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Serendipity.

Comment négocier un tournant ?

Bernard Lahire, La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, 2004.

Image1Le livre de Bernard Lahire fait partie de ces ouvrages dont on peut craindre qu’ils n’aient à souffrir des rituelles louanges de journalistes et d’essayistes moins soucieux de lire que d’être dans le coup dès lors qu’il s’agit de « dépasser » quelque chose ou quelqu’un. De dépasser, en l’occurrence, une sociologie ayant, à leurs yeux, le tort d’apparaître du côté du « déterminisme » et des hiérarchies culturelles, c’est-à-dire d’un côté qu’ils ne sont pas portés à apprécier pour des raisons qu’on pourrait qualifier de « structurales », si l’on ne craignait d’accroître encore leur fureur envers le déterminisme, les classes et les classements.

[1]. Ce n’est pas, en tous cas, aux journalistes de délivrer des autorisations.

De quoi parle ce livre ? Tout en reprenant à son compte la terminologie de la « légitimité » en matière de culture, notre auteur entend montrer que, contrairement à ce que suggère La Distinction, il est difficile de classer certains individus par rapport à la ligne de partage entre le légitime et l’illégitime, parce qu’ils sont eux-mêmes partagés par cette ligne. La distinction ne viserait pas seulement les autres, mais aussi soi-même (« distinction de soi »). Pour démontrer que les habitus ne sont pas aussi homogènes qu’il a été dit, il suffit que certains individus présentent des profils « contradictoires » ou « dissonants ». Cette quête de la « dissonance » et des profils dissonants est l’objet principal du livre qui ne cesse de lancer le défi de rendre compte de cas d’individus aimant à la fois l’opéra et le rock, les musées et le karaoké, etc.

Le rapport entretenu par ce livre à la sociologie de Bourdieu peut faire l’objet de deux lectures différentes ou, si l’on préfère, il peut s’adresser à deux types de lecteurs aux attentes différentes : on peut y découvrir soit un encouragement à en découdre qui ravit certains, soit une contribution à l’analyse des pratiques culturelles, mais qui s’accompagne d’un certain nombre de réserves. Selon les passages, il est vrai, on peut incliner pour l’une ou l’autre lecture. Sur des points essentiels, Lahire exprime un accord avec le cadre théorique contenu dans La Distinction, et avec des notions comme celles de légitimité ou de domination. Il présente son approche comme « complémentaire » : « En prenant en considération les phénomènes de variation intra-individuelles des pratiques et préférences culturelles et en constatant du même coup, l’importance des variations inter-individuelles, on ne remet en cause ni l’existence d’inégalités sociales devant la culture, ni les fonctions sociales de la culture légitime dominante dans une société hiérarchisée. On fait toutefois apparaître un type particulier de fonction sociale liée aux processus de différenciations individuelles et de construction sociale dans des individus dans des sociétés différenciées » (p. 669). Mais, en d’autres passages, il manifeste de plus hautes ambitions, celles d’offrir une théorie plus puissante qui corresponde à la nécessité de rendre compte de données qui sont censées excéder le cadre analytique antérieur. Les termes utilisés varient. Tantôt, il s’agit d’en finir avec les présupposés d’une sociologie dite « classique », c’est-à-dire à la fois bien connue, solide mais bornée, et presque trop vérifiée pour être vraie, bref devenue telle que tous les professionnels auraient envie de s’essayer à autre chose : « En commençant par rappeler la robustesse interprétative de la perspective « classique » sur les inégalités culturelles, je souhaite simplement attirer l’attention sur le fait que l’interrogation que je mets en œuvre sur les variations intra-individuelles ne remet absolument pas en question les résultats obtenus en cherchant à faire apparaître des variations inter-groupes ou inter-catégories » (p. 176). S’ouvrent alors les perspectives prométhéennes de déconstruction -indispensables ou optionnelles ?- consistant à remettre en cause rien moins que l’agrégation des individus dans des groupes, l’impensé durkheimien, les tris croisés, les types idéaux, les « bornes sociales de notre langage » (p. 719). Tantôt, l’impatience de l’auteur désigne, sans autre précision, les versions routinisées de cette sociologie (p. 19), dont on peut se demander si elles n’en seraient pas, selon lui, la vérité ultime. On le voit : il est difficile de ne pas évoquer Bourdieu quand on lit Bernard Lahire [2]. On peut redouter que l’entreprise ainsi proposée, même justifiée dans son principe, n’ait à souffrir d’un déséquilibre entre la nécessité de rendre compte, malgré tout, des régularités « classiques » (dont la définition serait : ce qui ne « provoque pas particulièrement d’étonnement sociologique », p. 180) et la volonté exclusive de mettre en évidence des énigmes sociologiques.

Mais laissons cela pour l’instant. Le matériel utilisé repose sur des entretiens nombreux et intéressants et sur un ensemble de données statistiques. Commençons par ce dernier point. L’innovation méthodologique principale découle de l’intention, face à une approche mettant en avant les écarts entre groupes sociaux, de focaliser l’attention sur les marges des tableaux, ces « majorités silencieuses » de la statistique. « Un écart de vingt points (parfois bien moins encore) entre deux groupes ou deux catégories sur une pratique particulière peut donner lieu au bout de la chaîne de production de la connaissance sociologique, par un raccourci rhétorique trop souvent employé par les interprètes pressés, à des commentaires attribuant les traits culturels […] associés à cette pratique à un groupe plutôt qu’à l’autre, alors même que cette pratique peut n’être majoritaire ni dans l’un ni dans l’autre » (p. 136). Une vingtaine de points sépare, d’après les chiffres de La Distinction, les cadres supérieurs (64%) et les ouvriers (46%) sur la question de savoir si « le Français mange trop » (p. 168). Pour éviter l’extrapolation redoutée à juste titre par l’auteur, il suffirait de s’en tenir aux différences observées comme mesures de la seule propension à consommer et/ou à dire, et non comme reflets d’une sorte d’opinion publique de groupe. L’argumentation de Bourdieu entend montrer des différences systématiques en matière de goût culinaire selon les groupes sociaux à partir d’un ensemble convergent d’indicateurs, et non pas grâce à une réponse isolée à un questionnaire. La question précédente tend à favoriser chez les répondants une attitude abstraite de recul sur les habitudes alimentaires du « Français », mais les autres données présentées attestent assez que la référence à une norme « raisonnable », si elle n’est pas absente dans le groupe, ne va pas jusqu’à contrecarrer la prédilection ouvrière pour la cuisine nourrissante et abondante, qui est l’un des aspects d’un rapport au corps et au monde social. Même si, sous l’effet de la scolarisation et d’émissions de vulgarisation, le souci de s’aligner sur les normes dominantes pouvait s’être accru depuis les dernières décennies, et donc les écarts dans l’expression des opinions s’être amoindris, il n’en reste pas moins que l’on pourra continuer à utiliser durablement l’idée d’une spécificité de goûts alimentaires (en relation avec le rapport au corps) propres aux différents groupes sociaux… sauf si le corps cessait d’être socialement investi et marqué. Ce n’est pas demain la veille.

Avec de bonnes raisons, Lahire nous rappelle qu’après tout, les amateurs de biens rares sont, même dans les groupes les mieux pourvus, une minorité. Il aurait pu s’en tenir à des enquêtes antérieures puisque la notion d’écart implique bien une mise entre parenthèses et non l’abolition des valeurs modales. Il a poussé la démonstration en construisant deux types de données obtenues grâce à une codification de la légitimité culturelle. D’abord, un ensemble reflétant des combinaisons de pratiques selon les domaines différents et selon les degrés différents de légitimité. Ensuite, un ensemble portant sur des individus qui vont être répartis entre les « consonants illégitimes » et les « consonants légitimes » en passant par les « dissonants » (avec des degrés).

Lahire a ainsi codé la légitimité (mais sans nous dire ses secrets) ce que Bourdieu, ami présumé des classifications rigides, n’a pas fait. Ce codage établi, est appliqué à tous les domaines (livres, films, etc.) et aux individus en fonction d’indicateurs (leur « profil » de légitimité déduit des caractéristiques propres aux combinaisons qui les concernent). Le problème de fond posé par cet usage de la statistique est le décalage entre la précision recherchée et un traitement des données qui ne peut pas éviter une part d’arbitraire et d’indétermination. L’abondance des chiffres et des pourcentages excède les possibilités de l’analyse sociologique : une fois les pratiques combinées d’une façon plus ou moins obscure, on découvre que la combinaison télé-films-loisirs a une probabilité (27,1%) supérieure à celle de la combinaison télé-livres-loisirs (17,5%), et que la première comporte 43,5% de consonants peu légitimes et 56,5% de dissonants, et la seconde 29,4% de consonants peu légitimes et 70,6% de dissonants. Cet exercice combinatoire est répété à satiété sur quatre, cinq, six et sept variables. Si certaines combinaisons peuvent à la rigueur évoquer quelque chose, d’autres semblent artificielles (on pourrait en dire autant des tris croisés présentés p. 160 sq). Tous les prédicats, demandait Nelson Goodman, sont-ils pertinents dès lors qu’ils sont concevables ? On sait l’usage qu’il tirait du « vleu », ce prédicat dont personne ne sait au juste quoi faire parce qu’on ne sait pas bien à quels objets s’appliquerait la possibilité théorique d’être vert avant tel moment et bleu par la suite.

Quant aux individus, Bernard Lahire nous dit, par exemple, que les cadres et professions intellectuelles supérieures sont les plus « dissonants » (76,6%). Mais pourquoi privilégier la colonne centrale (les dissonants, sans autre mention), quand d’autres possibilités de lecture existent ? En regroupant les catégories immédiatement voisines, les individus à consommations très et assez légitimes représentent 17,7% de cette population, et les individus aux consommations les moins légitimes 5,7%. On pourrait, par comparaison, dire que, dans le groupe des cadres, le portefeuille de consommations mixtes du milieu (76,6%) ne représente qu’une éventualité alors qu’il représente une sorte d’optimum dans des groupes moins favorisés (57,8% chez les agriculteurs). En regroupant tous les « dissonants » de différentes nuances, on constaterait que chez les cadres ils sont 89,2%, chez les professions intermédiaires 89,6%, et chez les patrons 86,2%. Ces chiffres sont proches et surtout, si élevés qu’on en vient à se demander si l’on n’attrape pas de cette façon un peu trop de monde. Faut-il réserver son « étonnement sociologique » aux dissonants qui ont d’autant plus de chances d’être nombreux que les légitimes sont peu nombreux (les illégitimes étant ici résiduels) ? C’est-à-dire s’émerveiller d’un côté de ce qui, d’un autre côté, paraît trop robustement classique ? En outre, le découpage de la catégorie supérieure a tout pour accroître l’effet d’hétérogénéité, puisque, à la différence de La Distinction, on ne dispose pas des moyens d’isoler le groupe qui, en principe, incarne le mieux la légitimité culturelle, les professeurs, dont les pratiques prennent sens par rapport aux cadres du privé et aux patrons. Il faut se souvenir, quand il est question du groupe supérieur dans ce livre, que l’on a affaire à des fractions d’emblée très disparates par leurs capitaux. Il faudrait aussi s’en souvenir quand l’auteur évoque des catégories comme « étudiants » ou « inactifs ». La précision numérique n’a de pertinence qu’en fonction d’un cadre.

Ce n’est pas la méfiance envers les majorités qui guide la sociologie des écarts et des différences. C’est sa logique même. Pour étudier la distinction, il faut renoncer à s’intéresser aux valeurs centrales et déplacer le regard vers les groupes les plus distingués, ceux qui sont en mesure d’imposer la norme de la légitimité culturelle. Imposer la reconnaissance d’une norme n’équivaut pas à imposer la conformité dans les pratiques effectives : c’est interdire (par des sanctions ou par la dissuasion) à ceux qui s’écartent de la norme de se mêler des règles du jeu. Du coup, la sociologie de la domination symbolique a raison de s’occuper de ceux qui, même peu nombreux, sont en mesure d’agir sur le jeu et sur la formation des profits symboliques. Mais, pour ce faire, tout dépend des instruments, notamment statistiques dont on dispose, et comme il n’est malheureusement pas toujours possible de travailler sur un échantillon raisonné, il faut se rabattre sur des agrégats nécessairement hétérogènes. On peut tant bien que mal recourir aux statistiques, mais sans oublier que la légitimité est l’attribut que détiennent vraisemblablement les producteurs… comme le souligne Lahire (p. 687) mais pour s’émouvoir de ce qui lui semble être une nouvelle lacune de cette sociologie de la légitimité. Ces producteurs sont l’instance ultime qui jugent sans être jugés, et sont d’autant plus indifférents à ces consommateurs dont Lahire prend (méthodologiquement) le parti qu’ils tendent à s’adresser aux seuls producteurs. Ils sont le sommet d’une pyramide dont, par hypothèse, la base est plus large, constituée d’amateurs, de béotiens, qui, ayant des prétentions et une compétence moindres, ont des pratiques nécessairement moins « contrôlées ». Et il faudrait ajouter que même les producteurs de biens très distinctifs ont peu de chances d’avoir une compétence équivalente dans un nombre élevé de domaines (on peut découvrir avec quelque surprise le conformisme ou l’ignorance d’individus jugés géniaux, subversifs dans leur domaine et dont les goûts sont loin d’être alignés dans l’ensemble des espaces possibles, poésie, musique, philosophie, cinéma, sociologie, romans, peinture, architecture, sans compter le mobilier, les vins, les parfums, les chaussures). C’est dire que la force sociale de la légitimité culturelle connaît des degrés variables, qu’elle peut tendre vers zéro, sans être jamais annulée (on peut vivre heureux en ignorant Bach mais on sait que ça existe quelque part, là-haut). Les virtuoses sont à la fois les plus contrôlés et ceux qui peuvent le mieux prendre des distances envers les normes au point de les subvertir. Quant aux autres, moins ils ont de prétentions, plus ils peuvent « se laisser aller » à des plaisirs « faciles » (faut-il absolument chercher à les dénombrer ?). S’il est possible de se retirer d’un jeu surtout quand on n’a rien à en espérer, le jeu n’en continue pas moins d’exister, quitte à se modifier à travers l’action de ceux qui, même peu nombreux, ont assez de croyance pour y participer.

Préjugé légitimiste ? Qu’on me permette de faire ici un aveu. Je n’ai jamais très bien compris en quoi consistait ce travers intellectuel et social, même si je perçois bien l’intention de disqualification de ceux qui le mettent en avant. Bernard Lahire, qui reprend volontiers cette terminologie, rejette d’abord l’idée qu’il y aurait un seul principe de légitimité dans une société telle que la nôtre, ou encore une instance unique. Il souligne ensuite que les hiérarchies ne sont pas universellement reconnues, puisque nombre de productions échappent au verdict de l’école. Enfin, il met en avant l’état d’innocence culturelle de ceux qui ignorent les normes. Mais qui songe à nier les luttes de classements (entre doctes et mondains, artistes et bourgeois, avant-garde et académiciens…), les luttes pour la définition du principe ultime de hiérarchisation, les luttes entre des univers ou des champs, dont certains sont légitimés par l’École et d’autres non ? Le simple constat de l’objectivité des hiérarchies, de l’objectivité des mécanismes de production et de distribution de la valeur culturelle est-il « légitimiste »? Nul n’ignore que l’orthodoxie (le légitimisme indigène, si l’on veut) a des degrés variables selon les champs, les conjonctures, ni qu’elle ne se perpétue pas simplement par des effets de croyance, mais grâce à un travail d’inculcation plus ou moins institutionnalisé ; et comment se désintéresser de ce qui permet de contourner ces hiérarchies ou d’agir sur elles, stratégies de subversion, de double jeu, de simili, de bluff, mais aussi de repli sur des « marchés francs » où les évaluations sont mises hors circuit ? Qui a prétendu que l’« ascétisme culturel » (p. 612), terme qui trahit plus le regard d’étranger (bourgeois ou petit-bourgeois) que le point de vue indigène plutôt enclin à mettre en avant le plaisir [3], serait dans les classes supérieures universel et permanent ?

Le cas du karaoké envisagé par Lahire dans un chapitre judicieusement intitulé « Tensions et relâchements, en public et en privé » (p. 612 sq) est particulièrement intéressant de ce point de vue. Selon les données présentées, le genre attire non seulement des chanteurs amateurs qui peuvent se prendre plus ou moins au sérieux, mais également une clientèle bourgeoise composée de patrons, de cadres et d’étudiants généralement issus des filières de gestion et de commerce. On peut se demander si son essor ne serait pas l’un des effets paradoxaux de la scolarisation qui a touché certaines fractions des classes supérieures. Soumis aux verdicts de l’École, et donc sommés de reconnaître la légitimité d’une culture qui les consacre jusqu’à un certain point, sollicités par une offre culturelle aussi intensive que diversifiée (concerts, livres d’art, voyages culturels, etc.), les membres de ces groupes ne sont pas pour autant prêts à admettre un sacrifice total de la personne et d’attributs sociaux « personnels » qui, à leurs yeux, ne doivent rien à l’École et à la culture d’École. À l’opposé du concert, où les représentants de la culture légitime obligent au silence (ce qui n’était pas le cas jusqu’au 18e siècle), le karaoké permet, comme le montre Lahire, de « se défouler », de rester dans la « bonne humeur », sans compter qu’il permet également de combiner l’attitude d’écoute avec la possibilité de boire et de manger, bref de passer une soirée amusante avec des amis choisis. Soirée « dissonante » ? Elle s’inscrit bien dans un registre de détente où voisinent le théâtre de boulevard, les restaurants à spectacle chantant, les cabarets huppés, les soirées entre soi ou au « club Med », etc. La dissonance est peut-être ici moins dans l’esprit des agents que dans le regard d’un observateur qui aurait attendu plus de raffinement.

Si les tableaux statistiques d’ensemble entretiennent, à mes yeux, un faux débat, la richesse du livre de Lahire vient surtout des nombreux portraits individuels qu’il contient. Dire qu’au delà des chiffres et des mots, on peut, grâce à ce matériel, mieux voir de quoi il est réellement question et à quoi pense l’auteur quand il évoque ces profils, n’est pas l’expression d’une préférence « qualitativiste ».

Il va de soi qu’on ne peut discuter ici en détail de tous les cas étudiés. La seule question que l’on peut se contenter de soulever est celle de savoir à quoi sert la notion de dissonance : s’agit-il du seul constat d’une disparité entre différentes pratiques, ou bien du symptôme d’une contradiction inscrite dans les dispositions ? Les commentaires proposés pour présenter les trois grands ensembles de « profils dissonants » semblent d’une grande prudence. Que disent-ils ? Dans le cas des membres des classes supérieures, « protégés des effets du jugement culturel négatif » par leurs propriétés éminentes, ils « peuvent s’accorder, à l’occasion ou plus régulièrement, quelques licences » et même, pour « certains », se permettre de « cultiver aussi une certaine forme d’anti-intellectualisme et un goût des produits plus populaires », ces choix étant le reflet tantôt de stratégies plus ou moins conscientes soit, tout simplement, d’ «incompétences plus ou moins importantes » (p. 262-263), cette dernière observation étant fort juste, pour autant que la sociologie n’a pas à octroyer un savoir de droit divin aux dominants. Ainsi Aline (p. 263 sq), fille de petit commerçant, ayant fait des études de lettres, un temps professeur de lettres, et devenue pdg d’une entreprise de grande distribution dans le midi de la France dit « apprécier Patrick Bruel et Pavarotti ». Les membres des classes moyennes semblent voués à de « fréquents écarts entre les dispositions à croire (légitimistes) et les compétences et dispositions culturelles moins assurées ». Par exemple, Fabien, intermittent du spectacle, détenteur du baccalauréat, fait valoir dans ses choix « l’aspect sincérité » qui lui permet de trouver un difficile équilibre entre les pôles opposés des hiérarchies culturelles (p. 318). Quant aux classes populaires, les dissonances observées « relèvent davantage de l’incursion sectorielle et/ou ponctuelle » et se détachent sur un « fond général de faible légitimité culturelle ». Jean, « ouvrier autodidacte » qui appartient aux Témoins de Jehovah, aimant la science, lecteur de revues religieuses et scientifiques, faisant des conférences, etc. illustre l’effort pour s’élever spirituellement sans parvenir à accéder à des modes de consommation vraiment légitimes. Il évoque assez ces figures d’autodidactes étudiées par Claude F. Poliak [4].

Fort bien. Mais est-on sûr que, appliqué à tous ces cas, ce mot de dissonance soit autre chose qu’une étiquette un peu artificielle désignant toutes sortes d’hybridations ? Aline se permet peut-être des « écarts », comme on dit pour l’alimentation, mais sur un fond de consommations légitimes, concerts, expositions, musées, qui sont celles de son groupe d’appartenance (les patrons) et même plutôt au dessus. Écarts bénins, puisque, après tout, elle va au karaoké non pas en cachette mais avec des amis issus de son milieu social ; elle va voir des matchs de volley, comme présidente du Racing club (les princes héritiers font pire dans l’exercice de leurs fonctions), et des matchs de rugby, le président du club étant un ami. Elle serait très étonnée de se voir rapprochée de petits bourgeois qu’elle jugerait incultes et prétentieux, et d’autodidactes qu’elle trouverait allumés et ridicules. Et peut-être penserait-elle que, décidemment, les sociologues manquent, sinon de rigueur (ce n’est pas son problème), du moins de bon sens ? Ce type d’analyse inciterait plutôt à aller voir de plus près les opérations de codage (légitimité, dissonance) qui ont présidé au traitement statistique puisque ce sont des individus comme ceux-là qui ont été classés. Si Aline, la dissonante (et des cas semblables) devenait plus légitime et montait à la case supérieure, les pourcentages prendraient évidemment une autre allure. Mais il n’est pas sûr que ce soit au niveau quantitatif que le débat puisse être posé.

Comme le montrent les cas étudiés, il semble difficile de faire l’économie d’une analyse en termes de dispositions, à condition de se débarrasser de la vision mécanique qui lui est associée. Reflet d’une trajectoire, l’habitus (peu importe le mot) en reproduit la « pente », les inflexions, les tensions et les divisions et permet de donner un sens cohérent, sinon unitaire et uniforme, à un grand nombre de pratiques. Parler de dissonance a tous les charmes de la singularité (bien que l’auteur soit sévère pour tous les individualistes d’espèce postmoderne ou autre), mais il faudrait, pour aller plus loin, distinguer des modalités de dissonance : perçue par soi ou non, occasionnelle ou durable, assumée ou honteuse, discrète ou défiante… Ni Wittgenstein ni Sartre ne semblaient souffrir des plaisirs simples qu’ils s’accordaient à l’occasion. L’une des informations les plus utiles sur un agent est ce que l’on pourrait appeler le cercle de l’enfer où il relègue tout ce que, à coup sûr, il considère comme irrémédiablement indigne ou impensable, source de dégoût. En matière de culture, comme de religion, il y a une casuistique des actes et des intentions, des péchés bénins, et un horizon de péchés mortels. Il serait bon dans cette logique de dire pourquoi tel qui « aime bien » (« admet », « supporte », etc.) Patrick Bruel ne va pas jusqu’à « s’abaisser » aux « bêtises de la télé » et autres « horreurs » qu’on « nous montre partout ». Mensonge, mauvaise foi, inconséquence ? Effet de scansions dans le temps et/ou l’espace ? Effet d’une hiérarchie des univers sociaux ? En tous cas, comme le montre l’analyse de deux agrégées de lettres mariées à des hommes dotés d’un moindre capital culturel (p. 148 sq), l’habitus produit et consacré par l’École peut avoir à « composer » (jusqu’à un certain point) avec la nécessité de tenir compte de l’autre à travers certains loisirs, de se prêter, de bon gré, au refus de la prétention, et au delà, de participer au compromis qui fonde l’identité familiale. D’autres partenaires dotés de propriétés sociales différentes auraient pu pousser dans une autre direction. Tout n’est pas écrit dans l’habitus, mais on ne se refait jamais complètement.

L’intérêt du travail de Lahire tient à ce qu’il s’efforce de répondre au delà de formulations parfois contestables à une question réelle qui est celle de l’amplitude des pratiques effectives d’un agent, ou, selon ses termes, celle des « nuanciers culturels individuels » (p. 637). Cette question n’est pas celle qui sous-tendait La Distinction dont l’intention était de rendre compte des pratiques culturelles, pour elles mêmes, mais aussi d’accéder aux principes générateurs des pratiques d’une classe d’agents : les questions de goût apparaissent instructives en ceci qu’elles manifestent ou produisent de la distinction, mais aussi en cela qu’elles fonctionnent comme lieu de médiation entre des pratiques et des catégories de perception et d’évaluation sans lesquelles ces pratiques seraient littéralement in-signifiantes. D’où un effort, prolongeant celui de Maurice Halbwachs, pour décrire les ressemblances de famille autour desquelles s’organisent les principaux systèmes d’évaluation. Ceux-ci reposent inévitablement sur un nombre fini de termes diversement mobilisés et combinés (« chic », « lourd », « facile », etc.) et sur un nombre fini de facteurs (origine sociale, sexe, diplômes, etc.) d’ailleurs unis par des liens systématiques. Loin d’avoir la folle prétention de décrire et de prévoir l’infinie diversité des cas possibles, il suffit d’indiquer, dans un premier temps, les configurations les plus remarquables, par exemple en distinguant les différentes variantes de goût bourgeois, et, dans un deuxième temps, de proposer une méthode pour poursuivre l’analyse jusqu’aux individus. Méthode analytique qui évite les écueils d’un constat empiriste de la diversité.

Une sociologie qui n’étudierait pas les « individus » serait aussi vide que le concept sans intuition dont parle Kant. Et personne, même Durkheim, ne peut avoir réellement un programme aussi spécieux, qui sert essentiellement de moulin à vent à des théoriciens ayant horreur des collectifs pour des raisons qui ne sont pas seulement « méthodologiques ». Mais comme l’individu n’a pas à être revendiqué ou exclu, il n’est pas opposable au langage de la construction scientifique, il lui est inhérent en tant qu’« individu épistémique » sous la forme de la constellation déterminable des valeurs déterminables que prennent les différentes variables tenues pour pertinentes [5]. On peut certes discuter des variables, de leur nombre, de leur poids relatif, mais invoquer l’individu comme transcendance inclassable n’a pas de sens. Ce n’est d’ailleurs pas le propos de Lahire, mais le risque est grand, après avoir évincé certaines visions mythologiques du collectif, de favoriser un mythe de l’individu qui n’en est, peut-être, que le symétrique.

Aborder aussi brièvement ces questions longuement envisagées par l’auteur expose au schématisme. Mais on peut, comme moi, être tout simplement sceptique sur la possibilité pour une théorie de l’individu et de ses dissonances, de contribuer réellement à accroître nos connaissances sur les individus, et de conduire à faire mieux que de bons sociologues utilisant des instruments robustes et classiques. Dans les contrées si désertiques de la sociologie des pratiques de consommation, les analyses concrètes proposées par l’auteur de la Culture des individus sont précieuses, et, en tous cas, plus convaincantes qu’une partie théorique qui ne semble pas vraiment indispensable, et apparaît trop souvent marquée par le souci de se distinguer (ou de « dissoner ») du sociologue qu’il cite le plus. Au vu de toutes les tâches qui l’attendent dans de telles contrées, on peut souhaiter que Bernard Lahire trouve la voie d’une approche plus personnelle ou, si l’on veut, plus impersonnelle.

Abstract

Bernard Lahire’s book intends to establish that, contrarily to what Pierre Bourdieu’s La Distinction suggests, it is difficult to classify certain individuals with regard to the dividing line between the legitimate and the illegitimate, because they are themselves divided by that line. Such individuals with “contradictory” or “dissonant” profiles serve as an argument to show that habits are not as homogeneous as was believed by the illustrious predecessor. The quest for “dissonance” is thus the main object of the book, which intends to account, through statistics and interviews, for individuals who like both opera and rock, museums and karaoke, etc. The author’s goals with regard to Bourdieu’s work can be taken within a double register: an empirical complement as well as a theoretical revolution against a so-called “classic” approach. To test these goals, three points need to be considered: the value of the notion of dissonance, then its cognitive implications, notably through the material presented, and finally, indeed, the quality of the criticisms formulated against the incriminated work.

Bibliography

Notes

[1] J. Bouveresse, Prodiges et vertiges de l’analogie, Paris, Raisons d’agir, 1999, p. 135 sq.

[2] Ce qui n’est pas nouveau : Le travail sociologique de Pierre Bourdieu: dettes et critiques, sous la dir. de Bernard Lahire, Ed. rev. et augm., Paris, La Découverte, 2001.

[3] L. Pinto, « L’émoi, le mot, le moi. Le discours sur l’art dans le “Musée égoïste” du Nouvel Observateur », Actes de la recherche en sciences sociales, 1991/88.

[4] Claude F. Poliak, La vocation d’autodidacte, Paris, L’Harmattan, 1992.

[5] P. Bourdieu, Homo Academicus, Paris, Minuit, 1989, p. 34 sq.

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