Voilà un livre qui parle clair, et qui le revendique. Les dernières lignes (p. 274) concluent en effet : « L’ampleur de la menace écologique oblige à parler clair […] nous devons accorder la priorité absolue à la transformation rapide de notre modèle de développement économique ». Le propos n’est pas nouveau, certes ; mais le point de vue adopté par l’auteur, comme le titre qu’il a choisi l’indique, est de mettre en avant ce qu’il appelle une « raison écologique ». C’est de cela que je voudrais discuter ici. Quant au reste, il s’agit d’une utile récapitulation des problèmes et d’une évaluation raisonnée des possibilités que nous avons de les résoudre, indiquant nombre de pistes à suivre. Survolons-les pour commencer.
Il ne peut y avoir de solution purement technique à la crise écologique ; nous devons changer en profondeur toute notre civilisation, et cela jusqu’au type de rationalité qui la fonde. C’est dire que réorienter l’économie sera « par la force des choses, un projet de transformation sociale » (p. 34). Quels repères se donner ? D’abord, prendre acte du « caractère pathologique de notre développement économique au regard des règles qui ont cours dans la nature » (p. 39). C’est ce dont témoigne notamment la masse croissante de nos déchets : « De 1995 à 2006, la production annuelle de déchets municipaux est passée en France de 441 à 536 kilos par habitant » (p. 38), alors que dans la nature, il n’y a pas de déchets : tout est recyclé. Pour renverser la tendance, les recettes indulgentes, telles que la « mobilité durable », qualifiée d’ « introuvable » (p. 42), ne suffiront pas : il faudra bouleverser notre mode de vie. Or, « qui peut croire que de tels renoncements seront facilement acceptés ? Ils ne sont imaginables qu’inscrits dans un changement social plus vaste qui nous amènera à raisonner différemment » (p. 45).
Si l’on garde l’idée de croissance (Perret reste très dubitatif à l’égard de la « décroissance »), il faudra, en particulier, découpler plus vite et davantage celle-ci de la consommation des ressources ; autrement dit, non seulement réduire l’empreinte écologique pour un niveau donné de production (ce qui est un « découplage relatif »), mais viser à un « ‘découplage absolu’ qui permettrait de réduire l’impact global de l’activité humaine sur l’environnement tout en continuant d’améliorer les conditions de vie. Pour changer vraiment la donne, il faudra agir en amont, sur les besoins eux-mêmes » (p. 47). En effet, « La destruction de la nature est inscrite dans notre vision de la croissance comme processus d’accumulation matérielle » (p. 51). Or, « le progrès de l’humanité ne se limite pas à l’accroissement de son pouvoir sur la matière » (p. 52).
Que pourrions-nous donc faire de mieux ? C’est là que Perret dénonce « les œillères de la pensée économique » (p. 57), alors que « la nature de la question écologique oblige à penser en dehors du cadre de la théorie économique » (p. 58), non seulement parce qu’« on peut rarement donner un prix économique aux biens environnementaux » (p. 60), mais plus profondément parce que le calcul économique, dans le cadre du capitalisme, survalorise le court terme aux dépens du long terme, qui est l’essentiel en l’affaire. « C’est un problème éthique plus qu’économique » (p. 66). Nous avons en effet non seulement besoin d’une « relativisation des valeurs matérialistes », mais d’un « nouveau rapport à la propriété commune » (p. 79).
Cela met en cause notamment « la déraison d’État » (p. 81) et le « court-termisme inhérent à la démocratie représentative » (p. 83). L’État, aujourd’hui, ne peut se dégager de la croissance ; et il « préférera toujours les grands projets aux initiatives locales, les centrales nucléaires aux éoliennes, les réponses techniques à l’action sur les comportements » (p. 89). Quant à notre démocratie, elle ne peut prendre en main la complexité du problème, ni donc le résoudre : « seuls les intérêts économiques et sociaux sont suffisamment lisibles, objectivables et fédérateurs pour passer le filtre de la représentation. Dans ce mécanisme, le souci du long terme n’a aucune chance de s’imposer » (p. 84).
La troisième partie du livre indique les pistes concrètes à suivre pour sortir de ce cercle vicieux :
1. « Instituer les droits des générations futures » (p. 163 sqq), à divers niveaux et en diverses instances, coiffant les institutions présentes. Nous en avons déjà des exemples précurseurs, comme la transformation, en 2008, du Ces en Cese : Conseil économique, social et environnemental, où siègent des représentants des Ong environnementales.
2. « Se mettre à l’école de la nature » (p. 177 sqq), qui est un immense « capital de solutions » (p. 183) ; corrélativement, « on ne dira jamais assez que le développement durable suppose d’investir massivement dans la recherche et la formation » (p. 185). C’est par là seulement que nous pouvons espérer dépasser l’ineptie du système actuel, qui dilapide à une allure croissante ce que la nature a mis des centaines de millions d’années à élaborer.
3. « Métamorphose du capitalisme et gouvernance des biens » (p. 197 sqq), avec un double paradigme : une « économie symbiotique » et un « redéploiement de la fonction politique dans des dispositifs de gestion collective des biens communs à différentes échelles » (p. 198). Des révisions déchirantes sont à envisager, telle, entre toutes, dans la maîtrise du sol :
La question de la maîtrise collective du foncier finira forcément par devenir d’actualité : si on laisse faire le marché, les riches monopoliseront les terrains les mieux placés et les processus de ségrégation sociale rendront illusoires les politiques d’aménagement durable du territoire (p. 201).
Du reste, l’érosion du droit de propriété est déjà un fait. Celle du sol est déjà grevée de multiples contraintes, celle des biens culturels en est à livrer des combats d’arrière-garde. Bref, il faut se rendre à l’évidence que « le développement durable implique une nouvelle approche de la propriété » (p. 204). Nous devons « développer une culture de la copropriété et de la gouvernance collective » (p. 205), « du partenariat au détriment de la concurrence » (p. 208), « intégrer l’environnement et le social dans l’analyse financière des entreprises » (p. 209), et « « réinventer la planification » (p. 212).
4. Au delà, il faut « s’engager dans la voie de la démarchandisation » (p. 215 sqq). On constate déjà un « divorce tendanciel entre la dynamique des besoins sociaux et la logique marchande » (p. 219), de pair avec un « ralentissement continu de la productivité du travail », ce qui fait que « l’augmentation rapide des revenus financiers ne peut être qu’artificielle », dans une absurde situation où l’on a « d’un côté d’incessants efforts consacrés à convaincre les gens d’acheter des produits manufacturés, de l’autre une demande croissante et mal satisfaite de services collectifs » (p. 220). Il faut donc viser à « une approche postmatérialiste de l’organisation économique » (p. 225).
5. Pour construire une telle approche, sachant que « What gets counted counts », il nous faut « d’autres manières de mesurer le bien-être » (p. 229). On constate déjà, dans les pays riches, « une baisse tendancielle du taux de conversion de la consommation marchande en bien-être social » (p. 232). Il faut, en instituant des indicateurs adéquats, rendre lisible une autre sorte de progrès que celui auquel nous nous sommes attachés jusqu’ici, et qu’ont remis en cause, par exemple, des concepts comme celui de capabilités mis en avant par Amartya Sen (i.e. « tout ce qui rend capable d’agir en société et de maîtriser son environnement », p. 236).
6. « Tenir les comptes de nos interactions avec la planète » (p. 243 sqq).
7. « cultiver l’intelligence écologique » (p. 249 sqq), par exemple « instituer la transdisciplinarité » (p. 258), enfin
8. « gouverner par des gestes cohérents » (p. 265), iront de concert dans cette perspective.
La possibilité de mettre en pratique ces nouveaux comportements suppose ce qui fait le cœur de l’ouvrage : sa seconde partie, intitulée « D’une raison à l’autre ». En effet, nous ne pourrons nous conduire autrement si nous n’apprenons pas à penser autrement. Dans nos sociétés, l’économie s’est instituée comme le seul « mode de rationalisation de l’existence » (p. 109 sqq) ; or c’est bien à une nouvelle raison, « la raison écologique » (p. 117 sqq), que nous sommes désormais tenus de donner priorité. Il faut pour cela dépasser « l’autisme suicidaire » dont est porteuse « la perfection même de la raison économique » (p. 117). Même si, dans le cadre du système, l’écologie apparaît comme « l’empêcheuse de tourner en rond », « le principe de réalité qu’elle incarne est plus fort que la richesse et finira tôt ou tard par s’imposer » (p. 118). C’est en effet « notre volonté de durer en tant qu’espèce [qui] constitue le fondement le plus assuré de la raison écologique » (p. 119). Cela « transcende le destin des individus » (p. 21), et demande donc que nous dépassions « l’individualisme culturel dans lequel nous baignons » (p. 120), en faisant nôtre le « principe responsabilité » de Hans Jonas dont la célèbre maxime est « Agis de telle manière que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » (cité p. 122). Il est clair aujourd’hui que nous ne pouvons plus faire « comme si le bien commun pouvait résulter d’une somme d’égoïsmes » (p. 128). « Le passage à l’ère de l’irréversible change la donne », et « le laisser-faire n’est plus une option » (p. 129). « La raison écologique, en un mot, sera une raison moins rusée. Une raison collective qui s’appuie sur la lucidité et la vertu plutôt que sur l’intérêt, est-ce seulement pensable ? » (p. 130). La réponse est oui. Perret, au-delà du principe de responsabilité, parie en effet sur l’espérance (voir son livre La logique de l’espérance, Renaissance, 2006) : de « l’événementialité du sens » (p. 151), nous pouvons rationnellement nous attendre à ce que la réalité prenne un autre sens, nous fondant à penser autrement.
Tout cela se tient, et je ne vois pas de raison valable de contester le propos de l’auteur. Par sa concrétude et sa clarté, son livre me paraît une excellente synthèse des motifs et des moyens que nous pouvons avoir de réformer ce système qui conduit l’humanité au désastre. J’avoue cependant que j’attendais davantage d’un titre tel que « Pour une raison écologique ». Ce livre en effet ne touche pas à ce qui, selon moi du moins, doit nécessairement constituer le soubassement et l’armature de la raison nouvelle qui s’impose ; à savoir, d’une part, une autre ontologie que celle qu’a instaurée le dualisme substantialiste inhérent à la modernité (la conscience individuelle d’un sujet substantiel face à un monde objet non moins substantiel), d’autre part la logique aristotélicienne de l’identité du sujet, qui en a justement fondé le substantialisme. L’écologie est l’un des domaines où il est devenu évident qu’il faut substituer un paradigme relationnel à ce paradigme-là ; mais elle est loin d’être le seul, et s’en tenir à une « raison écologique », en la matière, c’est courir le risque d’un nouveau réductionnisme, celui d’un holisme écologique que Perret, à juste raison, récuse par ailleurs.
Il faut donc voir plus large : au-delà de la « raison écologique » (minimum et repère nécessaires en tout état de cause), il faut aller jusqu’à l’ontologie et à la logique pour dépasser le paradigme de la modernité. Nonobstant les immenses et indéniables bénéfices que l’humanité en a retirés, celui-ci a fait son temps : la catastrophe certaine à laquelle il nous conduit désormais entraînera non moins certainement la perte de tous ces bénéfices, et bien davantage encore, puisque c’est notre survie même qui est en jeu. Du point de vue ontologique, à l’opposé de ce dont nous persuade l’individualisme (méthodologique, entre autres), nous devons reconnaître que de tous les êtres vivants, l’humain, ce néotène, est celui qui dépend le plus de son milieu ; car, s’agissant de l’humain, ledit milieu n’est pas seulement écologique : il est non moins — et il est chaque jour davantage — technique et symbolique. De cette réalité, ce n’est pas une « raison écologique » qui à elle seule pourra rendre compte ; mais bien une raison mésologique : une raison des milieux humains comme tels : pas seulement comme écosystèmes, mais comme systèmes éco-techno-symboliques.
C’est là une affaire d’une autre complexité, laquelle demande justement une autre logique. Cette logique-là devra impérativement dépasser le principe du tiers exclu auquel, depuis Aristote au moins, s’en tient toujours notre rationalisme — hormis quelques précurseurs comme Stéphane Lupasco, du reste promptement forclos par le système. En effet, la réalité des milieux humains comprend nécessairement le symbole, où A est toujours en même temps non-A. Or c’est cela justement qu’exclut le principe du tiers exclu. La logique des milieux humains exige au contraire l’inclusion du tiers, autrement dit cet élément médian, ni seulement A ni seulement non-A, qui lie entre elles et avec nous les choses qui font la réalité ; ce dont le dualisme, par définition même, ne peut pas rendre compte. Comme déjà le suggérait Platon dans le Timée, à propos de la chôra (le milieu existentiel de l’être relatif), c’est un « troisième et autre genre » (triton allo genos) que nous devons envisager à l’égard de la réalité de nos milieux [1].
Dans cette perspective, nous avons, entre autres, beaucoup à apprendre des logiciens indiens, en particulier de l’usage du tétralemme chez Nâgârjuna (IIe-IIIe s.) [2] ; et ce ne n’est pas le fantasme d’un New Age, mais bien la fine pointe de notre science qui nous y invite [3]. Devant l’impératif écologique de cette prétendue ère planétaire, il serait temps que nous dépassions les seuls horizons de la pensée occidentale et en tirions les conséquences dans la manière d’appréhender rationnellement, donc de ménager, notre milieu de vie.
Bernard Perret, Pour une raison écologique, Paris, Flammarion, 2011.