L’aménagement s’européanise, car non seulement les urbanistes des différents pays européens sont confrontés à des défis analogues tels que la lutte contre l’étalement urbain ou la démocratisation de l’action publique, mais ils circulent de plus en plus sur le continent, se fréquentent les uns les autres, s’imprègnent des bonnes pratiques, tirent les leçons des réussites et des échecs visibles ici et là. Les aménageurs se lisent aussi mutuellement, mais, dans la communauté francophone, la barrière de la langue freine encore la diffusion des enseignements tirés de leurs expériences respectives. En effet, les ouvrages de langue française adoptant une perspective européenne sur l’évolution des méthodes et des instruments de l’aménagement restent rares.
Le surprenant retour de la planification.
La planification urbaine a considérablement changé en une génération et c’est tout l’intérêt de cet ouvrage que de montrer comment cette pratique, qu’on croyait un peu datée dans sa prétention naïve à « planifier directement et tout à la fois », selon la formule de Françoise Choay (1980, citée par Marcus Zepf et Lauren Andres, p. 15), a su évoluer vers plus de globalité et d’adaptabilité en renonçant à une approche trop sectorielle et figée. Car les urbanistes européens doivent résoudre une contradiction fondamentale : planifier, c’est-à-dire programmer une suite ordonnée d’opérations, dans un contexte désormais mouvant et incertain. Alors que, traditionnellement, les documents de planification spatiale, déjà longs à établir, restent de surcroît fixés pour plusieurs années, il leur faut au contraire anticiper autant que faire se peut le devenir de territoires en constante mutation. C’est cette transformation qu’ont voulu exposer et décrypter les directeurs de l’ouvrage Enjeux de la planification territoriale en Europe, dont les trajectoires personnelles illustrent la mobilité croissante des urbanistes européens : l’Allemand Marcus Zepf enseigne à l’Institut d’urbanisme de Grenoble où a également exercé sa collègue Lauren Andres, désormais en poste à Birmingham. Pour cet ouvrage d’excellente facture, ces deux chercheurs en urbanisme ont fait appel à une quinzaine d’auteurs, en majorité étrangers, parmi lesquels plusieurs noms font autorité (Alain Faure, Stephen Hall, Klaus Kunzmann, Alain Motte, Gilles Novarina…).
Comparer quatre pays pour une analyse théorique et pratique.
La comparaison porte principalement sur quatre pays : l’Italie, le Royaume-Uni, l’Allemagne — à travers l’exemple de la Ruhr — et la France. Ces études de cas nationales visant à montrer comment la planification territoriale se recompose dans chacun de ces pays forment la deuxième partie du volume, elle-même précédée d’une analyse de fond des transformations conceptuelles et opérationnelles introduites par la planification stratégique (première partie) et suivie de l’examen précis de sept expériences infranationales, essentiellement situées dans les mêmes pays, qui permettent d’illustrer le propos à partir de thèmes variés : transports, économie culturelle, compétitivité, friches, réseaux techniques et planification des sols (troisième partie). On combine ainsi remarquablement analyse théorique — que change sur le fond la nouvelle manière de faire de la planification territoriale ? — et études pratiques menées à différentes échelles (nationale, régionale, métropolitaine, urbaine et locale), ce qui permet d’échapper aux faiblesses de nombre d’ouvrages tentant d’établir ce lien crucial. De surcroît, ces trois parties sont encadrées par une introduction et une conclusion générales qui synthétisent avec brio les effets du renouvellement de la planification spatiale sur la recomposition de l’action territoriale, objectif déclaré encore plus ambitieux que la seule analyse des transformations des modes d’intervention sur les territoires. Des introductions fortes à chaque partie achèvent de faire de l’architecture d’ensemble du volume une réussite.
Plus de souplesse et de cohérence.
Difficile de résumer pareil opus, qui fourmille d’observations et d’idées tout en conservant une grande clarté grâce à une grille d’analyse précise. En bref : la planification territoriale se veut plus globale et moins sectorielle, elle s’interroge davantage sur la pertinence de son périmètre d’intervention et sur son articulation à d’autres échelles territoriales, elle se veut moins hiérarchique et centralisée, moins focalisée sur la seule gestion des sols, moins linéaire et statique, moins réglementaire et prescriptive, plus attentive à diversifier ses pratiques, à s’ouvrir au débat public, à s’adapter à des espaces en constante mutation. Les schémas de cohérence territoriale (ScoT) français ont ainsi introduit une logique qui est davantage celle du projet que de la seule planification des sols comme dans les anciens schémas directeurs d’aménagement et urbanisme (SDAU), dans une démarche normalement plus stratégique et prospective. Le cas italien montre, de son côté, comment l’octroi de nouvelles compétences aux régions a revigoré la planification territoriale, introduisant des préoccupations nouvelles comme la mise en valeur des paysages ou le développement durable, conduisant en outre à mettre en œuvre les principes de subsidiarité et de coopération, de nature contractuelle, entre différents niveaux de gestion territoriale.
Cette profonde transformation des pratiques serait guidée — c’est l’hypothèse fondant le propos — par le souci d’une souplesse accrue et d’une meilleure cohérence territoriale articulant cohérence politique (prise en charge traditionnellement par la planification stratégique), cohérence de gestion (la question des périmètres d’intervention) et cohérence fonctionnelle (faire leur place à la diversité des acteurs et des intérêts). D’où des approches nécessairement plus négociées, partenariales et contractuelles, évolutives et flexibles. Moins normatives et programmatiques, elles se veulent aussi plus itératives, stratégiques et prospectives. Les périmètres de projection et d’intervention ne sont plus prédéfinis. L’échelon urbain s’ouvre plus volontiers sur l’aire métropolitaine et même la région urbaine, et intègre de nouveaux enjeux (la décentralisation, la durabilité, l’évaluation…). Les procédures (démarches formelles prédéterminées) comme les processus s’en trouvent modifiés. Planifier dans un contexte d’incertitude soumis à de multiples temporalités tout en articulant des échelles et en prenant en compte les intérêts hétérogènes de groupes d’acteurs démultipliés, voilà le défi énorme auquel la planification territoriale tente d’apporter des réponses adéquates. C’est ainsi qu’au Royaume-Uni les réformes successives, guidées entre autres par le souci de préserver les ceintures vertes, ont conduit à préconiser des stratégies spatiales régionales de régénération associant districts ou boroughs sur la base de montage de projets dans le cadre de masterplans, faisant ainsi entrer l’aménagement dans le champ de la négociation.
Prospective et visioning.
Fruit de trois ans de travail, ce volume est loin du recueil hâtif de contributions plus ou moins aléatoires et inégales. C’est au contraire un texte d’une grande cohérence, mûrement réfléchi, qu’il faut saluer. Fort des enseignements conceptuels et opérationnels tirés d’une authentique analyse comparée, les directeurs d’ouvrage peuvent s’autoriser quelques recommandations finales pour l’action publique territoriale. Parmi ces pistes : concevoir en cohérence la planification menée à différentes échelles ; élaborer à cette fin des visions territoriales prospectives partagées appuyées sur des concepts visionnaires, des images évocatrices et des récits mobilisateurs ; accorder des temporalités souvent divergentes entre, par exemple, le temps court du projet technique et le temps long du projet social et politique ; concevoir une logique d’intervention permanente pour s’adapter à l’apparition de nouveaux enjeux et d’acteurs toujours plus nombreux ; concilier des référentiels parfois contradictoires tels que d’un côté le marché, la concurrence, la compétitivité ou l’efficacité opposés à la durabilité, la mixité et la cohésion ; d’une façon générale, construire des stratégies flexibles, réversibles, acceptant des usages provisoires, pour échapper à la rigidité de la planification urbaine traditionnelle, sans avenir dans un monde incertain. Dès lors, le projet urbain et la planification territoriale ne cherchent plus à fournir des solutions achevées, mais à offrir des cadres d’actions potentielles visant à répondre à des problématiques variables.
Dense, instructif et passionnant, souvent brillant, le livre tire aussi profit des échanges entre les deux directeurs d’ouvrage, qui font ici œuvre personnelle en réalisant une synthèse originale. On soulignera en particulier deux idées qui leur sont chères : chez Marcus Zepf, il s’agit de l’importance d’une prospective territoriale fondée sur une iconographie construite collectivement, vision spatiale indispensable pour forger l’image de l’idéal à atteindre et ainsi orienter normativement la stratégie et guider la planification. L’élaboration de telles représentations prospectives révèle les contradictions, provoque des débats sur les finalités et les valeurs, mais favorise en définitive l’adhésion au projet qui se trouve légitimé. La production de ces images de référence prend en effet appui sur un important processus participatif, coûteux en temps, mais néanmoins efficace dans la mesure où il fait émerger les enjeux en faisant porter la concertation sur un document non opposable aux tiers, mais souple et simple qui sert ensuite à orienter la stratégie. La construction d’une telle Leitbild (« image directrice » prospective), banale outre-Rhin, favorise ainsi l’émergence d’une culture de débat, un apprentissage et une expérimentation permanente. Même si la décision demeure l’apanage des autorités, elle se fait sur une base négociée qui prend en compte autant que possible les représentations et les futurs désirés, associés à des intérêts éventuellement contradictoires, ce qui donne un sens aux préconisations normatives de la planification spatiale qui en découlent. La Leitbild de Hambourg, issue de diverses controverses, associe par exemple des objectifs variés de développement et des projets élaborés de façon différente (HafenCity étant ainsi moins bottom-up que l’Internationale Bauaustellung (IBA) « Sprung über die Elbe »), mais intègre la diversité des attentes. L’effort collectif pour réimaginer la ville et transformer cette vision en priorités d’aménagement correspond justement à la définition de la planification stratégique spatialisée de la Britannique Patsy Healey. En ce sens, le processus sociétal de co-élaboration serait plus important que le plan lui-même pour réenchanter l’action publique, selon le mot du politiste Alain Faure, la planification territoriale s’érigeant dès lors en manière d’agir assez exemplaire. En Flandre belge, par exemple, région décrite comme de faible culture urbaine voire de mentalité antiurbaine (De Rynck 2003, Grosjean 2010), la conception de l’image du diamant flamand Bruxelles-Anvers-Gand comme symbole et outil de la compétitivité internationale a ainsi cherché à associer de nouveaux acteurs jusque-là rétifs, patronat et monde syndical notamment. Cette ouverture a contribué à élargir la sphère des intérêts pris en compte et facilité l’adhésion aux différents concepts devant guider l’aménagement (comme la polarisation déconcentrée), dans la mesure où ce processus d’apprentissage a permis de mieux les appréhender. Lauren Andres insiste, de son côté, sur les temporalités en lien avec la mutabilité des friches urbaines et suggère une approche admettant un temps de veille et des usages temporaires. La conclusion élargit la réflexion sur les différents cycles urbains et sur les temporalités variées et parfois contradictoires qu’il convient pourtant d’harmoniser pour évoluer vers une meilleure cohérence territoriale. En bons systémiciens et prospectivistes, les auteurs savent ainsi qu’on ne répond pas à la complexité croissante des enjeux que le chercheur entend révéler par une complexification des démarches : l’aménageur vise au contraire à réduire la complexité, plaçant l’urbaniste universitaire, chercheur praticien, dans la position délicate du passeur — statut que les contributeurs réunis ici assument à merveille à travers leurs différentes contributions.
Une convergence toujours mystérieuse.
Ce livre rare permettra également une meilleure compréhension de concepts majeurs de l’urbanisme tels que stakeholder (partie prenante), polycentrisme, cluster culturel ou collaborative planning. Il a aussi pour lui de s’appuyer sur une littérature non exclusivement anglo-saxonne, mais européenne et multilingue, illustrant en lui-même l’européanisation de l’aménagement, non réductible à une internationalisation standardisée. Au terme de la lecture, on aimerait d’ailleurs en savoir davantage sur les raisons de cette convergence somme toute fascinante des concepts, des objectifs et des méthodes de planification territoriale : est-ce seulement parce que les problèmes à résoudre sont les mêmes et partout avérée l’insuffisance des méthodes classiques ? Y a-t-il des pionniers suivis par des imitateurs à la recherche de nouvelles façons de faire plus adaptées ? Est-ce dû aux échanges internationaux croissants observés dans le circuit des urbanistes ? À l’internationalisation de grands cabinets ? À une ouverture plus grande sur le voisinage favorisée par l’intégration européenne ? Ou alors cette convergence n’est-elle qu’aléatoire, résultant simplement de l’air du temps ? À moins — autre hypothèse — que les similitudes d’évolution mises à jour dans l’ouvrage ne soient pas délibérées, résultant simplement de cheminements parallèles par invention simultanée de solutions nouvelles aboutissant à des tendances analogues, mais sans réelle interférence ? Dans ce cas, l’ouvrage rendrait compte de convergences dont les acteurs eux-mêmes ne sont peut-être pas pleinement conscients. L’excellente analyse comparée des projets urbains mis en œuvre dans plusieurs pays mentionne malgré tout « le jeu des échanges universitaires, via des colloques et des publications, les mises en concurrence à l’échelle européenne des professionnels, comme les échanges de pratiques et de savoir-faire » (Duarte et Seigneuret 2011, p. 76). Les auteurs n’avaient de toute manière pas pour but de répondre à la question, qui reste donc en suspend.
Au titre des regrets, mentionnons la limitation aux quatre pays cités, malgré des incursions en Suisse et en Belgique — et même curieusement à Portland (Oregon), comparée à Stuttgart — et l’absence de pays réputés pour l’excellence et l’avance de leur planification territoriale, comme les Pays-Bas et les pays nordiques. Les Néerlandais ont en effet été à l’avant-garde du process planning, cherchant à introduire la flexibilité dans un cadre encore rigide, mettant en œuvre une gouvernance multiniveaux, encourageant une coopération entre acteurs facilitée par la circulation des personnels entre les instances, mobilisant la prospective et la production de visions spatiales, autant d’évolutions rendues impératives dans la Randstad Holland — métropole polycéphale de six millions d’habitants — par l’absence de toute autorité d’agglomération (Hajer, Grijzen et van’t Klooster 2010, Baudelle 2013). De même, le cas de Stockholm aurait pu illustrer le passage d’un système assez contraignant à des processus plus informels et des procédures plus participatives ayant assuré un certain nombre d’innovations en matière d’urbanisme, à l’image du référendum relatif à l’instauration d’un péage urbain — sur un périmètre autrement plus étendu qu’à Londres — ou des longues négociations autour du réaménagement de Slussen, échangeur urbain complexe et obsolète, mais défendu comme héritage du mouvement moderne.
Rédigé par des aménageurs, des urbanistes et des politistes, le livre souffre peut-être aussi de la discrétion de la dimension juridique, mais il est vrai que son objet est moins d’ordre technique ou procédural qu’axiologique — il porte sur l’amélioration des dispositifs d’action publique et de gouvernance territoriale —, si bien qu’il n’esquive pas du tout la question des textes réglementaires et des outils opérationnels, proposant même des analyses fines à différents niveaux à partir d’exemples variés et précis. Ce faisant, il offre l’occasion d’une réflexion approfondie sur les dispositifs de planification mobilisés en France au regard des tendances observées en Europe. Plus généralement, les études fouillées, mais limpides, proposées dans la troisième partie, permettent non seulement de prendre la mesure des changements opérés par la planification territoriale, mais aussi d’en évaluer de manière critique l’exacte portée.
Au total, un texte extrêmement stimulant qui compte parmi les meilleures publications récentes dans le champ, à recommander sans réserve.