Cela arrive à tout le monde, régulièrement : la confrontation à une altérité dégradée qui nous interpelle, sous la forme de la mendicité, ou de la vente d’un petit service (musique par exemple) ou d’un petit produit (journal, petits objets divers) dans la rue, dans le métro, à la sortie des magasins. On l’attend parfois, on la redoute, on la supporte ou on ne la supporte pas, toujours on la souffre. Cela fait partie des petits désagréments du quotidien. Alors, parfois, on donne.
C’est un geste destructeur, de la nature humaine de la personne qui se trouve en face de nous, ensuite de sa nature politique et de la relation politique qui nous lie à elle, que de donner.
Par ce geste, on soulage l’urgence, celle exprimée par le regard, souvent, la situation verbalement décrite par celui qui évoque son parcours dans une rame de métro. On foule aux pieds l’importance fondamentale de la situation. Afin de s’enfermer, soi-même comme on vient d’enfermer l’autre dans un réconfort, dans un confort moral des plus mesquins.
Confort : « absence d’éléments pénibles ou difficiles »
Le terme est fondamentalement négatif, il exprime une absence. Il a été péjoratif, pour désigner quelque chose que la bourgeoisie désirait fortement, et même plutôt, avait obtenu, ce qui la rendait haïssable ; cela dans un sens matériel. Sans penser, à la suite de ces idéologies, que le confort est en soi haïssable, puisque toute l’humanité tend à obtenir une forme de mieux-être, je me limiterai à évoquer le confort comme un pis-aller limité par rapport à une solution véritable. Le confort, cette solution illusoire, petitement mathématique, sans perspective, cette béquille situationnelle.
Moral : si tu veux être éthique, ne sois pas moral. La morale, cet ensemble de normes sociales à respecter pour ne rien déranger du monde. L’éthique, autre logique, « être à la hauteur de la situation », ainsi que la définissait Gille Deleuze. C’est souvent déranger.
Cela arrive de plus en plus, à des parents : leur enfant passe en 6e, et l’école du quartier est très « mal famée ». On entend toutes ces histoires au sujet de la violence, de ces pauvres enfants d’immigrés, qui sont dans des situations tellement difficiles, mais en tant que responsable de mon enfant, je dois le protéger de la difficulté supplémentaire qui consisterait à faire face à la violence, et peut-être aussi à faire face à cette altérité ? Alors souvent, on décide de prendre ses responsabilités, et de ruser avec la carte scolaire, d’utiliser les ressources des diverses « options », et que votre enfant fasse du Russe en première langue, afin d’être sauvé des enfers probables qui l’attendraient au coin de l’école. Les parents culpabilisés se disent alors qu’ils ont au moins fait leur devoir de parent, en évitant à leur enfant fragile des difficultés supplémentaires : eh bien non ; il lui ont évité une formidable aventure, qu’ils auraient pu mener en commun avec leur progéniture, la construction fortifiante de leur propre responsabilité et du sens que peut avoir la vie en société.
Comment être, face à la mendicité sous toutes ses formes, cette circonstance des plus banales et des plus répétitives, face au difficile choix de l’école pour un enfant dont on est responsable, comment être à la hauteur de la situation ?
Éliminer la souffrance, mais pas de la façon qu’on croit. Romain Gary disait que « la souffrance des hommes, c’est de la merde », attaquant ainsi la tendance d’après-guerre à la concurrence pour être celui qui avait le plus souffert. Cette souffrance existentielle, posée en argument décisif comme ce qui va nous éloigner le plus de la dignité humaine, ne confère en rien la grandeur, la dignité, qui provient avant tout de l’« amour de la vie » et non de tels expédients.
Il est certain que cette béatification de la souffrance (qui, une fois évoquée, est imparable : contre elle, on ne peut plus rien dire) évoque les positions chrétiennes de charitanisme (entre charlatanisme et charité). Si l’on observe, ce qui n’est pas très difficile, le pape actuel, omniprésent dans les médias grâce à son infirme et souffrante longévité, on hésite entre deux impressions : la suprême dignité de la souffrance portée malgré tout et la suprême indignité de cette souffrance en tant qu’elle est promenée partout comme un courage en soi seul, l’indignité de cette ostentatoire souffrance qui est infligée, comme une gifle visuelle, à l’idée de la dignité humaine : non, la grandeur ne consiste pas à savoir balader sa souffrance, notamment depuis que l’on sait quand même que le plus important se fait ici et maintenant, et non dans une hypothétique vie ultérieure. Il y a à faire ! Pourquoi chercher des suffrages ainsi obtenus de l’humanité souffrante ? La dimension souffrante du christ retenu par la religion chrétienne s’oppose foncièrement à toute dignité contemporaine.
Donc, avant tout, ne pas considérer la souffrance comme un argument, et face à l’affirmation de la souffrance, tendre à une chose : restaurer la dignité humaine.
Une fois que l’on est dans la sphère de l’humanité, ramener au politique.
Comment ? Deux réponses possibles, qui ne s’excluent pas l’une de l’autre mais au contraire peuvent constituer une sorte de graduation croissante de la « hauteur » éthique.
Par la relation : on n’ose pas souvent, on a l’impression, parfois tout à fait fondée d’ailleurs, qu’échanger un signe, qui peut prendre la forme d’un mot (« Bonjour » , formidable invention ; et même de plusieurs) ou de regards, de gestes divers, n’est pas du tout attendu ou apprécié. Ce n’est pas toujours vrai, loin de là. Et bien plus de que de solliciter une appréciation positive de la part de celui qui peut devenir un interlocuteur, il s’agit de le déranger, lui aussi, de lancer une relation qui va le placer un tant soit peu sur le chemin de l’existence politique.
Quel rêve, que le mendiant qui serait de partout salué, avec cordialité, frôlant le cauchemar pour le supplanter définitivement, avec vigueur, avec une intention de donner à son existence un sens parmi celle des autres, mais sûrement pas lui donner l’existence d’un irresponsable affreusement dépendant, et les saluts lui signifierait qu’il est cordialement invité à venir participer à l’action de la société, plutôt que de rester dans son coin : il y a à faire. Un mendiant auquel pas un passant ne donnerait l’image charitable de l’impuissance, le neutralisant ainsi à terre. Comme c’est rassurant, en donnant quelques pièces à un mendiant, de le remettre à sa place.
La relation, c’est encore parler à un père, à une mère dans la rue, à la sortie de l’école primaire, évoquer ensemble cette responsabilité commune d’élever son enfant dans les meilleures conditions possibles. (De préférence, s’adresser à un parent d’enfant qui pose déjà problème).
Ce qui mènera au politique, c’est la refondation, par tous petits morceaux, de ce qui constitue le lien. Le geste le plus ténu a une importance fondamentale pour amorcer ce lien, avant de l’abstraire. Il s’agit à terme de créer une chose commune, et non de discuter agréablement avec un aventurier (d’ailleurs, on risque que la discussion ne soit pas agréable du tout). Il s’agit de prendre en compte l’altérité et de la ramener au centre de l’intérêt… général. En effet, passer au politique proprement dit suppose, après avoir lié connaissance, de passer à la « détermination de ses rapports avec la masse des hommes qu’on ne connaît pas », selon la formule de Valéry pour définir le politique. (Regards sur le monde, in Œuvres 2, p 921) Nous arrivons ainsi à la deuxième réponse, essentielle :
Par l’action politique, qui n’est que la relation, conceptualisée et poussée à sa plus forte expression, au sein d’une société, qui a donc quelque chose à faire en commun.
Ce qui est sollicité dans un geste de mendicité, c’est un règlement hâtif et en marge, sans espoir de réelle solution ; c’est que toi et moi échappions, pour le petit bonheur d’une transaction, léger soulagement moral contre un léger soulagement matériel, à la polis. C’est la ruine de tout espoir.
Faire cela, c’est soustraire cette personne au monde, à la polis, de façon encore plus nette, et l’éloigner ainsi de toute possibilité de sortie. Pourquoi voit-on avec effroi des enfants mendiant dans les rues de pays développés, depuis quelques années ? à cause de nous. Parce que les parents et les tuteurs de ces enfants ont constaté que leur petite progéniture attirait davantage les dons. Là encore, l’argument suprême est après celui de la souffrance, celui de la fragilité de nos pauvres petits enfants.
Qui donc est responsable de la situation de ces enfants ? Ceux qui leur donnent, et qui sont infiniment coupables par ce geste. Et non pas ceux qui les placent dans la rue, dont il faut considérer qu’ils ont une responsabilité moins importante que ceux qui leur donnent, si l’on retient la logique politique définie par les Athéniens d’une responsabilité proportionnelle aux moyens de l’exercer.
Comment ramener un mendiant au sein de la polis ? En construisant des réponses politiques, c’est-à-dire avant tout collectives et organisées selon l’intérêt général.
On ne manque pas de déclinaisons du politique, qu’il prenne la forme très institutionnelle d’une loi ou d’un décret, d’une association internationale ou de quartier, d’un club de voisins, d’un collectif d’amis… l’important n’étant pas tant de faire intervenir un nombre important de personnes, mais d’agir selon des principes d’intérêt général. Cela signifie que même à travers une relation individuelle avec un mendiant, on peut agir politiquement.
Comment faire le chemin, qui peut prendre les aspects d’une aventure formidable avec son enfant, vers une véritable solution, que l’on peut amorcer, au problème de l’école mal famée ? (ce qui ne signifie pas, au départ, mal fréquentée mais simplement mal réputée…)
Là encore, c’est chercher, ou s’ils n’existent pas encore créer ces réseaux de quartier qui manquent tant autour des écoles, et qui permettent de faire en sorte que les parents, qui ont en commun exactement la même inquiétude, avec plus ou moins de forces pour y faire face, puissent échanger. Qui permet aux écoles d’avoir des interlocuteurs, un véritable tissu social et politique pour créer une communauté politique autour de ces enfants dont les difficultés n’en seraient qu’allégées si elles sont lourdes, et pour ceux qui auraient pu faire une carrière dans un collège réputé, faire bien mieux : comprendre toute la splendeur du politique et sa propre responsabilité. Cela, aussi, peut mener à l’Éna, en commençant par le début : donner du sens. C’est cela, faire œuvre de parent : miser sur son implication et sa force. Et non pas miser sur la faiblesse préjugée de son enfant qu’il faut protéger.
Tout ce qui est pratiqué en dehors de cette logique est une pratique d’exclusion politique grave.
Le poids est lourd. « Quoi, mais on ne va pas fonder une association à chaque coin de rue ! c’est irréaliste », etc.
Procédons par ordre : Cesser de donner son écu au pauvre diable ; ou cesser de regretter de ne pas l’avoir fait : c’est déjà énorme sur le chemin du politique. Cesser absolument de se dire, en recherchant son petit confort, qu’on a agit ou qu’on n’a pas agit (pour le bien du plus faible, l’enfant ou le mendiant), alors que l’on a détruit (le bien de la communauté politique, donc aussi celui de l’enfant ou du mendiant). Introduire le politique : désirer des solutions réelles concernant un fait de société, donc des solutions politiques, à la pauvreté et à la marginalité, à la différence. Rejeter toutes les autres. Il ne s’agit pas de rejeter des personnes, mais de les admettre au contraire au sein de la communauté politique.
Ne nous leurrons pas : ne rien faire sera toujours une erreur. Mais ne nous trompons pas d’erreur. Il faut déjà opérer au sein de notre rien faire un changement fondamental. Changer l’objet de notre culpabilité, c’est, plutôt que de privilégier un faible réconfort matériel et un petit confort moral, faire un pas vers le champ du politique, avec quelqu’un, de près ou de loin, à ses côtés.