher la cohérence et l’unité du « changement urbain », ce qui pouvait lui prêter un sens global, une direction.
Toulouse s’inscrit dans une dynamique dite de métropolisation (Leroy 2000), qui, commencée de longue date par la concentration des ressources et la mise en concurrence pour la captation des centres de décisions et des activités économiques à forte valeur ajoutée, s’accentue encore par des dispositifs législatifs, tels que la loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles de 2014. Toulouse devient une métropole, au sens juridique, en janvier 2015. La construction d’une entité administrative, d’abord Grand Toulouse (2008), puis Toulouse Métropole, a été accompagnée d’une inflexion notable du discours sur le « projet urbain ». Celui-ci est devenu, depuis la mandature de Pierre Cohen (2008-2014), plus structuré, plus proche justement de la notion de « projet » qui donne cohérence à un ensemble disparate d’initiatives concernant l’animation, le bâti, la réglementation et le positionnement touristique, qui donne « des évidences simples qui rendent le monde interprétable » (Boltanski et Chiapello 1999, p. 154), où les représentations de l’espace investissent l’espace des représentations, pour reprendre les catégories de Lefebvre (1974, p. 43). Le futur projeté prend le pas sur le présent vécu ; ce discours est aussi plus diffusé, plus prégnant, à travers des publications, des affichages publics, des projets phares qui prennent forment sur le territoire. D’une certaine manière, le premier appui que je trouve, c’est la consistance administrative et institutionnelle de la Ville, dont le « projet urbain » porté par les mandataires est une totalisation saillante.
Le projet urbain toulousain.
Une ville qui change, c’est un canevas de chantiers qui rend difficilement compte de la trame qui l’organise – quand il y en a une, ce qui n’est pas toujours le cas. Les pouvoirs publics travaillent à lui donner un sens, parfois jusqu’à saturation complète de l’espace des représentations.
« Toulouse s’engage dans une démarche de projet pour accompagner sa transformation urbaine sur le long terme. L’enjeu est de donner du sens et une cohérence à l’ensemble des actions concernant le renouvellement urbain, la politique de la ville, le développement économique, la gestion des déplacements, la place de la culture et la qualité urbaine » (Agence d’Urbanisme et d’Aménagement Toulouse Aire Métropolitaine 2010, p. 9).
La cohérence n’est pas le point de départ, mais l’objectif de ce discours qui accomplit le tour de force de consolider son sujet en s’énonçant. On aurait tendance à questionner la portée et le contenu du discours, là où le premier message réside dans l’énonciateur dessiné par le texte : « Toulouse ». C’est la Ville elle-même qui s’exprime sur ces (ses) transformations. À la fois pouvoir politique : la mairie de Toulouse et la communauté de communes, puis la Métropole ; Unité dramatique : unité de temps, de lieu et d’action, la Ville s’impose comme sujet et objet du discours sur sa transformation, sans rien dire vraiment de la multiplicité des acteurs et des processus à l’œuvre, ce « complexe de forces mobilisées » pour organiser l’espace (Harvey 2014, p. 103). Dans cette mise en sens, le projet à un rôle tout particulier. « Dans le tumulte qui agite Toulouse depuis trois ans, derrière le rideau de grues qui hérissent le ciel de la Ville rose, il n’est pas donné à tous de deviner l’avenir qui se dessine » (Laparade 2012, p. 1). Il faut désormais réfléchir à grande échelle, c’est cela l’avenir promis dans cette citation, qui ouvre un ouvrage fait d’une compilation des projets destinés à « propulser » la ville au niveau des nouvelles « Babylone culturelles, artistiques ou économiques du Vieux Continent » (Laparade 2012, p. 1). Ce « projet » s’inscrit dans la concurrence entre les villes (Harvey 2014). Le terme de « projet » est alors à utiliser avec prudence, car ce qui est manifeste, c’est avant tout un discours qui donne une unité à un ensemble de processus difficilement saisissables ensemble, depuis ce « tumulte qui agite » la ville. « Le projet est précisément un amas de connexions actives propre à faire naître des formes, c’est-à-dire à faire exister des objets et des sujets, en stabilisant et en rendant irréversibles des liens » (Boltanski et Chiapello 1999, p. 157). Le projet occulte ainsi les luttes de pouvoirs et les alternatives possibles.
Malgré – ou à cause de – cette profusion, le discours renvoie à ces images en trois dimensions éditées par les cabinets d’architecture et d’urbanisme : on y voit, dans un réalisme criant, les futurs projets prendre place dans le bâti, et pour donner encore plus de vraisemblance, on y ajoute des passant.e.s. Ces personnages mis en scène pour illustrer l’usage quotidien des lieux, pour les rendre plus vivants, donnent au contraire une impression étrange, du fait de leur transparence. Les habitant.e.s sont là sans y être, donnant au final une irréalité troublante à l’image construite où le projet, encore inexistant, a plus de réalité que les personnes qui sont, habitent, fréquentent, font ces lieux. Pour pallier à ce manque de réalité qui n’échappe à personne, les habitant.e.s sont convoqué.e.s pour dire leur vi(ll)e ; les projets mobilisant « l’histoire », ou plus certainement les témoignages, des « gens » se multiplient. De la même façon, les invitations à la participation pour « l’élaboration du projet urbain » se sont multipliées ces dernières années dans le cadre de « la fabrique toulousaine », à la fois lieu physique et nom donné à une série d’ateliers mis en place par la mairie socialiste, entre 2008 et 2010. « Ce projet urbain, tous les acteurs de la ville doivent le nourrir, les élus, les urbanistes, les promoteurs, les architectes, mais aussi le monde économique, culturel, scientifique, associatif… Enfin et surtout, tous les Toulousains », énonce le maire d’alors (Agence d’Urbanisme et d’Aménagement Toulouse Aire Métropolitaine 2010, p. 33). L’urbanisme a été depuis longtemps marqué par les questions de participation (Bacqué, Rey et Sintomer 2005) (Couture 2013). Ce qui a d’abord été objet de lutte (Cossart et Talpin 2015) est depuis une étape obligée, confinant parfois à l’injonction (Carrel 2013). Les difficultés de mise en place de ces procédures ne sont pas à démontrer et font l’objet de nombreux travaux (Blondiaux et Fourniau 2011). L’efficacité du projet devrait permettre « la fabrication d’une image urbaine [pouvant] aussi déboucher sur des formes de solidarité sociale, de fierté locale et de fidélité au lieu, donc fonctionner comme un refuge dans un univers capitaliste où les lieux ont tendance à disparaître » (Harvey 2014, p. 121).
Bien au contraire, ce discours perd de la consistance à l’échelle des habitant.e.s et ne donne pas lieu à un concernement. Au-delà des cartes postales jaunies, d’une nostalgie de l’ancien, pas de place pour des récits pluriels qui pourraient donner prise sur le présent. C’est ce que j’analyse dans les entretiens et divers documents d’expressions collectives : feuilles d’information de comité de quartier, tracts de groupes militants, production d’un atelier créatif ou production documentaire dans une radio associative. Éléments épars sans liens d’ensemble qui, très souvent, restent au stade d’une diffusion confidentielle. Ranger, classer lui donner un ordre, c’est le premier réflexe du chercheur, faire émerger « le récit habitant » sur la Ville. Comme s’il pouvait être unique, comme si l’on pouvait rendre les expressions habitantes commensurables avec le projet urbain, comme un contre point de celui-ci. Et effectivement, dans les publications de comités de quartier, on retrouve cette grammaire du projet et du contre-projet, mais au final ce n’est encore qu’une forme singulière, certes visible et légitime, mais au final limitée. Quelque chose échappe encore, et c’est à cette part que je tente de rester attentif.
Le rébus du bâti.
Depuis le sol, au pied des grues, peu de choses sont discernables du sens des nombreuses transformations. Pétrie de passé, travaillée par l’avenir, la rue se ressent au présent, dans le quotidien, de ce point justement où il est difficile de se faire une idée globale, de totaliser le processus dans lequel on est pris. La ville change, se transforme imperceptiblement ou brutalement, mais cela prend souvent un caractère naturel, inexorable. « Tout se passe comme si un aveuglement caractérisait les pratiques organisatrices de la ville habitée » (De Certeau 1980, p. 141). Si l’on quitte la vision de surplomb qui est celle du projet, la Ville se fragmente en une multitude d’expériences singulières. De ces diversités de vécu émergent des récits sans mots, ceux des pratiques quotidiennes, des lieux, « histoires fragmentaires et repliées, des passés volés à la lisibilité par autrui, des temps empilés qui peuvent se déplier mais qui sont là plutôt comme des récits en attente et restent à l’état de rébus » (De Certeau 1980, p. 163).
La ville bâtie, dans sa transformation et sa permanence, comporte des parcelles de sens épars. Ce sont alors les identités citadines qui se trouvent affectées, à travers les transformations de l’urbain. « La vie urbaine suppose rencontres, confrontations des différences, connaissance et reconnaissance réciproques (y compris dans l’affrontement idéologique et politique) des façons de vivre, des “patterns” qui coexistent dans la ville » (Lefebvre 1968, p. 13). Les rues, les places, les bâtiments sont les supports concrets de la mémoire : le chemin de l’école, le lieu d’une rencontre, le nom d’une rue… La transformation urbaine bouleverse notre mémoire ; qui n’a pas fait l’expérience de ne plus se souvenir de ce qu’il y avait là, avant, à la place d’un bâtiment neuf, d’un parking ou bien d’un supermarché ? Comment, dès lors, construire des récits face à la dispersion des repères ?
Le plus souvent, c’est un lent déplacement qui s’opère, comme la transformation d’un visage familier ou la croissance d’un enfant. Ce n’est qu’à l’occasion, après une absence ou lors de programmes particulièrement importants de « rénovation », que l’on constate le bouleversement irréversible, sans possibilité de retour en arrière. Le décor a avalé les protagonistes, comme le dit Saïd, un habitant du quartier de la gare Matabiau depuis 1982 : « Déjà, ils ont fait certains aménagements, on ne se reconnaît plus (…) c’est notre enfance qui disparaît en même temps que ces immeubles se construisent » [2]. La possibilité de se retrouver dans la ville, de s’inscrire dans le long terme, s’effiloche dans la transformation, que celle-ci soit lente ou rapide.
L’expérience de l’urbain est faite de dépossession, la Ville s’impose dans une dynamique irrésistible. « La ville, réalité présente, immédiate, donnée pratico-sensible, architecturale – et d’autre part l’urbain, réalité sociale composée de rapports à concevoir, à construire ou à reconstruire par la pensée » (Lefebvre 1968, p. 46). Dans cette nécessaire reconstruction d’une unité signifiante, cohérente, un certain nombre de questions se ressentent peut-être d’abord comme un trouble (Breviglierie et Trom 2003), une gêne en deçà du problème collectif, pas encore un discours articulé. Ce qui se passe dehors constitue une gêne en dedans, pour soi, mais ne fait pas l’objet d’un concernement public. Si la Ville montre de nombreux endroits où s’élabore du politique, elle est aussi le lieu de l’indifférence, le lieu où des « problèmes privés » ne se transforment pas en « problèmes publics », et où, inversement, les « problèmes publics » peuvent être considérés comme étrangers, délaissés. Refus, abstention, distance ? Bien évidemment que ces catégories sont efficientes, mais elles relèvent encore d’une intention, d’un rapport à la construction du problème public. Peut-être est-il plus indiqué de partir de la notion d’indifférence (Stavo-Debauge 2003) (Joseph 1984) pour saisir la réalité d’une distance entre la Ville et ceux-là même qui l’habitent. Là où les problèmes du quotidien s’évoquent comme une exaspération bruissante (Borja 2013), qui restent à l’orée d’une élaboration publique sous la forme de discussions privées faites dans « l’espace public ». Quelque chose qui, pour créer un concernement public, demande peut-être un peu plus qu’un dispositif de participation. Quand Colette Pétonnet recueille la parole de Saïd, mise en exergue de cet article, elle évoque pour l’expliquer la surdité des pouvoirs publics. Aujourd’hui, la profusion des dispositifs d’écoute et d’expression nous oblige à décaler cette question vers les possibilités même de l’énonciation, dans toute la complexité de ce terme. Cette indifférence peut être aussi considérée comme une protection, une manière de s’inscrire dans sa propre ville, de maintenir la bonne distance. Comment penser les ressources disponibles pour l’élaboration d’un récit collectif permettant de saisir son environnement ? Comment saisir le trouble sans l’objectiver dans la cohérence urbanistique (Lefebvre 1968, p. 94) ? Comment dès lors trouver les moyens de le restituer dans sa fragmentation, dans cette « bonne distance » ? C’est-à-dire sans que l’écriture, le rendre compte, donne à voir une cohérence qui n’existe pas dans la réalité ? Tout en n’abandonnant pas ni la prétention scientifique consciente de l’incertitude inhérente à l’exercice (Berthelot 1996, p. 259), ni l’ambition d’apporter à la situation des éléments de réflexivité susceptibles de donner prise à ceux et celles qui y sont engagé.es ?
À ce point précis s’ouvre un problème pratique, méthodologique, sur comment saisir ce qui se loge dans l’indifférence. Faut-il se plonger dans une archéologie, pour construire « une connaissance intime, en s’imprégnant des lieux, en regardant et en reconnaissant dans les différentes strates, les toutes petites traces qui révèlent une histoire plus grande » (Biase 2014, p. 58) ? Dans tous les cas, une attention au détail s’impose et, comme pour l’archéologie, il faut saisir ce qui est là, présent, mais ne se donne pas à voir. Il s’agit dès lors de délimiter, de se soustraire à la Ville comme entité, pour la percevoir d’en bas. Mais comment effectuer ce découpage, sans imposer de catégories, sans forcer le réel ? « S’il n’y a pas de problème nous ne pouvons pas intervenir » [3], déplorait un technicien de la ville. Qu’en est-il de la manière dont peut et doit s’énoncer ce « problème » ? Est-ce que ce qui fait « l’objet » du sociologue, le « problème » du technicien n’est pas, déjà, une mise en forme, une mise en ordre réductrice de ce qui se passe dans la ville ?
Observer sa ville comme habitant.
Ce constat d’une désagrégation de l’objet Ville dans l’expérience citadine est ce qui va me mener à prendre appui sur ma propre position dans cet espace de la ville indifférente. Cette ville qui se soucie peu, ou pas, de la Ville. Je vais reprendre mon enquête, à partir de mon vécu, mon savoir sur cette ville. Comme propre expert de ma ville, je me penche sur mon histoire, mes habitudes, mon vécu. Et pourtant là encore, je trouve dans mon expérience, bien que conséquemment documentée, la même difficulté à saisir l’objet Ville, à faire continuité entre la pratique quotidienne et l’ensemble dans lequel elle prend place et qui, en quelque sorte, l’organise. Je prendrai le temps de faire place à mon expérience, puisque c’est à partir de celle-ci que j’essaie de construire mes tentatives méthodologiques.
Faire place à l’expérience.
Dans un premier temps il est important de poser certains éléments de mon expérience personnelle. J’habite Toulouse depuis 1995. Les circonstances ont fait que les lieux où j’ai habité lors des dix premières années (1995-2005) ont tous, sans exception, été transformés. Que ce soit par la rénovation totale (démolition/reconstruction) ou par une simple transformation (changement d’affectation/requalification). Le constat est saisissant : disparition de grandes surfaces industrielles, usines ou hangars, qui laissent la place à des immeubles ; destruction de « cités jardins » au profit d’ensembles d’habitations plus denses ; montée en gamme et division de locaux d’habitation. Un phénomène lié à l’augmentation de la population toulousaine, qui a connu une croissance de près de 200 000 habitant.e.s depuis l’immédiate après-guerre mais surtout, pour plus de la moitié de cette croissance, après les années 1990. À cela s’ajoute le développement des transports, notamment métro et tramway depuis 1993 (première ligne de métro), et la finalisation des rocades en 1990, qui participe d’une modification profonde de l’organisation des déplacements dans la ville.
J’ai, par exemple habité, la cité Bourassol, un ensemble de baraquements construit à la hâte en 1939 pour les réfugiés espagnols, qui servira ensuite à loger les familles ouvrières de la cartoucherie [4] toute proche. Enclavée à la périphérie du quartier Saint-Cyprien, en bord de Garonne, elle abritait aussi une population de « gitans sédentarisés » [5], de longue date dans cette zone. Un quartier populaire de 130 habitations, presque rural dans sa physionomie de petites maisons bordées de jardins et d’allées parfois non goudronnées. Ce sont les habitant.e.s qui ont progressivement fait évoluer les « baraquements » initiaux de la cité d’urgence : extension de surface, rajout de sanitaires et de cuisines, qui donnent à l’ensemble un aspect singulier. Le quartier est devenu, en 2001, une Zone d’Aménagement Concerté, donnant lieu à la construction de 450 logements qui sont venus remplacer les anciens bâtiments pendant que, dans le même temps, l’ancien pôle industriel, la cartoucherie, laissait place à un « écoquartier ». Retourner sur les lieux, en 2017, c’est se confronter à un paysage profondément bouleversé, où seuls quelques alignements d’arbres permettent de refaire mémoire de la disposition du quartier, où même le tracé des rues a été modifié. Il aura fallu plus de 20 ans pour que la destruction/reconstruction soit totale – et soulignons qu’en 1999, seuls 83 logements étaient habités légalement, les autres faisant l’objet d’occupations illégales. L’office HLM lié à la mairie lutte contre ces occupations en détruisant les sanitaires des maisons inoccupées et en bouchant les ouvertures par des murs de parpaings. La municipalité agit contre les usages et les pratiques qui pourraient contrarier la transformation. L’espace des pratiques est considérablement réduit. La disparition du quartier s’est faite progressivement. J’y croise pourtant des anciens habitants, revenus voir une connaissance en bordure de la cité. Ils habitent désormais plus loin, dans un habitat similaire (ancienne cité d’urgence de la Cépière), mais qui lui aussi doit bientôt subir le même sort. La ville leur laisse peu de place : « Nous si on fait un barbecue là (désignant les nouvelles constructions), c’est sûr on a des problèmes tout de suite » [6]. Ce n’est pas la disparition du bâtit qui fait sens, mais la disparition de ce qui fait la vie quotidienne. Les anciens habitants n’évoquent pas les constructions, mais l’urbain qui y avait lieu. Il n’y a pourtant nulle trace de cette disparition et pas d’espace pour qu’elle soit vue et entendue, et encore moins qu’elle prenne sens, qu’elle puisse former récit.
Le retour sur mon expérience habitante me permet de comprendre les années 1990 comme une période charnière, où la ville et la population connaissent un renouvellement qui semble ensevelir le temps passé. Et tout cela se produit à bas bruit, sans heurts : une ville disparaît, une autre se construit. Dans l’expérience le changement est incompréhensible, presque imperceptible : toute la ville se transforme autour de moi dans une logique insaisissable. De la même façon que des retours sur place laissent sans repères : ici une allée d’arbres conservée, là un morceau de mur ou encore un ouvrage de voirie permettent de prendre quelques repères. Seuls quelques regards voient encore, à travers ce nouveau décor, la vie qui avait place précédemment, l’urbain qui y avait lieu, et encore souvent sous la forme biaisée de la nostalgie, du c’était « mieux avant ». Cette simple enclave du quartier Bourassol, discrètement disparue, illustre la complexité de la réalité d’une ville qui change et se transforme. Impactant profondément la vie et les modes d’habiter, mais dénuée de mise en forme symbolique et collective, c’est-à-dire proprement politique, pour donner sens et cohérence à ces transformations. Les conflits entre la projection de la ville et les pratiques urbaines se jouent de manière localisée, en quelque sorte dans des marges, et à bas bruit. Pourtant cette interprétation informe sur la manière de se représenter l’urbain. Ce qui est le centre de la vie quotidienne, l’habitat, est ressenti comme périphérique par rapport à la Ville elle-même. L’espace public est saturé, sans rapport avec l’expérience de l’ensemble des habitant.e.s. L’emprise du projet urbain se perçoit ici clairement. La Ville projetée empêche de parler la ville vécue, celle-ci est rendue périphérique dans l’espace des représentations.
Comment relever, compiler, documenter ces événements ? Comment dès lors faire sens à partir de là, de cette carence de sens ? Et comment en rendre compte dans cette irréductible fragmention, et non dans une unité artificiellement reconstruite ? En fait comment, non pas dissiper le brouillard propre à l’urbain, mais distinguer à l’intérieur de celui-ci des chemins intelligibles ? C’est alors mes pratiques de recherche et mes pratiques d’habitant qui se transforment conjointement.
Tentatives méthodologiques.
Dans cette situation où, à la fois, l’objet de la recherche, en quelque sorte, se dissout, et l’absence de contraintes et de ressources liées à une commande précise laissent quelques marges de manœuvre, s’ouvre la possibilité de tenter quelque chose [7]. « Une tentative n’est pas une institution en ce sens que la tentative est un petit ensemble, un petit réseau très souple qui se trame dans la réalité comme elle est, dans les circonstances comme elles sont, allant même à la rencontre d’événements assez rares qui ne peuvent pas être créés arbitrairement » (Deligny 2007, p. 705). Ainsi la tentative ne vaut pas « exemple » et encore moins « modèle », elle se veut un espace-temps d’expériences qui peuvent apporter des éléments de dépassement de certaines problématiques.
Ma pratique de recherche s’insère dans ma vie quotidienne et, pourtant, ne relève pas de la pratique « ordinaire ». Elle va transformer cette pratique, transformer les parcours, les rythmes et interroger autant l’habitant que le chercheur. Très vite mon regard change et s’aiguise. L’environnement se double d’un alter ego littéraire, les murs se chargent de dates, je lie (lis) les espaces à partir d’une mise en perspective historique de leur construction. Devenue point de vue, la position d’habitant n’est pas celle de l’ingénu, d’autant plus qu’elle est celle d’un chercheur habitant, d’un habitant chercheur. Décrire [8] à partir de ma pratique m’oblige à repenser cette pratique elle-même, notamment dans la manière où elle s’inscrit dans la ville : ce qui la conditionne et ce qu’elle laisse de côté. Je me prends à penser mon rapport à mon environnement, à chercher les éléments qui donnent cohérence à mon expérience. Je mesure mes attachements et, insensiblement, les renforce, les approfondis. Un rapport particulier se crée avec la ville, je densifie l’observation de mes parcours les plus fréquents, la photographie double mon œil. Je change des parcours, mesure les espaces qui me sont étrangers parce que justement en dehors de mes trajets, trace des parcours à travers eux pour les ressentir. Les trajets se font à pied, à vélo, en voiture. La bicyclette devient le véhicule privilégié d’une exploration de la ville ; mais parfois trop rapide, malgré tout, pour me permettre de m’arrêter aux détails, j’opte pour une pratique de la flânerie.
Mon premier mouvement a été de prendre acte de l’existant. L’image me permettant de fixer la ville telle qu’elle était, je me mets à capturer de manière désordonnée le bâti qui m’entoure. Je me concentre sur certains éléments particuliers de la ville : chantiers, espaces urbains plus fréquentés, moments particuliers d’occupation. Très vite, il me faut me départir de l’illusion d’une capture systématique. Je m’interroge sur ce qui fait sens, dans la transformation, du rapport entre le bâti et l’urbain. Il me faut focaliser mon regard, je le fais en suivant deux pistes : la première géographique, en isolant une zone précise ; la seconde plus thématique, à travers la notion d’inscription.
Je détaille donc un espace précis, correspondant à un projet urbain stratégique pour Toulouse Métropole. Cette zone, destinée à devenir le quartier d’affaires Toulouse Euro Sud Ouest (TESO), recouvre part ou totalité des quartiers Matabiau, Belfort, Jean Jaurès, Bonnefoy, Marengo, Jolimont, Raisin et Lapujade. Des zones bâties très différentes dans leurs morphologies et leurs usages, s’étendant du plus proche du centre-ville jusqu’au faubourg. C’est un espace de recouvrement entre la ville centre et la ville « sans qualité », lieu de conflit d’usage et de définition, c’est aussi un lieu que je traverse régulièrement. C’est une zone dont je ne veux pas perdre la mémoire. Film et photographie me permettent de capturer le bâti, les commerces, les passages, tout en expérimentant une présence particulière de l’observateur attentif. C’est à la fois un relevé et une expérience qui permettent de fouiller les détails, de chercher les infimes marques de l’usage.
J’en viens aussi à observer les murs et les rues comme espace de visibilité et de présence, je m’essaie à une lecture politique des inscriptions physiques et symboliques qui prennent place dans la ville. Affiches, autocollants, écritures murales, actes graphiques, manifestations, mais aussi effacements (Barra, Engasser, et Suárez 2016) et prévention situationnelle. Commencer à prêter attention aux traces et aux marques qui révèlent des pratiques, parfois des opinions, souvent des conflits. C’est une approche du politique, non pas en tant que compétition pour les mandatures, politique partisane, non plus en tant que gestion, ni même en tant que participation, mais politique en tant que façon de répartir les parts et les places (Rancière 1998), les possibilités et les interdictions, les ressources et les carences qui sont directement liées à une certaine façon d’être entendu et vu, d’être catégorisé. Au final, ce qui rend possible, conditionne, limite, l’inscription dans la ville. En somme, tenter de lire un espace public non comme catégorie déjà là, mais comme réalisation pragmatique, indissociablement inclusion et exclusion, de personnes, de pratiques et d’usages. Une tentative pour saisir la ville indifférente, approcher les troubles, par les marques et les traces laissées dans l’espace public.
Ces parcours dans la ville ne peuvent faire l’économie de la rencontre. Ce qui se pose alors est à la fois un travail sur les modalités de l’entretien, permettant de faire émerger des récits sur les pratiques citadines, sur la perception de la ville et de ses changements et, dans un second temps, un usage de ces récits, une circulation de ceux-ci, permettant une écriture plurielle. Il s’agit d’inscrire le travail d’entretien dans une pratique radiophonique. Cette dernière facilitant des rendus publics réguliers, permettant d’initier une dynamique de circulation et d’itération propre à former un récit pluriel, donnant à voir la complexité de la réalité urbaine tout en s’inscrivant dans une sociologie publique (Burawoy 2009) propre à rendre compte du caractère politique des dynamiques urbaines. Je réalise des chroniques qui, partant d’un fait précis, permettent de mettre en forme et de partager à la fois des sentiments et une analyse [9]. J’enregistre des moments dans la ville, dans des déambulations micro en main, autour d’événements particuliers comme la disparition d’un marché [10], une opération de rénovation, ou sur des expériences habitantes en dehors de ces événements, permettant de s’intéresser plus à la pratique quotidienne [11]. Ces moments d’enregistrement permettent de saisir aussi le rapport à la parole publique, la manière dont, dans différents contextes sociaux, on se saisit des changements et on tente de les mettre en forme pour le public. En effet, contrairement à l’entretien sociologique, l’entretien radio est explicitement tourné vers un rendu public. Ce qui est dit hors micro, les mots que l’on m’enjoint de supprimer (« vous enlèverez ça quand même »), ce qui est « juste mon opinion », tout cela donne des indications sur un rapport à la divulgation d’une réalité habitante, ce qu’il faut « faire savoir » et ce qui, au contraire, reste en deçà, indicible. C’est aussi une habitante qui invite sa voisine pour participer à un enregistrement, et les informations qui s’échangent entre elles à ce moment-là. Ce qui relève de l’échange ordinaire et ce qui participe de la vie publique. Elles construisent alors un savoir commun sur l’immeuble, le quartier, les voisins, recoupent des informations, échangent des avis sur telle ou telle situation.
La perspective est aujourd’hui de relier les deux pratiques, visuelle et sonore, à travers des guides d’entretien photographiques en partie inspirés d’Yves Chalas (2000), cette « vision réactivée » permettant de construire des échanges sur les formes de l’urbain. Non pas simplement faire réagir les personnes sur des photographies, mais partager avec elles une vision de la ville, et faire par là une expérience de l’urbain, remettre au cœur d’une conversation cet espace qui fait nos quotidiennetés mais que nous laissons trop souvent en dehors de nos réflexions. La photo ne vaut pas pour elle-même, mais pour l’évocation qu’elle permet, par l’expérience qu’elle permet de réactiver. Les effets de terrain induits par l’introduction de telles techniques, trop visibles pour laisser indemne la position du chercheur, qui ne peut plus prétendre à un effacement, sont évidentes. Le rapport social particulier qui s’instaure avec l’utilisation de dispositifs techniques de captation sur le terrain invite à concevoir la présence comme le pivot central de la démarche de recherche. Il n’y a plus, d’un côté, un chercheur et, de l’autre, un habitant mais un habitant chercheur qui développe une pratique de recherche avec d’autres habitant.e.s [12]. C’est là un chantier à peine ouvert : il est possible, à partir des matériaux sonores et visuels, de penser des restitutions qui soient encore des moments d’échanges. Des écoutes collectives, des expositions, des formes de restitutions qui ne se contentent pas de « faire passer », de médier un contenu déjà là, mais qui ouvrent à une élaboration collective de sens.
Si la Ville peine à devenir un objet concret dans le quotidien des habitant.e.s, c’est peut-être qu’elle se présente à l’expérience avant tout comme un « décor ». Bien sûr, parfois, un lieu participe de la construction d’un récit, agglomère des souvenirs, mais le plus souvent la Ville fait second plan, échappe aux souvenirs. Elle est constamment présente, élément de l’action et pourtant invisible, comme le décor et la musique d’un film, éléments absolument indispensables mais qui restent comme masqués par l’action qui s’y déroule. « Décor » devient un mot juste pour décrire non pas la ville telle qu’elle est, mais comme elle se présente dans l’expérience. Le chercheur se doit dès lors de scruter profondément cet arrière-plan, pour découvrir les éléments structurant des parcours, des modes d’habiter, des trajets, des sociabilités. Pour percevoir ce que l’enveloppe fait au contenu. La ville s’expérimente toujours au présent, comme séparée de ce qui la fabrique, de ce qui la transforme, la constitue. Construisant l’action et construite en retour par celle-ci. Se replacer d’un point de vue habitant, c’est laisser place à cette contradiction, c’est tenter de ne pas réduire la ville à des dynamiques saisissables et définies. Et cela sans pour autant renoncer à saisir la totalité qui revient à nous, comme la Ville. « Non pas un retour à l’interaction ou à l’hic et nunc, non plus qu’un culte de l’intime, donc, mais au contraire un effort pour recueillir l’expérience dans les liens, les fils, les attachements, les pesées et les durées qui la font tenir et qu’elle oblige à reprendre, en situation et dans l’interaction – à condition d’inclure dans ces termes les choses en cause » (Hennion 2015).
Ce qui résulte de cette déroute [13] initiale, c’est un nouveau point de départ. La question qui s’ouvre maintenant est de relier ce travail de capture, d’une part à un travail d’entretien et, d’autre part, à un travail d’analyse et d’écriture. Les matériaux recueillis, tant sonores que visuels, doivent pouvoir alimenter l’analyse sans être soustraits du résultat final. C’est-à-dire sans devenir des matériaux inertes, des « données » qui illustrent un discours savant, mais des éléments vivants de récits qui auraient une valeur analytique. Le défi est de ne pas laisser se réintroduire les grands opérateurs commodes (projets urbains, Ville, métropole) qui mettent à distance la réalité des pratiques, et de restituer dans l’écriture le caractère foncièrement fractionné de la réalité. Les deux faces d’un même problème, celui de saisir et de restituer une expérience complexe sans la plier pour la faire entrer dans des catégories préconstruites, ni la réduire à une série d’ethnographies d’espaces et de processus déconnectés entre eux. Cela m’a conduit à expérimenter un dispositif méthodologique : les « ateliers d’ethnographie collaborative », basés sur les outils radio et photographiques. Dans ce titre, plusieurs idées rendent compte de nos objectifs : l’ethnographie, comme écriture profonde, attentive et détaillée d’une réalité localisée, vise à raconter pour comprendre, pour « prendre avec ». Intervention, parce qu’il ne s’agit pas simplement d’enquêter et d’observer, mais d’avoir un impact sur les territoires, les milieux étudiés. Et collaboratif parce que c’est dans l’interaction que repose l’efficacité de la démarche, par la mise en récit. Cette démarche postule que ce type de dispositif peut apporter à la capacité d’un groupe social à construire une réflexivité collective. La volonté est de créer des situations ancrées localement, capables de produire des moments de prise de parole et d’échanges, de prise de distance et de réflexivité. De créer les conditions d’émergence de paroles collectives, en construisant des temps et des espaces d’expression et de co-construction d’une problématique de recherche avec les personnes concernées.