Carte extraite du site officiel de la candidature Pelvoux Écrins 2018.
Le 23 septembre 2008, le milieu sportif français rigole : la ville de Gap n’est pas candidate pour accueillir les Jeux d’hiver « Gap 2018 ». A l’origine de cet imbroglio, un changement de municipalité au mois de mars précédent, et des conflits entre les acteurs principaux du projet, le maire de Gap et le promoteur d’une candidature « Alpes du Sud » pour accueillir les Jeux olympiques d’hiver en 2018. Trois mois plus tard, les Alpes du Sud ont leur championne : la petite ville de Pelvoux dans la vallée de la Vallouise, au pied du massif des Ecrins, de leur Barre et de leur Dôme. Au cœur du projet : le « développement durable » et le « retour aux sources ». La carte proposée pour illustrer le dossier soumis au Cio français pour une première sélection incarne à elle seule les axes de la candidature. Elle met en scène les sites olympiques dans un nouveau territoire sportif qui associe le symbole « montagne », l’imaginaire « nature » et le principe « développement durable ».
Les couleurs du fond bleu et blanc posent d’entrée le contexte enneigé et glacé de la haute montagne, les effets d’ombre mettent en relief la pente. La sémiologie propose un flocon de neige pour désigner l’implantation des stations de ski, dont certaines issues du Plan Neige de 1964 sont loin de correspondre à l’architecture vernaculaire des vallées supposées préservées. Glace, neige et pente, pas de doute, les Jeux d’hiver se feront à la montagne. Le territoire ainsi créé s’approprie des points identitaires forts et insiste sur le décor de haute montagne dans lequel s’inscriront les Jeux : « Pays de la Meije », « Les Écrins 4102m », « Saint-Véran 2040 ». Le site de promotion de la candidature insiste sur cette appropriation d’un passé mythique (ou mythifié) qui justifierait à lui seul l’attribution des Jeux : « C’est à Montgenèvre qu’a été organisé le 1er concours international de ski. Depuis, tous nos enfants savent skier […] ». En plus d’une histoire, le territoire a aussi une géographie particulière : il bat tous les records d’altitude. Plus haut département de France, plus haute commune, plus haute ville, plus haute préfecture : quand un territoire atteint les sommets, il doit remporter la palme ! Le territoire olympique a ses hauts lieux, son passé, sa géographie ; il a aussi ses héros, enfants du pays médaillés olympiques qui incarnent à la fois la réussite et la tradition locale, comme Luc Alphand ou Carole Merle.
Le découpage proposé par la carte ne correspond à aucun découpage administratif. Il lie deux départements français, les Hautes-Alpes et les Alpes-de-Haute-Provence, avec la province italienne de Turin, sans pour autant représenter l’intégralité des départements concernés. Gap, la ville félonne, ne figure même pas sur la carte, alors qu’elle est le principal pôle des Alpes du Sud. Au Sud, ce sont Chorges et sa petite (très petite) gare qui marquent le point d’entrée dans ce territoire olympique fraîchement créé, alors qu’il s’agit d’un simple point de passage (village de 1800 habitants) et non d’un nœud ferroviaire ou routier. Au Nord, le pays de la Meije semble être le bout du monde, préservé dans son éloignement de toute influence urbaine néfaste. La seule continuité possible pour les Alpes passe par l’Italie. L’ancrage régional est clairement au Sud : aucune liaison vers Grenoble n’est indiquée, l’accès aux sites se fera par l’Italie et par Marseille, sa gare TGV et son aéroport. Au-delà de la rivalité de clochers enneigés entre Alpes du Nord et Alpes du Sud, la compétition territoriale fait rage entre la région Rhônes-Alpes, accusée d’avoir monopolisé les Jeux à trois reprises et de présenter deux candidates pour 2018 (Grenoble et Annecy), et la région Provence-Alpes-Côte d’Azur qui voit là un bon moyen de promouvoir le tunnel ferroviaire sous le col du Montgenèvre, attendu depuis longtemps.
Le territoire olympique présenté est vierge de grosses infrastructures, l’autoroute s’arrête au Sud et le TGV passe au Nord. L’espace entre les deux est préservé, fait de parcs naturels (Parc national des Ecrins, Parc national du Mercantour, Parc régional du Queyras, Parco naturale Val Troncea en Italie, Parc national de la Vanoise — indiqué alors qu’il fait honteusement partie des Alpes du Nord) et de petites stations de ski supposées intégrées dans le paysage et acteurs du développement local (Réallon, Sainte Anne, Crévoux, Ceillac, Abriès, Cervières, La Grave, etc.). La carte, conformément au discours du site de promotion de la candidature, doit ainsi démontrer que la notion moderne et galvaudée de développement durable est ici appliquée depuis longtemps, à travers la revendication d’une identité territoriale axée sur la mesure de l’homme par rapport à une nature réifiée et sur la préservation des traditions adaptées au milieu. L’ensemble du territoire est traversé par une ligne ferroviaire sensée faire le lien entre les sites olympiques. La carte ne montre pas l’état des voies et la régularité actuelle du trafic, délaissés par les directions de Rff et de la Sncf au bénéfice de lignes plus rentables, ni les embouteillages des week-ends de février quand tous les vacanciers se retrouvent sur l’unique axe de circulation nord-sud du département des Hautes-Alpes, ni les semi-remorques se rendant en Italie via le col du Montgenèvre.
Le modèle concentrique présentant les distances au centre de la carte est particulièrement intéressant. Il propose quatre cercles indiquant la distance euclidienne entre les sites olympiques et le centre géométrique de la carte, et non entre les sites et le centre géographique, qui serait par définition la ville candidate, lieu de remises des médailles, à savoir Pelvoux. Un autre centre pourrait être le village olympique, mais celui-ci est dédoublé entre la ville de Briançon et la station des Orres. Mont-Dauphin devient par la magie de la cartographie le centre du territoire olympique alors que la ville n’abrite aucune compétition. Il est vrai que lors des Jeux, le village de presse est essentiel dans la diffusion mondiale des événements. L’expression des distances en kilomètres est cependant trompeuse ; dans ces espaces de montagne aux routes étroites et sinueuses, la distance-temps serait plus appropriée. Qui peut croire que le trajet Mont-Dauphin–Sainte-Anne équivaut au trajet Mont-dauphin–Briançon quand il suffit de suivre la nationale de fond de vallée pour arriver à cette dernière, alors qu’il faut gravir et redescendre le col de Vars (2100 mètres d’altitude) sur une route départementale pour atteindre la petite station de Sainte Anne ?
Les Jeux d’hiver ne sont pas ici un « effet vitrine » dans une stratégie de marketing territorial d’une grande métropole comme le sont la plupart du temps les grandes manifestations, des Jeux Olympiques aux Capitales européennes de la culture, tout simplement parce que la métropole n’existe pas, et n’existera pas en 2018. Les Jeux ne feront pas entrer Pelvoux ou Briançon dans le palmarès des villes mondiales, ni ne les favoriseront pour entrer dans la compétition, parce qu’elles n’ont pas la taille critique ni les structures productives nécessaires pour rivaliser avec Barcelone, Sotchi, Montréal, Séoul ou Istanbul. La communication territoriale est efficace pour cela si elle reflète une véritable influence, mais ne peut la créer de toute pièce. Par contre, la candidature s’inscrit dans une lutte nationale de reconnaissance, les Alpes du Sud se sentant délaissées par le reste du territoire français, aussi bien dans les politiques d’aménagement que dans la fréquentation touristique. La synergie des acteurs locaux est sur ce plan révélatrice : maire, député, conseil général, conseil régional, chambres de commerce, stations de ski, etc. de tous bords politiques travaillent comme un seul homme à la promotion de ce petit territoire isolé. Le territoire, vu comme un produit du substrat physique, du mode d’occupation du sol et de ses acteurs, devient ainsi une ressource aussi bien qu’une image, dans un contexte général favorisant les structures de proximité, les aménagements légers et les déplacements collectifs.
La comparaison avec la candidature de Sotchi est éclairante. A la différence de la station balnéaire russe, délaissée l’hiver, Pelvoux est une station de ski, qui vit par et pour le ski. Les infrastructures existent déjà, quand plus de la moitié sont encore à construire sur les contreforts du Caucase. La logique politique même de la candidature est différente. Les Jo de Sotchi sont nés d’une volonté étatique de développer à la fois cette station balnéaire (lieu de villégiature de Vladimir Poutine) et l’image internationale de la Russie dans une démarche qualifiée en science politique de « top-down ». La candidature de Pelvoux n’est pas soutenue par le pouvoir central français et est l’émanation d’une volonté locale, portée par des acteurs sans envergure nationale ; elle répond beaucoup plus à une logique dite « bottom-up ».
Cette carte symbolise à elle seule le type de candidature voulue par les organisateurs : une candidature axée sur la mesure et la sobriété, sur la proximité des athlètes, sur la qualité des sites, le tout dans un environnement de montagne, à l’opposé de celle de Sotchi. Elle incarne un ensemble de massifs (qui retrouvent pour l’occasion une unité) toujours enclavés, à l’écart du développement du tourisme de masse, et mise pour cela sur l’image de la haute montagne, l’alpinisme, le mythe de l’aventure et de la conquête des grands sommets. Et tant pis si, au passage, elle prend quelques libertés avec les réalités des territoires concernés.