L’ouvrage est un recueil de conférences sur les rapports entre art, temps et politique. L’auteur interroge les mises en scène de la modernité.
En avant-propos, l’auteur rappelle les raisons pour lesquelles ce recueil porte le titre d’un film et d’une revue également célèbre. À la différence de la revue présentée par Jean-Paul Sartre, l’usage de la terminologie Des temps modernes ne signifie pas un engagement total de l’écrivain dans son époque. Dans le cas présent, l’auteur propose de décrire le montage des temporalités et les dramaturgies nées des rapports entre ces temporalités, selon les arts. À suivre l’auteur :
« Il n’y a pas un mais des temps modernes, des manières souvent différentes, parfois contradictoires, de penser le temps de la politique ou de l’art moderne en termes d’avancées, de reculs, de répétitions, d’arrêt ou de chevauchement entre-temps ; des manières différentes ou contradictoires d’agencer les temporalités des arts du mouvement, leurs continuités, leurs coupures, leurs raccords et leurs reprises, pour produire des œuvres répondant aux conditions du présent et aux exigences de l’avenir » (p. 10).
Ces conférences, prononcées dans plusieurs pays de l’ex-Yougoslavie ainsi qu’aux États-Unis, entre 2014 et 2015, ont permis à l’auteur de repenser le temps comme un conflit (de classe) dans la distribution des formes de vie.
La première conférence, ou essai, intitulée Temps, récit et politique questionne la manière dont est raconté le temps et les politiques de sa formulation. L’auteur oppose aux grands récits construits par Marx et ses héritiers – soit un temps messianique, dont nous nous verrions la fin aujourd’hui – une multiplicité de récits. Le temps marxien opère à la fois comme un principe de réalité, qui construit un point de vue temporel, avec une linéarité supposée, et comme un principe de rationalité, écrit l’auteur, c’est-à-dire qu’il propose « une réalité brute qui ne se comprend qu’articulée dans un enchaînement temporel de causes et d’effets » (p. 14). En vérité, continue l’auteur, les temps messianiques – soit une histoire qui se déroule et comporte une promesse de justice, de fin désirée : une eschatologie heureuse – se verraient remplacés par un présentisme, soit un régime d’historicité au pouvoir structurant des représentations et pratiques des temporalités, qui se concentre sur le présent (Hartog 2003). Jérome Baschet (2018) dans l’ouvrage récent Défaire la tyrannie du présent, parle quant à lui d’un présent défait de la tyrannie de l’urgence ou de l’action immédiate, relié au futur et dépourvu de nostalgie à l’égard des Grands Soirs historiques de la tradition marxiste. De toutes manières, le présentisme, loin d’être la règle, ou même de représenter une accélération uniforme pour tous (Blanc 2011), est un temps qui se divise entre un temps pour les pauvres et un temps pour les riches, entre les sans-droits et les ayants droits, entre ceux qui jouissent d’un temps de loisirs et ceux qui sont incapables de jouir du temps présent. « Pour sortir de ce scénario, il vaut alors peut-être la peine de faire un pas de côté et de repenser la justice du temps à partir de ce qui en est le cœur : la hiérarchie des temporalités, mais aussi la lutte pour l’abolir » (p. 33). Il est vrai que les récits marxistes totalisants ne prennent pas à cœur les relations entre le temps long et global des catastrophes, ou de l’avènement radieux, et celui des vies ordinaires, régies par des temporalités multiples, parfois difficilement commensurables. Là encore, écrit Rancière, les récits de notre époque « nous décrivent une parfaite conformité entre une subjectivité néolibérale ou une individualité flexible, formées par les valeurs d’autonomie et de créativité et une logique globale du capitalisme tirant profit de l’illusion d’individus qui croient gérer librement leur temps et leur activité pour assurer sa maîtrise sur un temps de travail maintenant identifié à celui de la vie entière » (p. 43).
En somme, dans ce premier essai, Jacques Rancière rappelle l’intérêt des formes complexes d’expérience du temps qui marquent notre présent. La précarité des temps présents, qui n’est pas simplement synonyme d’asservissement des temporalités vécues par les accélérations du capitalisme, témoigne de l’entremêlement de plusieurs temporalités hétérogènes où s’efforcent de se recréer temps et espace en commun, notamment lors de mobilisations collectives comme Nuit Debout.
Le deuxième essai, intitulé La modernité repensée, constitue une réflexion sur « la doxa moderniste qui se forme sur une idée simpliste (de l’art) qui assimile la représentation à l’imitation servile de la réalité pour mieux y opposer l’émancipation moderne d’un art voué à la seule exploration de son médium » (p. 51). L’auteur reprend ainsi une réflexion inaugurée dans Le partage du sensible (Rancière 2000), qui tend à distinguer les beaux-arts, qui naissent au 18e siècle comme catégorie spécifique d’exercice d’un art relevé de ses fonctions sociales, de l’exercice des arts, divers et imbriquées dans la société, qui existait auparavant. Jacques Rancière examine en quoi la modernité, souvent assimilée à une volonté d’épouser des rythmes accélérés et des formes simplifiées, appelle, au contraire, à des chevauchements et des temporalités de nature diverse, des fragmentations et des immobilités. Il répète alors ce qui aurait pu être un propos inclus dans le premier essai : « c’est que le temps n’est pas simplement tendu entre un passé et un futur. Il est aussi et d’abord un milieu de vie. Il est une forme de partage du sensible, de distribution des humains en deux formes de vie séparées : la forme de vie de ceux qui ont le temps et la forme de vie de ceux qui ne l’ont pas » (p. 53). C’est ainsi qu’il distingue le temps des loisirs comme étant celui de la contemplation esthétique.
L’examen du film de 1928 L’homme à la caméra, de Dziga Vertov, montre une esthétique des temporalités qui témoigne d’une construction particulière. De courtes séquences accélérées décrivent des activités fractionnées et rendent compte d’une journée de façon à déployer une musicalité du mouvement. Il ne s’agit pas d’une adhésion futuriste aux idoles modernes, mais de rendre sensible le rythme de ces journées, c’est-à-dire une identité de gestes, de vitesses et de fréquences de toutes les mains industrieuses. Il s’agit d’un flux homogène d’activités, de temporalités hétérogènes, du monde sensible communiste. De la même façon, selon Rancière, Isadora Duncan, danseuse, voulait représenter le mouvement libre, c’est-à-dire un mouvement continu qui, sans cesse, engendre un autre mouvement et annule l’opposition même du mouvement et du repos. Au-delà de la différence entre ce mouvement de la vague et l’activité de la vie nouvelle communiste, le libre mouvement de la vague serait emblématique de l’abolition de la hiérarchie des temps d’activité et d’inactivité et des mouvements qui divisent l’humanité en deux classes, ceux qui ont le temps et ceux qui ne l’ont pas. En ce sens, l’art moderne permet de repenser le commun esthétique du travail et du repos, un commun que dessine Jacques Rancière au travers de son analyse filmique, mais aussi chorégraphique.
Le troisième essai, intitulé Le moment de la danse, traite de la danse comme d’un art nouveau, voire qui incarne même un nouveau paradigme de l’art qui prend corps entre les années 1890 et les années 1920. Dans L’homme à la caméra, notamment dans sa séquence finale, la danse témoigne de l’identité de mouvement entre les travailleurs et les danseurs ainsi que de la communauté des danseurs. De cette façon, l’état esthétique se présente comme un état d’équilibre entre activité et inactivité (p. 94), établissant le rapport directeur entre la pensée infinie et celle sans mouvement. La danse exprime donc, par son mouvement, ce rapport étroit de la mobilité à l’immobilité, du temps qui ne se définit plus par son rythme, le temps immobile, statique, au temps saccadé et aux temporalités superposées. Pour commencer, la vague, dont la métaphore joue un rôle essentiel chez Isadora Duncan, selon Rancière, est l’emblème de l’énergie immatérielle qui anime le monde matériel, qui prend alors le sens du corps dansant et de la machine en marche. La danse est une forme de langage, c’est-à-dire ne ressort pas simplement d’un système de signes, mais constitue « une puissance d’adresse qui vise à tisser une certaine forme de communauté : une communauté d’êtres qui partagent un même monde sensible pour autant qu’ils restent distants les uns des autres, qu’ils créent des figures pour communiquer à travers la distance et en maintenant cette distance » (p. 114). La puissance de la danse réside dans la traduction de ce mouvement immobile ou infini en une série de métaphores qui renvoie à un espace analogique.
Le quatrième essai, intitulé Moments cinématographiques, comprend l’analyse de trois extraits de films auxquels correspondent trois moments de l’histoire du cinéma. Il s’agit des expérimentations des années 1920, du sommet classique du cinéma hollywoodien avec un film de 1940 et du renouveau expérimental de l’époque contemporaine. Pour chaque film, l’auteur montre les temporalités mises en jeu, soit « les modes de structuration du temps à l’œuvre dans l’enchaînement des images de ces films, les transformations de ces modes dans l’histoire du cinéma et le rapport avec l’histoire globale qu’ils cherchaient à exprimer » (p. 116). Entre une temporalité du récit, congruente avec une temporalité vécue, une temporalité de la performance, soit une temporalité construite et autonome, et une temporalité du mythe, qui fait intervenir dans le récit une instance hors du temps, l’auteur montre une subversion des logiques fictionnelles, jusqu’ici commandées par une distinction aristotélicienne entre deux types de temporalités. La première temporalité est le temps de la chronique, qui décrit les choses les unes après les autres dans le sens de leur production. La seconde est la rationalité fictionnelle qui donne à imaginer comment les évènements se sont déroulés. Selon Ricœur (1983), mimésis et récit renvoient aux constructions des subjectivités pour réduire le caractère chaotique et discordant des expériences vécues. Selon Rancière, en outre, la chronique renvoie à la passivité des êtres humains, soumis à l’emprise sans surprise des vies quotidiennes. La fiction renvoie, elle, à l’activité des êtres humains dotés d’une capacité de projection associée à un temps qualifié de libre, soit une possibilité de penser et de se ressaisir de manière autonome des conditions d’une vie. La fiction permet éventuellement de créer ce temps égalitaire d’une coexistence entre des événements aux temporalités déchirées. Selon l’auteur, qui traite de L’homme à la caméra, Vertov projette un temps communiste au sein duquel les temporalités de la chronique sont réunies en une temporalité de la fiction. Les gestes saccadés, les mouvements industrieux sont réunis dans un même montage, démontrant leur belle capacité à (se) faire ensemble. Du côté du cinéma hollywoodien, le film Les raisins de la colère, réalisé en 1940 par John Ford à partir du roman de John Steinbeck, relate l’histoire de fermiers de l’Oklahoma chassés de leurs terres par le pouvoir anonyme de la finance. Selon Rancière, cette histoire en ligne droite est doublée par une autre sorte de temporalité, dit-il, celle du « champ de ruines du progrès », décrite par Walter Benjamin dans l’ouvrage des Thèses sur le concept d’histoire (p. 40). Un dernier film, Juventude em Marcha (En avant jeunesse), réalisé en 2006 par Pedro Costa, porte sur des immigrés cap-verdiens et des marginaux dans les faubourgs de Lisbonne. Ce film rend compte, à la fois, des moments terribles de l’immigration dans ce qu’elle a de plus ordinaire et d’un regard sur les promesses d’émancipation collective portées notamment par la Révolution portugaise des Œillets. Dès lors, la justice s’expose « comme un hors-temps, comme ce qui ne peut advenir que d’un dehors radical par rapport à ce temps du progrès qui n’est que le temps du progrès de l’exploitation » (p. 42). En somme, ces trois films rendent compte d’une rupture avec la traduction marxiste du temps et des temporalités où l’histoire fonctionne comme instance de vérité, au profit de la mise en scène de temporalités qui fonctionnent comme des critiques du récit dominant.
La politique est une affaire de temporalités, soit des temps construits, partagés notamment sur un plan sensible, comme des ressources en commun. De quoi s’agit-il, sinon du et des récits de la modernité au travers des multiples créations célébrant les temps du présent ? Après l’esthétique du quotidien, nous serions dans la contre-modernité aux allures sublimes, où tout accomplissement rencontre la terreur des contrecoups et des effets rebonds. Ne serions-nous pas tétanisés, estomaqués, réduits au silence véritablement devant la grandeur des changements environnementaux inconnus jusqu’ici, le sentiment de décadence qui affecte nos institutions remplaçant, dès lors, le récit de la modernité ? Le récit de l’Anthropocène joue du tragique, le drame se déploie grandeur nature et réduit au silence les multiples temporalités, les écrasant sous les coups de butoir d’un récit de l’extinction totale de l’espèce humaine, voire de l’effondrement de la vie sur Terre.
En ce sens, et suivant les travaux de Jean-Baptiste Fressoz (2016), la force de l’idée d’Anthropocène n’est ni conceptuelle, ni scientifique, ni heuristique : elle est avant tout esthétique. Le discours de l’Anthropocène correspond assez fidèlement aux canons du sublime, définis par Edmund Burke en 1757 (Burke 2009). Selon ce philosophe anglais conservateur, mieux connu pour son rejet absolu de 1789, l’expérience du sublime est associée aux sensations de stupéfaction et de terreur ; le sublime repose sur le sentiment de notre insignifiance face à une vaste et lointaine nature, manifestant soudainement sa toute-puissance.
De ce point de vue, l’Anthropocène correspond à un changement de régime esthétique. Nos systèmes sensoriels et perceptifs se refaçonnent à des vitesses que nous pouvons à peine suivre, car le monde qui nous entoure change trop rapidement. Nous vivons chaque jour ce qui était autrefois un moment sublime. La description des effets cumulatifs associés à l’Anthropocène produit une représentation monolithique. L’esthétique de l’Anthropocène est une extension d’une esthétique impérialiste et fédératrice qui anesthésie la perception de multiples modes de vie. Pourtant, cette lecture unique de la manière avec laquelle le capitalisme convertit la nature en instruments de la domination (Bonneuil et Fressoz 2017) ne rend pas compte de la multiplication des temporalités alternatives et des créations d’espaces temporalisés (Blanc et Christoffel 2017). En accord avec Jacques Rancière, il s’agit d’explorer les chronotopies, soit les espaces collectifs, entre nature et culture, sujets et objets, contrainte, négativité (potestas) et puissance d’être, intensité et expression (potentia) (Braidotti 2002).
Qu’est-ce qui s’accélère dans un temps qui accélère ? Notre perte de maîtrise des phénomènes en cours, notamment des changements environnementaux, affecte en réalité la représentation du temps et joue grandement sur le sentiment d’accélération et de perte de repères qui transforment les conduites individuelles et collectives. Reinhard Koselleck (1990), qui écrivait sur les rapports entre le champ d’expérience (vécue) et l’horizon d’attente, ouvrait la voie à un élargissement de l’idée d’histoire, notamment en tant que concept fertilisant des possibilités d’action. De nombreux narrateurs de la contemporanéité se lancent dans des discours sur l’Anthropocène, avec son histoire, ses enchaînements et ses représentations de faits et de causalités. Il ne s’agit plus de synchronie. En d’autres termes, il n’y a pas un temps pour tous. La désynchronisation est reine, là où se multiplient les chronotopies (Gwiazdzinski, 2013), une myriade d’espaces-temps. La chronotopisation représente une politique conséquente de décolonisation de l’espace-temps, une tentative pour voir ce qu’il y a à voir, à entendre, à sentir dans l’optique d’instaurer d’autres liens aux formes du vivant.