A Firminy, commune de 20 000 habitants, proche de Saint-Étienne dans le Sud-est de la France [1], l’église Saint Pierre, dont la construction fut interrompue en 1965, est aujourd’hui, soit quarante ans plus tard, en voie d’achèvement. Cet édifice jouit certes d’une aura de taille : classé « Monument historique » en 1996, en voie d’inscription au « patrimoine mondial de l’Unesco » en 2006, et déclaré « d’intérêt communautaire » par Saint-Étienne Métropole — l’agglomération l’abritant. Rares sont les édifices qui bénéficient d’une telle faveur. La réhabilitation des bâtiments dits « historiques » — la restauration à l’identique — est chose connue, presque évidente pour un bâtiment de cette ambition, mais construire entièrement un bâtiment selon les plans initiaux a un caractère exceptionnel. Cette décision tient à l’unicité de cette église : sa volumétrie innovante, son créateur Le Corbusier, architecte mondialement reconnu, urbaniste critiqué et théoricien ayant posé les bases de l’architecture moderne, ainsi que son appartenance au deuxième site mondial des œuvres de Le Corbusier après Chandigarh en Inde. En effet, Le Corbusier, grand penseur et bâtisseur du 20e siècle, innove dans ce projet, en dessinant un espace où sont minimisées au maximum les verticales et horizontales au profit de plans obliques. Aujourd’hui de nombreux architectes et historiens suivent avec le plus grand intérêt la progression du chantier en cours, afin de vivre de leur propre fait une des dernières leçons d’architecture « Le Corbu ». Ce qui est surprenant ce n’est pas tant le choix porté sur ce bâtiment d’exception, c’est plutôt le phénomène accompagnant sa réalisation : comment cette église est-elle devenue patrimoine avant même d’être sortie de terre ?
En 1960, l’église Saint Pierre est commandée à l’architecte Le Corbusier par l’association paroissiale de Firminy. Cette commune, sous l’impulsion de son maire [2] fervent « d’architecture moderne », a déjà fait construire par Le Corbusier une « maison de la culture » (1956), un stade (1956) et un ensemble de logements (une « unité d’habitation » en 1960). Suite au décès de Le Corbusier en 1965, l’église, dont les plans sont validés et la construction est permise, est abandonnée progressivement. Aucune pierre n’est posée. Dans les années 70, ce bâtiment encore à l’état de dessins devient « architecture à défendre » et prend son essor en tant que « bâtiment référence » d’une architecture exceptionnelle, de par son volume, et son concepteur. L’association paroissiale, commanditaire du projet initial, n’étant plus soutenue financièrement par le clergé, se dissout pour devenir « l’association Le Corbusier pour l’église de Firminy-Vert ». Ce groupe s’ouvre vers d’autres horizons, laïcs et politiques. Le bâtiment dont l’usage en tant qu’église devient alors fragile, évolue principalement vers « une architecture Le Corbusier ». Un premier chantier démarre en 1970, mais s’interrompt en 1976 faute de financements et de technologie : la base est construite, soit le socle sur lequel devrait se poser le clocher de l’église, « le cône inversé ». A travers cette étape, le rôle social se déplace de lieu de croyance à lieu de tourisme, d’un lieu d’une pratique cultuelle à celui d’un savoir architectural. Ce phénomène s’amplifie au gré des acteurs qui se joignent à cette conquête de l’édification : d’abord « l’association des amis de Le Corbusier » s’associe, puis la « Fondation Le Corbusier » aide à trouver des financements, et enfin l’architecte José Oubrérie, ancien collaborateur de Le Corbusier, est nommé architecte mandataire chargé du suivi de chantier. La dernière phase a démarré courant 2005 et devrait s’achever en 2006. Pour s’inscrire dans le projet politique de créer un attrait touristique autour de Firminy-Vert, les étages inférieurs de l’église vont devenir centre culturel, et l’espace dédié à la prière va rester tel quel, sans fonction additionnelle. Mais sera-t-il adopté par des croyants ? Va-t-il recueillir les prières des fidèles ? Cette ambiguïté sur l’utilisation du lieu cantonne le bâti à être un volume dont l’essence est purement artistique, et ainsi évolue vers le statut « d’objet d’architecture ». Au lieu d’être un « espace architectural », bâtiment en trois dimensions associé à la présence de l’homme et au facteur temps, ce lieu devient une sculpture et perd une part de sa réalité architecturale. L’espace en soi ne suffit pas à définir l’architecture. Bruno Zévi décrit l’architecture comme une expérience : « c’est l’homme qui, se déplaçant dans l’édifice, le regardant sous des points de vue successifs, crée lui-même, pour ainsi dire, la quatrième dimension, et donne à l’espace sa réalité intégrale » (Zévi, 1959, p. 15). Le vécu, l’usage et l’utilité sont indispensables à la qualification d’une architecture, et les différencient de l’acte purement artistique qui aboutit à des œuvres plastiques.
Le genre « église » n’est plus la qualification retenue mais devient une information secondaire. À la place, l’étiquette « un bâtiment Le Corbusier » prime : c’est le véritable dénominateur commun entre tous les participants (ecclésiastiques, politiques, architectes, historiens, et simples citoyens). Comme une sculpture vivante car pratiquée par des hommes, posée dans un musée urbain, elle appartient au groupe des « églises de Le Corbusier » [3]. En fait l’acte de donner volume, la construction, plus que le résultat bâti, devient le lien entre les participants à cette quête de l’existence du bâtiment. Cette fabrication d’architecture comme démarche essentielle est illustrée par la vision des étudiants de l’École d’Architecture de Saint-Étienne : sur leur site Internet conçu pour cette occasion [4], les thèmes abordés « suivez le chantier étape par étape », « visitez le chantier », etc. sont principalement orientés sur « la reprise du chantier » et « la réalisation d’un projet de Le Corbusier », et non pas sur sa conception, son histoire, sa vocation, etc. Est-ce pour cela que ce bâtiment a généré un tel engouement ? Habituellement, un bâtiment est construit par l’architecte et le client concepteurs. Or pour cet ouvrage, les constructeurs sont des personnes autres que le tandem initial, et de surcroît différentes selon les époques. Mais elles sont toutes engagées dans une même direction. Cette compréhension commune garantit une grande cohérence au bâtiment final.
La flexibilité de son usage et l’élasticité de son rôle social octroient au lieu une dimension particulière. De plus, le fait que seule sa forme architecturale n’évolue pas, qu’elle reste strictement identique à celle conçue par Le Corbusier, confirme cet édifice en espace consacré par un métier [5]. Ce bâti ne cherche pas à s’inscrire dans le discours ordinaire d’insertion dans le paysage, de « fonction lue sur la façade » [6] mais plutôt dans celui d’objet exposé dans une vitrine, celle du parc « centre civique de Firminy-Vert ». Cette construction va-t-elle devenir un milieu vide, un contenant indifférent au contenu, défini uniquement selon des critères esthétiques et d’ingénierie ? En cela, cette église devient un objet d’architecture et non pas un espace architectural. De plus, « la valeur propre de l’architecture est celle de l’espace interne » (Zévi, 1959, p.123), celui capable de contenir des personnes. Or ce bâtiment, de par cette réalisation particulière, a plutôt mis en avant son image et sa représentation d’une architecture, et a perdu son sens d’espace provoquant des réactions humaines et subissant les avancées temporelles : il est devenu figé dans son seul objectif d’être la réplique de l’espace conçu quarante ans auparavant. Cette quête de l’architecture intemporelle s’assimile davantage à une démarche spirituelle, vouant un culte à un architecte, en l’occurrence Le Corbusier, qu’à la volonté initiale d’édifier « une église moderne ». Sa conservation et sa mise en valeur relèvent plutôt des processus de définition de patrimoine.
Cette approche permet-elle de développer une nouvelle critique sur le savoir architectural ? Plutôt, elle institutionnalise le bâtiment en tant qu’œuvre d’artiste. Il ne peut être un espace dynamique, vivant selon les effets de ses usagers. Cette aventure intellectuelle satisfait une corporation, ainsi que ses politiques associés, entretient la puissance des limites disciplinaires où finalement seuls les architectes ont droit de parole et d’action sur leur domaine privilégié. Là où ils n’interviennent pas, le label « architecture » ne peut être apposé, simplement celui de construction sera admis. Cette conviction de conserver l’œuvre telle qu’elle fut imaginée confirme son rôle de représentation respectueuse d’un savoir faire. Être un objet repérable d’emblée est l’objectif, beaucoup plus que celui de construire un lieu de culte chrétien, ou encore finaliser un bâtiment inachevé. Alors que son exactitude avec sa conception d’origine est garantie par tous les acteurs, ce projet institutionnel transforme le bâtiment, en créant un lien fort avec son passé, en certifiant l’intérêt grandissant des touristes, pour devenir un objet de société ayant la dénomination « patrimoine » dès sa naissance. Est-ce un paradoxe de cette histoire, ou une nouvelle forme de site patrimonial, fabriqué de toutes pièces, sans même avoir existé en lieu commun et anodin avant d’être choisi et entretenu comme élément représentatif de la société ?
On pourrait se demander pourquoi ne pas plutôt construire un bâtiment hymne à Le Corbusier ? Cette église n’est-elle pas seulement une œuvre artistique, un simple pastiche, qui imite la manière de son auteur? De plus, comment verrait Le Corbusier, farouche défendeur de la fonction du bâtiment, cette église devenir centre culturel ? Quel est l’intérêt de cette construction ? En dehors de celui de construction d’un patrimoine, deux intérêts complémentaires apparaissent : un technique, et l’autre social.
À l’époque de la conception par Le Corbusier, les bétons inventés et leur mise en œuvre ne pouvaient répondre à ce « cône inversé ». Ces difficultés matérielles, à la fois financières et techniques, restées en suspens quarante ans, ont été levées au moment de la réalisation. Bien que rarement mis en valeur, ce décalage temporel donne une vraie légitimité à la fabrication de l’objet, conçu comme visionnaire des évolutions techniques.
L’intérêt principal qui ressort de cette expérience est surtout l’énergie humaine déployée pour construire cet ouvrage jusqu’au bout. Ce besoin d’être « en dur », de ne pas rester à l’état de projet, de sortir des cartons à dessin pour devenir volume, et ainsi de « passer de la deuxième dimension à la troisième dimension », et ceci en dehors de l’architecte concepteur, sont les vecteurs spécifiques de cette histoire. Grâce à la ténacité de nombreux militants et sa nouvelle vocation culturelle, ce projet a enfin vu le jour. En cela, cette église devient un objet d’architecture. Unique, produisant des formes hors des canons révérés, cette œuvre au même titre que les autres œuvres de Le Corbusier, est prête à être visitée non pas par ses usagers éventuels, mais surtout par des touristes qui cherchent « une architecture à voir ». Sa particularité est son identité en tant qu’image de l’architecture et non pas son rôle d’icône historique comme peut l’être le château de Versailles, ou religieuse comme la cathédrale Notre Dame de Paris. En cela, l’architecture comme discipline offrant des productions intéressantes et ainsi profitables à la société est valorisée comme acte noble dans notre monde contemporain.
Peut être une revanche se dessine à l’horizon : l’œuvre finie retrouvera-t-elle ses aspirations premières ? Le Corbusier explique l’essence de son geste au sujet d’une autre église qu’il a conçu : « en bâtissant cette chapelle, j’ai voulu créer un lieu de silence, de prière, de paix, de joie intérieure. Le sentiment du sacré anima notre effort. Des choses sont sacrées, d’autres ne le sont pas, qu’elles soient religieuses ou non. ». En faisant un parallèle avec celle de Firminy, on peut se demander si finalement l’émotion spatiale engendrée par la visite de ce cône inversé, ainsi que le sacré révélé dans l’instant vécu à la vue de cette volumétrie particulière, ne sont pas les buts recherchés par Le Corbusier pour ce lieu de culte. Il apparaît finalement que l’architecture est indivisible, on ne peut opinément la rendre seulement belle, répondre à des valeurs esthétiques ou techniques, elle s’inscrit d’emblée dans une fabrication d’émotions. C’est en cela que cette église, devenue objet d’architecture un temps, celui de sa construction, va vraisemblablement redevenir un espace architectural lorsque les visiteurs seront dérangés, émus, surpris, ou encore happés. Ils vont saisir sa dimension spirituelle, éprouver l’envie de s’exprimer, voire même y exercer un recueillement, une sorte de prière. Est-ce une nouvelle forme de religion ? Celle du culte touristique, emplie des émotions architecturales et de ses dieux créateurs ? Ou bien la puissance de cet espace architectural imposera son rôle et sa vocation première de lieu voué à une expérience exaltée et humaniste ?
Photographies : Le stade, et l’église Saint Pierre derrière, à Firminy, Janvier 2006 ; L’église Saint Pierre en chantier, Janvier 2006 ; L’intérieur de la salle de prière, sous le « cône inversé » ; L’intérieur du « cone inversé », © Claude Cieutat.