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Construire un art révolutionnaire ?

Christine Hamon-Siréjols, Le constructivisme au théâtre, 2004.

Image1Le début du vingtième siècle en Europe est marqué sur le plan artistique par ces mouvements que l’on a appelé les « avant-gardes », ajoutant parfois l’adjectif « historiques », qui explorent successivement le modernisme par des recherches de couleurs (fauvisme), de forme (cubisme), d’expression des caractéristiques du monde nouveau (la vitesse chez les futuristes). La Russie, malgré son relatif éloignement du centre stratégique des arts qu’est alors Paris, ne reste pas trop à l’écart, et participe activement à ce mouvement créateur. De nombreux Russes voyagent en Europe, parmi lesquels Kandinsky ou Chagall. Des mécènes locaux, comme Chtchoukine, font travailler des Français (Matisse en l’occurrence), des expositions font connaître les nouveautés (le cubisme notamment), et le chef de file des futuristes, Marinetti, fait un voyage à Moscou à la veille du conflit mondial. Cela donne naissance localement, à un mouvement que, faute de mieux, on appelle à la suite de Malevitch le « cubo-futurisme », juste avant la première guerre mondiale.

C’est dans cette ambiance d’effervescence artistique que la révolution bolchevique éclate, et la Russie « révolutionnée » des années vingt tente sur le plan artistique d’accorder les notions de révolution politique et sociale à celle de révolution artistique. Il s’agit de mettre en phase les objectifs de changements sociaux et une expression artistique qui les traduise. C’est le moment de ce que l’on appelle le constructivisme [1], et c’est ce mouvement dont Christine Hamon-Siréjols explore les éléments au théâtre. L’ouvrage est conçu assez simplement, en deux grandes parties : d’abord l’auteur essaie de cerner la définition du constructivisme en s’appuyant sur une étude historique précise et sur l’analyse de textes, de gestes et d’œuvres fondateurs. Les discussions artistiques sont alors aussi des discussions politiques, du moins dans un premier temps, avant qu’elles ne deviennent uniquement politiques, et que le critère de jugement des œuvres ne leur devienne exclusivement externe. L’auteur s’attache à lire l’émergence du mouvement constructiviste dans cette galaxie complexe d’artistes plus ou moins engagés auprès des nouvelles autorités (par des positions institutionnelles), plus ou moins en accord avec l’utopie politique et sociale qui se met en place. Le constructivisme de Malevitch est fortement discuté par Tatline, notamment, dont le « productivisme » finit par l’emporter. Les affrontements sont vifs et argumentés politiquement, sous la plume de théoriciens et dirigeants politiques comme Lounartcharski, Bogdanov, Plekhanov notamment. Les relations entre l’art et la société sont explorés au nom de la volonté pédagogique et réformatrice du nouveau régime : comment l’art peut-il promouvoir les idées révolutionnaires ? L’art peut-il avoir un rôle didactique, et comment ? Est-il le « reflet » d’une société ou d’une classe sociale, et comment ?

Ces théorisations, qui jouent également dans les domaines littéraires, ne concernent pas que les arts plastiques, mais aussi, et c’est l’objet de la deuxième partie, un art vivant, dont le rôle politique et social est particulièrement crucial, le théâtre. Après avoir montré dans le détail la nature des arguments, les groupes ou personnalités en cause, l’auteur s’attache à étudier comment le constructivisme s’incarne au théâtre. Ce ne sont pas tellement les textes qui marquent la nouveauté, mais bien les représentations en elles-mêmes : décors et costumes, lumières et jeu des acteurs, mises en scène. Les artistes « constructeurs » comme Popova, Stepanova, Vesnine, Rodtchenko travaillent à des spectacles qui tentent de renouveler l’art théâtral. C’est le cas évidemment aussi de metteurs en scène comme Meyerhold (auprès de qui travaille Eisenstein un moment) et Taïrov. Ils recherchent un nouveau lien avec le public, qui peut aller jusqu’à ce qu’on appellerait aujourd’hui « performance », tentent de faire participer le public au théâtre et le théâtre à la révolution. Cela donne des spectacles dont bien sûr il ne reste que des témoignages descriptifs ou quelques photographies, que présente l’ouvrage, comme Le Cocu magnifique (Meyerhold, avril 1922) ou Un nommé Jeudi (Taïrov, décembre 1923), parmi tant d’autres. Les dispositifs scéniques (machines, multiplications des plans de jeu), l’absence ou le caractère éclaté des décors, le jeu des comédiens, tout concourt à faire de ces représentations théâtrales des nouveautés révolutionnaires, dont s’inspireront d’ailleurs des metteurs en scène plus contemporains. En attendant, là aussi les polémiques font rage, et notamment avec le pouvoir. C’est surtout Lounartcharski dont les réactions incarnent la méfiance grandissante des dirigeants politiques à l’égard de toutes ces folies inventives, même si, à cette époque, aucune censure ne vient empêcher les artistes de travailler.

La conclusion porte sur les influences de ce mouvement hors de Russie. Le stalinisme naissant étouffe très vite l’expression moderniste en art, littérature et spectacle, mais l’Europe d’avant-guerre a connu suffisamment de déplacements d’artistes et de contacts internationaux pour qu’on puisse sans se tromper déceler des influences russes en Allemagne bien sûr, en France, mais aussi plus loin, et à une époque plus récente, jusqu’aux États-Unis.

Pour Christine Hamon-Siréjols, le plus riche est le caractère d’utopie révolutionnaire d’un mouvement comme le constructivisme, par lequel les artistes adhèrent avec enthousiasme à une révolution en cours et mettent leurs moyens créatifs au service de nouvelles relations entre l’art et les masses. à côté de cette inventivité tous azimuts, se mettent aussi en place les discours plus ou moins ossifiés de l’art comme « reflet » et des arguments qui serviront à la mise en place d’un réalisme socialiste étouffant. Les constructivistes dans les années trente sont attaqués pour « formalisme et cosmopolitisme ». C’est justement l’époque où leur influence devient majeure dans les pays où les avant-gardes, dans des situations politiques difficiles, se tournent avec intérêt vers l’expérience soviétique.

L’ouvrage est intéressant par conséquent sur plusieurs plans : si l’on mène des travaux sur le théâtre évidemment, mais aussi par la richesse de la documentation écrite et photographique (croquis, dessins, photographies de mises en scène), et encore pour revenir à un moment qui paraît fort lointain aujourd’hui : celui où des artistes se sentent concernés par une révolution.

On peut regretter cependant que l’édition date de 1991, et n’ait pas été revue, ce qui interdit l’addition de nouvelles références : on peut supposer notamment que des archives nouvelles se sont ouvertes en Russie… Quant à l’écriture, elle souffre parfois dans le détail du texte de quelques redites. Mais était-ce évitable vu l’ampleur et l’extrême précision du propos ?

Christine Hamon-Siréjols, Le constructivisme au théâtre, Éd. du Cnrs, Paris, 1991, 2004. 368 pages. 49 euros.

Abstract

Le début du vingtième siècle en Europe est marqué sur le plan artistique par ces mouvements que l’on a appelé les « avant-gardes », ajoutant parfois l’adjectif « historiques », qui explorent successivement le modernisme par des recherches de couleurs (fauvisme), de forme (cubisme), d’expression des caractéristiques du monde nouveau (la vitesse chez les futuristes). ...

Bibliography

Notes

[1] EspacesTempsLes Cahiers ont fait paraître un article de Caroline Ibos, « Le constructivisme soviétique, un objet introuvable », dans le n°78/79, À quoi œuvre l’art ? Esthétique et espace public, 2002, qui porte plus précisément sur la question du « design ».

Authors

Yveline Lévy-Piarroux

Agrégée de Lettres, elle est enseignante à Paris.

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