Après avoir suscité les plus grandes espérances, le Sommet de Copenhague a fait l’objet ces dernières semaines de très acerbes critiques. Mille fois énoncé, le réquisitoire peut se résumer ainsi : « La communauté scientifique nous dit que la situation est grave, que le temps est compté, et, alors qu’on sait ce qu’il faut faire, les plus hauts dirigeants politiques n’ont pas su dépasser les égoïsmes nationaux pour trouver l’accord global, seul à même de sauver la planète ». L’analyse s’avère tellement implacable, elle est si unanimement partagée, qu’elle autorise d’étonnantes prises de position : la société civile ne peut plus compter que sur elle-même, clament certains ; le politique ne représente jamais que les intérêts à court terme des humains, aussi revient-il aux savants ou à quelque académie de sages de défendre la cause de la Terre, professent d’autres. Et si le raisonnement reposait en fait sur des prémisses largement erronées ? Y a-t-il entente sur les actions à conduire ? Pourquoi vouloir à tout prix un accord global ? Est-ce la Terre qu’il faut sauver ? Trois sujets esquivés au nom de l’urgence à agir, sur lesquels il convient pourtant de revenir.
Sait-on vraiment ce qu’il faut faire ?
À première vue, tout est simple, ainsi que le répète à l’envi le Président du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), Rajendra Pachaury. Comme souvent dans les conférences intergouvernementales, la majeure partie du chemin semble réalisée, pour le grand public, dès lors que l’objectif est fixé. Le combien ou le quoi éclipse le comment, censé suivre de lui-même. Dans le cas présent, l’objectif est précisément chiffré — en l’occurrence réussir à ne pas dépasser +2 C par rapport à 1850. Quant à la répartition de l’effort à produire entre pays riches, pays émergents et pays pauvres, elle devait faire l’objet d’un accord, Barack Obama occupant désormais la Maison blanche. La question du comment — les modalités concrètes — paraissait couler de source. Pourtant, bien que la cible à atteindre paraisse clairement définie, le désordre règne.
L’apparente objectivité du décompte des émissions de gaz à effet de serre pose déjà de sérieux problèmes. Si, dans l’atmosphère planétaire, chaque tonne en vaut effectivement une autre, à l’émission, ce n’est plus du tout le cas. Une tonne issue de l’agriculture vivrière dans un pays pauvre n’est pas équivalente à une tonne émise par le moteur d’un 4×4 circulant dans une grande agglomération de pays riche. De même, avec les activités mondialisées, la question n’est pas tranchée de savoir à quel pays attribuer des émissions produites par une firme multinationale implantée sur tous les continents, mais dont les produits ne sont consommés qu’en Amérique du Nord et en Europe, soit par 20% de la population mondiale. Ainsi, pays pauvres et pays émergents n’ont cessé de marteler qu’un calcul des tonnes consommées par personne serait plus équitable qu’une évaluation à la production. Cette autre comptabilité est d’autant plus nécessaire que, avec les mécanismes de compensation, les entreprises des pays riches achètent des tonnes de CO2 en finançant toutes sortes de projets dans les pays en développement, y compris des projets éthiquement inacceptables conduisant à l’expropriation de petits paysans indonésiens.
En second lieu, faut-il rappeler que, depuis 1990, les émissions mondiales d’équivalent CO2 ont augmenté de plus de 35% ? Voilà qui mériterait que l’on s’arrête plus longuement sur l’évaluation des actions réalisées, car les surprises n’ont pas manqué. D’une part, des résultats positifs sont apparus là où ils n’étaient pas attendus. Dans les grands pays émergents, les mécanismes de compensation ont financé des milliers de projets « propres ». Il n’aura pas fallu un siècle et demi à ces pays pour s’engager dans une pratique moins polluante de leurs activités. La Chine est désormais le premier pays au monde en termes de production d’énergie solaire. Plus de deux cents millions de personnes y sont équipées de chauffe-eau solaires. Dans les pays riches, là où les remises en cause radicales de la société de consommation après 1968 avaient eu peu d’effet, le défi du changement climatique, appuyé par des images de catastrophes qui angoissent, a fait bouger les choses. Nombre d’acteurs pensent désormais en termes de responsabilité, de durabilité, et « plus » n’est plus synonyme de « mieux ». À l’inverse, certaines actions n’ont pas du tout été concluantes. Ainsi, des substituts aux dérivés du pétrole, comme les biocarburants, qui avaient été présentés avec empressement comme des solutions miracles, ont parfois conduit à des désastres sociaux, lorsque leur production s’est faite au détriment de cultures vivrières. Attendre quelques années de plus aurait peut-être permis d’utiliser les parties non alimentaires des plantes cultivées, voire d’imaginer des fermes marines de micro-algues.
Enfin, la priorité accordée aux actions d’atténuation du réchauffement plutôt qu’à l’adaptation au changement en cours fait débat, car elle présuppose l’uniformité du risque pour toute l’humanité. Or toutes les régions ne seront pas perdantes avec le réchauffement. Certaines activités inscrites dans des terroirs trouveront avantage à quelques degrés de plus : la viticulture et l’arboriculture de l’Ontario, l’élevage en plein air finnois, sans parler de l’exploitation du gaz et du pétrole dans un Arctique désenglacé. De plus, en matière de risques, les enjeux diffèrent en fonction du territoire. Une hausse du niveau marin n’a pas les mêmes conséquences selon le type de littoral, la densité de population, l’activité agricole ou industrielle. Choisir de protéger tel ou tel territoire suppose la mise en œuvre de techniques souvent connues. Sauver les 12 000 habitants des Tuvalu, c’est bâtir un peu moins de trente kilomètres de digues. Pour ceux qui sont soumis au risque, il est inacceptable de financer une action à l’horizon 2050 plutôt que de dégager aujourd’hui des financements et un éventuel appui technique. L’adhésion des plus vulnérables aux grandes causes environnementales est subordonnée à cette aide.
Cette diversité d’approches était déjà manifeste lors de la conférence de Kyoto en décembre 1997. À Copenhague, qui devait imaginer l’après Kyoto, le désaccord, jusque-là contenu, est apparu au grand jour. Avec le Protocole de Kyoto, seuls les pays riches « consentants » devaient réduire leurs émissions. Après 2012, de nouveaux « pollueurs », comme la Chine, l’Inde, le Brésil, devaient participer à l’action sur le climat. Ils ont ouvert la boîte de Pandore en posant la question du comment et des modalités pratiques de réduction équitables et compatibles avec leur droit au développement. Pour un risque futur étalé sur plusieurs décennies, les décisions politiques coûteuses — au moins 240 milliards de dollars par an selon les estimations des Nations unies — ne peuvent plus faire l’impasse sur ces différents points. Afin de ne pas rejouer Copenhague à Bonn, dans six mois, puis à Mexico, dans un an.
Un accord global sinon rien ?
En 1992, le sommet de Rio n’avait pas abouti à une convention mondiale sur les forêts — l’une des grandes préoccupations de l’époque — mais n’avait pas pour autant été ressenti comme un échec. Dix ans plus tard, à Johannesburg, personne ne s’était offusqué de l’absence d’accord contraignant. Pourquoi fallait-il donc que Copenhague aboutisse coûte que coûte à une norme planétaire ? Au motif, communément avancé, que, « le problème étant global, il nécessite une solution globale ». L’unicité et la continuité fondamentale de l’atmosphère, le fait qu’elle ne connaisse pas de frontière impose, nous dit-on, une réponse de même ampleur et de même échelle. Ainsi se justifie la quête du grand remède qui permettra de juguler le phénomène.
Selon une tradition européenne caractéristique, la riposte juridique a occupé le devant de la scène à Copenhague : un certain nombre de pays et d’opérateurs ont voulu croire en la possibilité d’un accord contraignant à visée mondiale. Ailleurs et simultanément, mécanismes de compensation et autres outils économiques, dont la taxe « carbone » constitue le dernier surgeon, sont envisagés comme l’antidote absolu. Il faut enfin compter avec les traitements de choc conçus par quelques spécialistes de la géo-ingénierie, prêts à arrêter les rayons du soleil dès la stratosphère, à injecter en grandes quantités des aérosols dans la haute atmosphère, à ensemencer les océans de sulfate de fer ou bien encore à densifier des brouillards de basse altitude.
Ensemble, comme séparément, ces différentes répliques entretiennent le rêve d’une solution globale et définitive au changement climatique. Rêve entretenu plus ou moins consciemment par un ensemble d’acteurs qui tirent prestige, pouvoir et profit de privilégier un tel mode d’action. Rêve élevé au rang d’espoir collectif par la formidable pression médiatique qui entoure le sujet.
Hélas ou heureusement, cette orientation générale fait fausse route, car elle s’inspire à tort de la manière dont a été géré le problème du trou dans la couche d’ozone. Problème finalement assez facile à résoudre, puisqu’il dépendait d’une cause précise — la production de chlorofluorocarbures (cfc) par un type d’acteurs bien identifiables, les industriels de filières comme le froid, le nettoyage industriel ou encore les propulseurs. Dès lors qu’une alternative technique aux cfc était disponible, il devenait possible de convenir de leur éradication progressive, rôle parfaitement rempli par l’accord international connu sous le nom de Protocole de Montréal. Avec les gaz à effet de serre, CO2 en tête, le problème est autrement difficile. Le CO2 est inhérent aux organismes vivants, soit qu’ils l’utilisent pour fabriquer des molécules plus élaborées — comme chez les plantes —, soit qu’ils le rejettent hors de leur métabolisme. Plus généralement, il est indissociable de tous les processus de développement connus à ce jour. Il en va de même pour la vapeur d’eau, cent fois plus importante en volume que le CO2, pour le méthane, etc. Le réchauffement climatique n’a donc pas de cause simple et localisable, susceptible d’être aisément corrigée ou annulée. En conséquence, la réduction de la production de gaz à effet de serre peut difficilement être obtenue par et pour elle-même : elle suppose une réorganisation en profondeur des différents systèmes dont elle n’est jamais qu’une résultante.
Sans cause clairement identifiable et isolable, tenter d’opposer au changement climatique une ou des solutions, c’est donc déjà se tromper. Miser de surcroît et avant tout sur une solution globale, comme s’il pouvait exister une recette absolue, c’est s’enfoncer un peu plus dans l’erreur. Étonnant dévoiement du « penser global, agir local », qui pour René Dubos, son auteur, n’a pourtant jamais voulu dire « Quelques acteurs globaux réfléchissent et trouvent la solution que la multitude des acteurs locaux, réduits à l’état de simples exécutants, se contentent d’appliquer ou de subir ».
Sauver la Terre ?
Ouvrons les yeux. Reconnaissons que d’autres approches, plus respectueuses de la complexité et de la diversité du monde sont souhaitables et assurément possibles. À cet égard, Edgar Morin a raison : la métamorphose est probablement déjà engagée (2010). En l’espace de quelques années, par des voies innombrables, en vertu de motivations chaque fois spécifiques, individus, entreprises, villes, communautés et territoires révisent leurs pratiques, modifient leurs objectifs et adaptent leurs politiques. Ce faisant, ces acteurs ne se contentent pas de réduire leur production de gaz à effet de serre, ni de se préparer aux effets à venir du réchauffement planétaire : ils s’approprient, à leur mesure et à leur rythme, une fonction nouvelle de responsable et gestionnaire de la qualité de l’atmosphère. Est-ce à dire que les États sont désormais hors de jeu, et les décideurs politiques avec eux ? Oui, s’ils se bornent à cautionner des solutions techniques conçues par quelques experts, choix dont Copenhague a révélé au grand jour qu’il s’agissait d’une impasse. Non, si les gouvernants comprennent que ces multiples initiatives en faveur du climat demeurent fragiles, qu’en outre et surtout rien ne garantit que ces différentes actions ne se contrarient pas, que leur résultante d’ensemble sera bien favorable et compatible avec d’autres préoccupations et politiques sectorielles, qu’en conséquence, il importe d’accompagner ce mouvement général, et surtout d’en coordonner et d’en consolider ses différentes expressions pour une efficacité globale accrue. À problème complexe, réponse complexe ! Une stratégie globale face au changement climatique ne peut se réduire à quelques solutions simples, aussi prometteuses soient-elles de prime abord. Aider le corps social à se saisir d’un problème nouveau, organiser sa prise en charge dans un souci de cohérence plus large, faciliter les synergies positives entre initiatives de nature, de portée et d’échelle distinctes : ici comme ailleurs, l’avenir du politique dépendra moins de sa détermination à faire accepter des solutions toutes faites que de sa capacité à favoriser une gestion en patrimoine commun de réalités complexes.
Alors, si tout se passe bien, nos descendants s’étonneront de ce slogan — sauver la Terre — dont notre époque faisait grand usage. Ne parvenant pas à en élucider la signification, ils seront conduits à penser qu’il s’agissait en fait d’un subterfuge, destiné à couvrir l’œuvre fragile à laquelle nous nous adonnions sans relâche : construire entre la Terre et l’humanité une relation symbiotique.