À l’automne 2004, la romancière Tawni O’Dell était venue à Vincennes participer au festival consacré à la littérature américaine pour y présenter son second livre Retour à Coal Run, dont l’action est située dans le bassin minier de Pennsylvanie. Elle était souvent interpellée au sujet de la lutte qui opposait alors George W. Bush et John Kerry dans le cadre de l’élection présidentielle et avait alors pu mesurer le fossé qui séparait le vieux monde du nouveau. Ses interlocuteurs français étaient en effet tous farouchement opposés au président républicain et Tawni O’Dell comprit vite que ces échanges à sens unique ne permettraient pas de comprendre le fonctionnement de l’Amérique populaire : « J’avais envie de suggérer à ma contradictrice que nous transportions ce débat au Brownie’s, un bar sombre et enfumé de la petite ville ouvrière de Pennsylvanie où j’ai grandi. Là, nous nous adresserions à la clientèle, essentiellement masculine, en majorité des chômeurs, anciens combattants de guerres ou de la débâcle des industries. Eux, ils vont voter Bush, parce que c’est leur ultime moyen de se sentir importants dans leur pays, et parce qu’il est le seul à leur répéter que l’Amérique est forte, admirable, infaillible et pleine de sens moral. Qu’il soit partie intégrante d’une classe de magnats aussi riches que sans principes, ceux-là mêmes qui ont détruit la vie des clients du Brownie’s, n’a pas d’importance. Ils vont voter de la même façon qu’ils travaillaient, jadis : non en faisant appel à leur jugement, mais en réunissant ce qui leur reste de fierté (…) » (Libération, 23 et 24 octobre 2004, p. 47).
[1]. La romancière a conservé pour le lieu central de l’action de son roman, le toponyme de Coal Run qui désigne plusieurs localités de Pennsylvanie, dont l’une était proche de sa ville natale. Il peut être traduit par « la ligne du charbon » et renvoie aux convois fluviaux venant charger le charbon extrait des mines locales.
Ivan entame quant à lui une brillante carrière de footballeur américain, brisée à vingt ans par un accident qui l’incite à quitter son « pays » pour reconstruire sa vie « ailleurs ». Après seize années d’absence, il revient à Coal Run : le récit, qui entrelace le passé et le présent, nous raconte la semaine d’un homme devenu shérif adjoint et devant solder les comptes de son passé.
Ce travail de fiction est d’autant plus intéressant qu’en nous plongeant ainsi dans le quasi huis clos d’une communauté devant affronter le présent en restant hantée par la catastrophe minière et le déclin industriel, Tawni O’Dell situe l’action dans un territoire aux dimensions réduites permettant d’appréhender la réalité d’un pays qui fonctionne encore largement à une échelle locale. Les situations vécues par les protagonistes du roman engendrent dès lors une confrontation avec certaines réalités affectant le reste du pays, pour mieux souligner les spécificités des vecteurs identitaires à l’œuvre en « pays noir ».
Alors que la religion et l’appartenance « ethnique » restent des marqueurs identitaires prégnants de la société et de l’espace américains, ce roman dévoile une « micro-société » construite autour du travail souterrain et de la sociabilité minière. La territorialité de la mine et du charbon est « un univers professionnel unique en son genre, constitué autour d’un vécu et d’exploits partagés, constitué aussi autour d’un produit et d’un imaginaire » (Daviet, 2005, p. 58). On pourrait ajouter à ces éléments l’importance du risque et des catastrophes qui jalonnent l’histoire de tous les bassins miniers et participent à la construction de la figure mythique du mineur.
Cette forme de cristallisation de la conscience collective du groupe autour du travail prend ici le pas sur le processus d’intégration américain qui impose habituellement à l’immigrant l’abandon du passé, condition nécessaire à la réussite de son « projet ». Lorsque dans un livre d’entretiens accompagnant la sortie d’un documentaire télévisé sur les États-Unis [2], l’écrivain Russel Banks revisite certaines pages de l’histoire de son pays au prisme de quelques grandes œuvres cinématographiques, il insiste sur cette dimension du « rêve américain » : « au centre de tout se trouve le mythe qu’il est possible de recommencer sa vie, de redevenir un enfant […]. Et ça marche. Parce que si vous voulez recommencer, il vous faut tuer le passé, or les Américains sont très doués pour tuer le passé » (Banks, 2006, p. 47).
Rado, le père du narrateur, mineur originaire d’Ukraine, vient quant à lui travailler dans les mines de l’Illinois avant de s’installer dans le bassin houiller de Pennsylvanie : preuve de ce lien maintenu avec son passé, il conserve tout au long de son périple, ornant le mur d’une pièce de sa modeste maison du coron de Coal Run, un portrait de « Volodymyr le Grand, souverain suprême » de sa terre natale. C’est le seul vestige de son histoire qu’il avait pu sauver au moment de son départ d’Ukraine. Lorsque son épouse, originaire de Pennsylvanie, apprend la nouvelle de l’explosion de Gertie, le puits où travaillait son mari, son regard plein de détresse se tourne « naturellement » vers ce portrait, « l’objet le plus cher » de l’homme disparu (p. 13).
La spécificité des acteurs du roman dans le rapport à leur territoire national se lit aussi dans la manière dont ils appréhendent l’espace extérieur à leur bassin de vie, dans un pays où la mobilité est érigée en seconde nature. Quand Ivan décide de quitter cet univers familier devenu trop étouffant, il choisit de rejoindre l’Amérique du soleil où l’indispensable piscine fait non seulement partie du standing urbain mais fait surtout office de symbole d’allégeance à un modèle de réussite éloigné des valeurs qui animent les habitants du bassin houiller : il perçoit ainsi la Floride comme « un coin très bizarre, si on veut essayer d’y vivre sans être un retraité […]. Parce que personne n’est vraiment de là-bas […]. Si l’Amérique était une brocante, la Floride serait la table du fond, avec tout ce qui est invendable, tout ce qui est cassé, abandonné, non identifiable, tout ce qui ne correspond plus à rien » (p. 291). Malgré un « exil » de plusieurs années, Ivan n’a jamais pu y refaire sa vie et son retour à Coal Run devient une seconde naissance.
Ces exemples ne rendent pas compte de la totalité des dynamiques affectant le territoire du roman qui affronte des mutations dont l’importance remet en cause les fondements séculaires du développement économique et de la construction sociale. Le déclin de l’activité industrielle à Centresburg et le triomphe des nouveaux quartiers tertiaires et résidentiels peuvent par exemple être replacés dans le cadre des difficultés du secteur minier depuis les années 70 et la croissance de l’emploi dans les services et le commerce depuis le début des années 80. La périphérie de Centresburg commence à accueillir des suburbs, « maisons de Monopoly égrenées sur un flanc de colline que les mines abandonnées avaient laissé à l’état de paysage lunaire » (p. 38) et l’image montre bien que cette évolution marque, au-delà de la mutation paysagère, la fin d’un monde qui était au fondement de l’identité territoriale du bassin de Coal Run.
Si l’évolution n’a rien d’original, Tawni O’Dell réussit, dans une écriture respirant le cinéma [3] et se situant dans la lignée des grands auteurs de l’Amérique blessée, à en rendre toute la dureté. Elle parvient ainsi à nous faire entendre les échos d’un monde disparu, des paroles restées trop souvent inaudibles et qui nous sont pourtant nécessaires pour espérer comprendre le monde en train d’advenir. Elle montre ainsi qu’une communauté dont l’identité est construite autour d’un métier aussi particulier que celui de mineur doit affronter une remise en cause pouvant aller jusqu’à saper les bases d’une solidarité qui fut l’un des ciments les plus forts de cette corporation.
Les questions posées aux habitants de Coal Run concernent également les autres bassins issus de la révolution industrielle, qui affrontent eux aussi les conséquences du déclin, ou de la fin, de l’extraction minière [4]. C’est tout un monde de « petites villes » et de territoires plus vastes qui se demande comment ne pas mourir en même temps que la destruction des derniers chevalements, symbole d’un âge d’or désormais révolu [5].
À la fin de son roman, Tawni O’Dell revient sur ses motivations à écrire la vie des mineurs : « En Pennsylvanie occidentale, non loin de l’endroit où je suis née, il y a une petite ville appelée Coal Run […]. Ville est un bien grand mot : quelques maisons, pas grand-chose à voir, rien à faire. C’était jadis un endroit habité par des mineurs, puis par des mineurs au chômage, et aujourd’hui par la mémoire de ces vies. Enfant, […] je me suis juré que j’écrirais un jour un roman qui se passerait là » (p. 359).
Même sentiment de perte, chez cette « gueule noire » qui déclarait au printemps 2004, au moment de la fermeture de la dernière mine de charbon française à Creutzwald en Moselle : « On était comme sur une île. Chacun se connaissait. Les conversations tournaient toujours autour de la mine — le travail bien sûr, mais aussi les femmes, les enfants, l’école, le logement, les amis. Maintenant nous sommes perdus sur le continent » (Bouvet, 2005). On voudrait, qu’aux États-Unis comme en Europe, les mineurs ne se retrouvent pas à affronter seuls cette vie nouvelle.
Tawni O’Dell, Retour à Coal Run, Paris, Éditions Belfond, 2004, (Coal Run, traduit de l’américain par Bernard Cohen), 362 p., 20 € (8 € [6]).