Un selfie de rien du tout ? Il est de bon ton aujourd’hui de railler cet exercice qui consiste à se prendre en photo soi-même, seul ou en groupe. Le remplacement récent de cet anglicisme en « autophoto » ou « égoportrait » par l’Office québecois de la langue française renseigne autant sur le procédé technique qu’il intègre la dénonciation d’une pratique ici restreinte à un comportement narcissique. L’autoportrait photographique est en fait contemporain de l’invention de la photographie elle-même, avec par exemple cette image de Robert Cornelius (1839), mal cadrée mais les yeux ouverts grâce à une réduction du temps de pose, sa mise en scène en « Noyé » (1840) par Hippolyte Bayard ou encore l’« Autoportrait tournant » (1865) du fameux Nadar. Dans une période plus récente, le retardateur ou le déclencheur à distance des appareils photographiques ont été très largement utilisés pour se tirer le portrait sans l’aide d’un tiers et valider sa présence, plus ou moins partagée, dans un lieu, à un moment donné… La nouveauté tient bien sûr au caractère massif et mondial du phénomène (selon les sources, il est question de 1000 à 1200 selfies à la seconde), ainsi qu’à la grande diversification des pratiques (Gunthert 2015) (Allard, Creton et Odin 2014). Le tout permis par la diffusion très rapide des smartphones, dotés dès l’origine d’une option photo dont le développement des performances est mis en avant à chaque nouveau modèle. Le coût marginal d’une photographie numérique est devenu nul et l’omniprésence du téléphone dans la vie quotidienne fait que l’on n’a pas besoin d’être en voyage pour prendre des photos. Des accessoires comme la perche à selfies sont apparus, qui permettent en particulier d’élargir l’angle et d’augmenter la profondeur de champ de la prise de vue. La caisse de résonance proposée par les réseaux sociaux a pu ensuite accompagner, sinon accélérer la généralisation des selfies et leur place éminente parmi les différentes formes de publications numériques. Instagram est un support de choix pour observer l’émergence actuelle d’une petite sociologie des selfies, plutôt bien compilée par La Société Britannique de Chirurgie esthétique My Breast. C’est aujourd’hui bien au-delà du champ des spatialités touristiques que les individus ont adopté ce faire spatial. Se photographier avec un artiste ou un homme politique connus, un sportif de haut niveau ou telle autre vedette, c’est censément assurer tout spectateur d’une coprésence entre soi et la célébrité. L’illusion d’un statut social temporaire produit par des sociabilités factices et fugitives ou la porosité spatiale d’un instant social. Le responsable technique de la prise de vue en selfie, celui qui appuie, n’est ici pas forcément l’auteur. Le président Macron n’hésite par exemple pas à se saisir de l’appareil quand une personne lui demande un selfie. Cette co-gestion de l’exercice n’en fait-elle pas aussi un co-auteur ? De nouvelles expressions selfiesques ne manquent pas d’apparaître régulièrement, comme cette récente célébration en plein match du footballeur italien Mario Balotelli (mars 2019). L’écrivain Philippe Delerm en a même fait le sujet de son dernier livre, L’extase du selfie (Seuil, 2019). Et le festival de photographies « Portrait(s) » de Vichy n’a pas hésité à organiser une exposition de selfies (été 2019), dont la série « Séoulfie », réalisée en 2014 en Corée du Sud par l’artiste Olivier Culmann. S’ils continuent d’avoir une place majeure dans le récit spatial, comme l’attestation d’un I was there triomphant, les selfies servent de fait de signature sociale. L’identité de l’auteur est l’image elle-même, son support affirmatif érigé par l’entremise de l’outil digital. Au point d’ouvrir des débats juridiques quand il s’est agi de déterminer l’auteur pouvant se prévaloir des droits attachés à l’image de ce selfie de singe, qui a fait le buzz ces dernières années. Était-ce le macaque femelle Naruto (pour la loi du copyright, celui qui prend les photographies les possède, mais cela restait-il pertinent dans le cas d’un opérateur animal ?) ? David Slater, le photographe animalier qui avait « prêté » un appareil photo à l’animal et rendu possible une médiation photographique inédite ? La réserve indonésienne du Sulawesi comme territoire de projet où est située la prise de vue ? Ou bien cette image peut-elle être considérée comme libre de droits et appartenant au domaine public, comme le suggère la Fondation Wikimedia Commons, qui l’a ajoutée à son catalogue ? Même si ce n’est pas à un singe qu’on apprend à faire des selfies, le primate n’est en effet pas une personne juridique et morale…
Est-ce en raison de ce brouillage « identimagier » que l’on a vu apparaître des formes originales d’autophotos les dernières années ? Car c’est vrai que, parfois, certaines pratiques s’inscrivent dans une schizophrénie plus ou moins assumée. Pensez, il s’agirait de selfies dont l’identité de l’auteur serait cachée, soit le comble du paradoxe…Que l’on pense aux legfies ou aux footfies (le triomphe des jambes et des pieds), aux buttfies (exposer ses fesses) ou aux fingers selfies challenges (les doigts comme autant de masques), il s’agit de parties du corps qui sont mises en avant ou/et servent à dissimuler les visages ou les parties intimes… Ce qui a d’abord semblé anecdotique pourrait bien être un fait des plus révélateurs.
Visages de soi : le brouillage des images.
La pratique elle-même du selfie est d’emblée source de déformations plus ou moins prononcées. Le « miroir mon beau miroir » du narcissique trouve, en effet, un bien piètre allié dans le retournement d’image de l’appareil photo, du smartphone ou de la tablette vers soi. Se regarder dans l’écran au moment de la prise de vue n’est en effet pas une garantie à toute épreuve. La distorsion de perspective associée à ce type de prise de vue, effectuée à 30 centimètres en moyenne, induit immanquablement des transformations du visage. Certaines études n’ont d’ailleurs pas manqué de détailler ce selfie effect. La mobilisation d’un grand angle, de près, s’accompagne ainsi d’un nez 30 % plus gros à sa base et 7 % plus long par rapport à une photo prise à 1,5 mètre… Sans parler de l’allongement du front, du grossissement des joues et de l’épaississement du double menton ! Bref, on peine souvent à reconnaître et à accepter l’image que le selfie nous renvoie. Ne pas encadrer quelqu’un signifie aussi ne pas le supporter, y compris quand il s’agit de soi-même ! Ce visage de soi peut parfois carrément initier un véritable rejet et conduire à des dérives, comme le recours à la chirurgie plastique (la rhinoplastie en tête)… L’Académie Américaine de Chirurgie Reconstructive et Plastique Faciale estime régulièrement que plus de 50 % des patients reçus argumentent leurs motivations autour de leur apparence sur les selfies ! De la capacité de mettre en perspective un effet de perspective… En faire une source d’amusement, voire d’autodérision, contrebalançant le narcissisme de l’acte, reste une autre stratégie possible.
Au-delà des aspects esthétiques, l’image du visage a une fonctionnalité sociale de plus en plus étendue. Elle est bien sûr ancienne sur les pièces d’identité, qui intègrent des dimensions biométriques aujourd’hui élargies. Leur validation est désormais strictement normée (ISO/IEC 19794-s : 2005) et l’utilisateur d’une cabine photographique du type Photomaton, que l’on peut considérer comme un service public spécifique de selfies, est soumis à toutes sortes de contraintes, internationalement homogénéisées. Tout concourt à la réduction des singularités : tête nue et droite, visage face caméra et dégagé, yeux visibles et ouverts, expression neutre… Il est assez édifiant d’observer le mimétisme tacite de ces canons dans l’édition de bon nombre de photos de profil – généralement réalisées de face (!)… et par l’entremise d’un selfie – sur les réseaux sociaux. Beaucoup de smartphones utilisent d’ailleurs l’application Face ID (présentée comme plus sûre qu’un code, ou même que l’empreinte de doigt utilisée par Touch ID) dans le processus d’identification du propriétaire-utilisateur. Celui-ci doit avoir réalisé au préalable une succession de selfies, dont l’empilement synthétique permettra de reconnaître son visage, y compris dissimulé derrière des lunettes ou dans l’obscurité… Le selfie est ici un moyen de paramétrer, pas un acte à destination d’autrui. Déverrouiller l’appareil, consulter un compte bancaire ou réaliser un paiement peut désormais se faire par le truchement de l’identité faciale. C’est ce qu’on pourrait appeler le selfie à usage fonctionnel multiple. Comme un clin d’œil au propos de cet article, notons que c’est grâce à un masque en silicone, intégrant certaines parties du visage de l’utilisateur ciblé, que le scanner 3D d’Apple a été piraté, une semaine seulement après son lancement en 2017. Jugé pourtant plus sûr que le scanner facial de Samsung intégré au Galaxy S8, déblocable, lui, à l’aide d’une simple photographie de visage, il reste toutefois complexe à usurper. Notamment parce qu’il intègre le paramètre de la profondeur de champ, soit la place de l’individu dans son environnement spatial immédiat.
Dans le même temps, cette identité faciale semble paradoxalement connaître une dévaluation rapide. Qu’on en juge : afin d’alimenter et d’améliorer son système d’identification faciale, Google n’hésite pas à déployer un programme, dans plusieurs villes américaines, qui consiste à demander aux individus de réaliser des selfies contre des avoirs modiques de cinq dollars… Pour justifier cette incitation monétarisée au selfie déployée dans l’espace public, l’entreprise met en avant le développement de son téléphone, le Pixel 4, et n’hésite pas à se targuer d’arguments anti-racistes. Les scans biométriques actuels auraient du mal à reconnaître des visages à la peau non blanche… La fameuse application FaceApp, qui vieillit les visages en les transformant artificiellement, n’a-t-elle pas été accusée par certains utilisateurs de blanchir la peau dans le processus de transformation en question ? Comme une réponse à cette identification généralisée via les selfies, différentes tentatives de dissimulation existent. C’est le cas par exemple avec cet informaticien qui a mis au point, à l’aide d’algorithmes, des maquillages susceptibles de tromper les logiciels de reconnaissance faciale… Ces questions d’effacement-dévoilement sont d’autant plus sensibles que les selfies ont pris place dans la quotidienneté des individus (Goffman 1973a) (Goffman 1973b) (De Certeau 1990) ; ils en sont désormais un des vecteurs d’expression. Il s’agit de construire une identité pour soi, interne, autant qu’une identité pour les autres, externe.
Par ailleurs, outre les selfies sticks (perches), quantité de « filtres » (à ne pas confondre avec ceux destinés aux objectifs), en particulier sur Snapchat et Instagram, permettent aujourd’hui de retravailler à souhait les images de soi. Du travail des couleurs et des lumières au recadrage, en passant par les lenses (ces filtres stylisés sous forme d’animation en réalité augmentée, longtemps réservés à la caméra frontale – et donc aux selfies – sont désormais aussi accessibles à l’appareil dorsal), les outils ne manquent pas pour une re-formulation esthétique ou ludique de l’égoportrait. Le selfie se trouve ainsi grimé d’attributs ou d’organes animaliers, produit des arcs-en-ciels ou des cotillons… Ces portraits s’inscrivent d’une certaine façon dans un genre en soi, comme les fameuses séries d’Andy Warhol. Ils restent généralement assez ressemblants pour que l’auteur puisse être identifié dans son réseau d’amis. En la matière, signalons aussi les filtres communautaires de Snapchat, comme les « géofiltres » (destinés à identifier un espace commun) ou les « filtres de moments » (supposés valoriser des cospatialités). Cette tendance est en quelque sorte prolongée par de nouveaux outils, comme les bimoji, qui sont des avatars de soi réalisés sur le mode des emoji. La construction de l’ID-pictogramme est produite directement à partir d’un selfie, ou construite par l’opérateur lui-même à partir d’éléments saillants de son identité visuelle : chevelure, accessoires récurrents chez l’individu (lunettes, couvre-chefs…), posture habituelle, etc. La carte Snapchat (ou SnapMap) vous positionne ensuite dans une étendue et permet à vos amis de vous géolocaliser en y associant le selfie iconisé et stylisé de votre visage. Ce selfie positionnel est à la fois très précis et producteur d’une forme de brouillage, car issu d’un décalage par rapport à la « vraie image » de votre visage. Des variantes dynamiques permettent éventuellement ensuite d’exprimer des sentiments ou des états… soit un selfie évolutif et adaptatif à l’environnement spatial et aux spatialités.
Du brouillage de l’image de soi, on passe parfois à l’effacement, quand l’individu s’engage dans un processus d’anonymisation par le truchement des images mises en avant. En dehors du gros plan (format le plus courant du selfie) ou du plan américain (qui nécessite une perche ou un retardateur), le remplacement de son portrait est fréquent, en particulier sur les pages personnelles des réseaux sociaux. Il s’agit d’une forme d’avatarisation du selfie, qui peut prendre des formes extrêmement variées. Elles peuvent témoigner de la symbolisation d’une identité autogérée, un choix exposé qui, selon des gradients subtils, protège, met en scène, révèle ou dissimule. Attention toutefois car, comme disait Montaigne (Essais, I, 50), « tout mouvement [même, ou surtout, de dissimulation] nous découvre ».
Dis-moi ce que tu caches et je te dirai qui tu es.
Si les avatars de type bimoji s’apparentent encore à des images identifiantes, le selfie de substitution ou d’alter-égoïsation peut s’exprimer de façon plus ou moins radicale et inventive. De faux-semblants pour de vrais enjeux sociaux dans le déploiement de l’image de soi, d’une certaine façon. C’est toute une esthétique de la subjectivité qui se déploie ainsi à travers l’exercice du selfie dissimulé. Il faut le comprendre comme une version actualisée du masque (Papet et Viret 2008) plus que comme un carnaval permanent. C’est un enjeu essentiel dans la construction de l’identité (Vergely 2010), une façon détournée de trouver ce que Vladimir Jankélévitch appelle l’ipséité, soit le « [j]e-ne-sais-quoi et le presque-rien » (1981) qui « fait le “nous-même” de nous-mêmes » (Vergely 2010).
Il y a d’abord, assez fréquent, le selfie d’appropriation. L’image d’une vedette de cinéma, d’un chanteur, d’un personnage de bande dessinée fera l’affaire comme étendard d’un idéal de personne, un modèle d’aspiration et d’inspiration. Cela peut aussi être la tête d’un animal de compagnie. On l’utilisera sur les pages personnelles des réseaux sociaux ou d’un blog, d’un site internet. Loin d’être neutre, cet autre « visage de soi » définit un espace d’affinité, un cadre intellectuel sinon culturel. La psychanalyse peut déceler là les projections d’un imago lacanien ou d’un surmoi freudien (Freud 1969, p. 57). Ces visages alternatifs de soi servent aujourd’hui à progresser à visage couvert dans l’espace public, numérique surtout. C’est paradoxalement une posture de l’intime, destinée à l’inscrire dans l’espace. Elle relève en cela d’une modalité exploratoire. Une sorte de transfert de soi et de dilution de soi dans sa propre projection. Parler de selfie anonyme est davantage ici qu’un oxymore. C’est plutôt une formule appropriée pour désigner un espace alimenté par le désir de rendre visibles certains aspects de soi jusque-là relevant de l’intimité. Parmi ces selfies, signalons ce que l’on propose de qualifier d’alter-égoportrait. Ceux de Murad Osmann, ce photographe russe qui voyage à travers le monde avec sa femme, en sont l’une des manifestations les plus singulières et les plus connues. À travers une série d’images intitulée Follow me, on voit le dos de sa compagne qui le tient par la main et semble l’inviter (en même temps que nous, observateurs extérieurs) à admirer tel paysage montré du doigt ou à s’immerger dans tel ou tel lieu. Aucun des visages n’apparaît, même si l’identité des deux personnes n’est pas cachée. Nous sommes ici bien au-delà du simple selfie de couple d’amoureux ou d’amis. L’arrière-plan spatial est replacé en avant grâce à la subtilité de ce dispositif photographique, dans lequel les deux opérateurs spatiaux nous tournent le dos ou nous sont invisibles. Sans être pour autant anonymes, puisque leurs identités sont déclinées sur leurs comptes Instagram ou sur leurs blogs. Ce double retournement de selfie affirme une identité immersive dans un espace plus que jamais relationnel. Cela interroge sur la hiérarchisation des objets (paysage, contexte, cadre, environnement d’une part, corps, individu, soi, situation d’autre part) dans la composition. S’agit-il, par exemple, de mettre en retrait le moi en apparence pour mieux valoriser la pratique ? Ce serait alors un peu comme le portrait en peinture : un genre artistique dans lequel on fait entrer un sujet ?
Les acteurs s’effacent parfois franchement et nous sommes alors en présence d’un selfie topologique, ou auto-topologisé. C’est ici un monument ou une montagne, un pont ou les bords d’une rivière, une rue, une place ou un bâtiment, etc – éléments d’un patrimoine individuel ou collectif que l’individu se choisit comme image identifiante et identificatrice de lui-même. L’utilisation de ce type de selfie de remplacement est assez courante sur les réseaux sociaux, où elle peut être interprétée comme des coordonnées de soi mises en images. Elles ont alors clairement une fonction de repère, de forme iconique, dans des espaces numériques communs. Ces images, reconnaissables par des groupes plus ou moins élargis ou par le seul individu qui les publie, ont souvent une fonction d’affirmation territoriale. « Je suis d’ici », « je viens de là », « j’aime cet endroit »…
Le selfie transitionnel est une autre modalité du processus de substitution de l’image de soi. L’image identitaire projetée est dans ce cas investie comme un objet relationnel entre soi et la société. Une sorte de doudou spatial ou de totem spatial… Comment ne pas penser ici à la fameuse scène du film Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, de Jean-Pierre Jeunet (2001), dans laquelle l’héroïne, par l’entremise d’une amie hôtesse de l’air, fait voyager le nain de jardin de son père ? La validation de ces voyages par procuration se fait à travers des selfies polaroids réalisés à New York, Moscou, Istanbul, Angkor (avec des monuments et des hauts-lieux visibles en arrière-plan)… et envoyés par la poste à Raphaël Poulain. Là où celui-ci avait construit un mausolée – en mémoire de la mère – dans le jardin de la maison familiale (à Eaubonne – Val-d’Oise, Île-de-France), au sommet duquel était cimenté le nain, ce voyage autour du monde en selfies a pour ambition de renouer les liens père-fille et, au-delà, les liens de la famille avec la société. Là où l’enracinement territorial du pavillon de banlieue figeait l’image d’un idéal intemporel, les selfies nomades du nain de jardin affirment la possibilité d’un espace mobile comme condition d’un épanouissement social. Loin de signer l’échec du projet, le retour de la sculpture dans le lopin familial à la fin du film marque le début d’une nouvelle ère de relations… Le fait de cadrer le même objet sur des sites multiples dans des séries d’images est aujourd’hui devenu un protocole quasi générique, adopté par de nombreux voyageurs. Dans le cas du montage de cette vidéo réflexive (à considérer comme une autre forme de selfie), effectuée par Guillaume Blanchet (2014), c’est le ballon rond avec lequel il jongle qui permet à l’individu de traverser le Monde.
Le selfie neutralisé serait, enfin, la forme la plus anonyme. Généralement dépourvu d’arrière-plan et de contexte spatial, il s’exprime par exemple à travers des très gros plans corporels (œil, nez, oreille, barbe, main, pied…). Ce changement scalaire est peut-être motivé par des complexes liés à la publicisation de l’image complète de soi ou à une stratégie dans un processus d’anonymisation consciemment ou inconsciemment inabouti. Dans le cas théorique où l’image projetée de soi serait complètement désincarnée et anonyme, pourrait-on d’ailleurs encore parler de selfie ?
Mais revenons à l’image servant d’ouverture à cet article. À quoi avons-nous affaire exactement ? Cette publication émane d’un compte Instagram et se présente comme une déclinaison des fameux buttfies déjà évoqués, qui consistent à exposer ses fesses plutôt que sa face. Pile côté face ou face côté fesses, en somme. L’exercice, hier scandaleux avec l’affiche du concert Polnarévolution (1972) de Michel Polnareff, a aujourd’hui ses groupes – voir en particulier le compte CheekyExploits, qui se décline notamment en comptes nationaux ou régionaux (comme ici pour l’Amérique latine, la Norvège ou les Balkans…) et en slogans humoristiques, comme « rendre le monde plus heureux avec des culs » ! Sans doute ne faut-il pas forcément, ou en tout cas pas seulement, voir là un espace de déploiement et d’exposition numérique des spatialités naturistes ou des formes insolentes (cheeky) d’exhibitionnisme gratuit. Cet acte est parfois même un moyen de revendication politique, comme avec ce gérant de bar qui invite Saint-Malo à montrer ses fesses avec lui pour dénoncer la haine sur TripAdvisor. Cette production originale dans l’édition de l’image de soi (qu’il s’agisse d’individus, de couples ou de groupes) reste pour ainsi dire systématiquement associée à un lieu, souvent reconnaissable en arrière-plan ou identifié dans les commentaires. Dans le cas présent, la montagne Dick and Harry (Oregon – États-Unis) est clairement visible et valorisée par le cadrage. Tourner le dos à l’objectif reviendrait ici en théorie à cacher son identité dans l’espace numérique. Mais l’affaire est plus complexe qu’il n’y paraît. L’auteur de l’image se présente ici nommément sur son compte Instagram et plusieurs autres de ses publications sont réalisées à visage découvert, parfois avec ses relations. Ses nombreux tatouages, clairement exposés, sont aussi des éléments forts de reconnaissance… Comme pour d’autres de ses publications, son visage prend dans le cas présent l’image d’une licorne. Sans se perdre dans les exégèses, il est intéressant de souligner que les licornes sont aussi le nom donné à certaines des start-up des États de la côte ouest des États-Unis, comme l’Oregon. Mais aussi que leur origine tiendrait à des descriptions d’animaux exotiques, tels que le rhinocéros ou l’antilope, par des explorateurs. Dans cette wilderness de l’Ouest américain, l’image est en fin de compte, et paradoxalement, une expression de l’humanimalité, en même temps qu’un manifeste pour une dilatation de l’espace urbain. Jordyn Low ne nous invite-t-il pas à trinquer avec cette bière tendue au centre même de l’image ?
Il ne faut donc pas réduire les selfies à leurs métriques internes. Certes, la pratique des selfies fait chaque année cinq fois plus de morts que les attaques de requins, peut provoquer des nuisances locales et révéler des comportements parfois peu dignes. L’expérience du selfie masqué ou parcellisé n’est pourtant pas forcément l’expression d’une autophotographie honteuse, et doit plutôt être interprétée comme une tentative visant à prendre place dans l’espace des sociétés. À travers une galerie de visages de soi. Elle se construit dans une tension entre intime et extime que l’on rencontre tout autant dans l’espace public que dans l’espace privé. Loin de révéler un repli spatial narcissique, elle est aussi une forme exploratoire, un jeu d’échanges de regards qui alimente une virtualité d’augmentation des sociabilités. La publication des selfies sur les réseaux sociaux est aussi une demande de validation par autrui, à travers les likes et autres commentaires. Avancer masqué avec des selfies détournés ou déformés ne doit donc pas être réduit à des formes carnavalesques ; c’est aussi, paradoxalement, augmenter les possibilités d’échanges. Une façon d’exister en tant qu’individu dans un collectif.