Le tourisme en Chine est devenu, depuis la période des réformes à la fin des années 1970, et plus particulièrement depuis l’instauration de « semaines d’or » fériées (huangjinzhou : 黄金周 ; en 1999), un phénomène qu’il est impossible d’escamoter pour qui souhaite comprendre le fonctionnement contemporain de la société chinoise. Les chiffres le montrent clairement : entre 1990 et 2004, la part relative de cette activité dans le produit intérieur brut est passée de 0,92 % à 3,45 %, quand, en 2007, le nombre de voyages effectués par des touristes chinois était déjà estimé à 1,6 milliard, soit plus d’un déplacement par personne et par an en moyenne (Taunay, 2011). Pourtant, alors que des revues de langue anglaise ont été créées – parfois spécifiquement (tel The Journal of China Tourism research) – dans le but d’étudier les multiples facettes de ce phénomène, cette augmentation continue et régulière du poids du tourisme chinois n’a encore suscité que peu d’études et recherches en langue française.
Loin d’être un objet d’étude trivial, comme se sont attachées à le démontrer depuis plus d’un demi-siècle les recherches en sciences sociales, le tourisme constitue un champ de réflexions et d’analyses fécond permettant de comprendre les enjeux sociaux contemporains. En tant que phénomène mondialisé et mondialisant, il touche aujourd’hui toutes les sphères de la vie sociale et est un facteur important de changement social. À ce titre, et peut-être encore plus en Chine, où les mutations spatiales sont extrêmement rapides, il nécessite d’être examiné attentivement au prisme de situations concrètes, afin de fournir à l’analyse des données empiriques permettant d’en faire la synthèse. À la fois synthèse et perspective, cette traverse cherche dès lors à faire le point sur les mobilités de loisirs et les formes touristiques chinoises qui, depuis quarante ans, façonnent un phénomène à la fois politique, social et économique, qui se présente sous des logiques similaires tout en donnant à voir des situations touristiques (Lolum 2015) bien différentes de ce qu’il est possible d’observer ailleurs dans le Monde.
D’abord, à l’instar du grand tour anglais, les pratiques touristiques chinoises contemporaines se sont façonnées à partir d’une longue tradition de tourisme lettré qui, dès le XVIe siècle, a conduit au développement de mobilités en lien avec le commerce, et dont l’intérêt résidait dans la visite de paysages de la tradition picturale chinoise, les shanshui (山水 : paysages d’eau et de montagne) (Leicester 2008, 226 ; Taunay 2011). Après plusieurs années de mise au ban de ces pratiques considérées comme bourgeoises durant la période maoïste, quatre décennies de plans quinquennaux ont marqué son renouveau. L’État chinois constitué en principal promoteur, aménageur et financeur d’infrastructures et de zones touristiques s’est employé à revaloriser les sites d’intérêts (mingsheng : 名胜) du tourisme lettré. La création des cinq jours de travail par semaine dans les années 1990 puis celle des semaines en or sont autant de politiques publiques ayant permis l’essor des mobilités de loisirs et d’un tourisme de masse.
Ensuite, marqué dès son retour sur la scène publique, dans les années 1980, par un rapport spatio-temporel entre l’urbain et le rural, le tourisme chinois s’est principalement développé à destination des campagnes (David 2010). Ce tourisme dit rural, ayant les accents d’un « éco-tourisme » (shengtai lüyou : 生态旅游), d’un tourisme « vert » ou même « rouge » lorsqu’il s’agit de visiter des lieux patriotiques, est encore trop peu étudié (Leicester 2008 ; Taunay 2011). L’afflux de touristes vers ces régions rurales a également été marqué par une quête d’exotisme à travers la découverte de l’altérité interne à la Chine et des territoires peuplés par les cinquante-cinq nationalités minoritaires officielles (shaoshu minzu : 少数民族). Considérés pauvres, au style de vie jugé arriéré et bénéficiant souvent de fonds gouvernementaux, ces territoires étaient tous indiqués pour un développement économique par le tourisme. Dans les années 2000, le plan national d’ouverture de l’Ouest (西部大开发 : xibu da kaifa) ciblait les provinces du Yunnan, du Guizhou et du Sichuan particulièrement peuplés par les minorités ethniques nationales comme des territoires appropriés au développement par le tourisme. La marchandisation de l’ethnicité et la réification des identités culturelles pour le développement touristique ont alors laissé libre cours à des entreprises de folklorisation des cultures minoritaires (Grillot, 2001) et généré une arène de négociation de l’ethnicité, de la modernité et du développement économique (Oakes 1998 ; Schein 2000), voir des résistances locales (Cornet 2015). Sur cette question aussi, à quelques exceptions notables (Cornet 2010, Coulouma 2019 ; Guyader 2009 ; 2020 ; Milan 2012 ; 2019), les analyses en langue française manquent afin de témoigner de ces phénomènes et d’engager le débat quant à leurs structures, fonctionnements et transformations récentes.
La création en avril 2018 d’un ministère dédié au patrimoine et au tourisme invite également à analyser les situations où l’inflation patrimoniale chinoise constitue un puissant vecteur de mise en tourisme. Les classements UNESCO et la course à cette labélisation (Nyiri 2006) témoignent d’un renouveau du développement touristique à travers une mise en récit nouvelle de ce qui fait culture. Les coutumes qui étaient autrefois considérées comme arriérées, indésirables et condamnées comme des archaïsmes superstitieux pendant la révolution sont devenues en effet des ressources culturelles précieuses se résumant à des rituels et des survivances « exotiques » qui honorent la diversité à travers des représentations folkloriques et leur valorisation en tant que patrimoine. La diversité culturelle devenue ressource touristique et patrimoniale contribue au renouveau du récit national de l’unité politique et culturelle de l’État chinois et interroge en creux les problématiques des enjeux politiques et géopolitiques. Les politiques de représentations des musées ne sont pas en reste dans la construction de ces récits (Varutti 2014). L’accroissement du nombre de musées de tout type dès les années 1990, et par exemple les écomusées spécifiques aux zones minoritaires, marque ce retour au culturel comme ressource du récit national, mais également comme attraction touristique.
Devenu une ressource de l’action politique, le tourisme s’est également imposé comme un élément de « cohésion nationale et de légitimation identitaire et politique » à travers la consommation d’« images et de lieux marqués par l’histoire et le mythe (…) qui aide à la promotion d’une idée de la nation en mettant en scène les principes mêmes d’unité politique et d’unité territoriale qui la fondent. » (David 2007, 144) Qualifiable d’outils de gouvernementalité, le tourisme en Chine se conjugue aux politiques gouvernementales de l’ethnicité définissant la nation chinoise et l’État moderne (Oakes 1998 ; Nyíri 2006 ; David 2007) et donne ainsi l’opportunité de comprendre un rapport à la modernité construit à la fois à travers l’expérience concrète de la mobilité touristique et du développement des destinations touristiques. La croissance des mobilités touristiques chinoises, l’apparente unité des stratégies de développement et l’émergence d’acteurs et de pratiques qui participent à redéfinir les contours du monde social chinois façonnent une expérience singulière de la modernité tout en se référant sans cesse à cettedite modernité pour légitimer les pratiques (Oakes 1998). Il s’inscrit pleinement comme une facette de la société harmonieuse de consommation, promue au rang de priorité nationale sous la présidence de Hu Jintao et intensifiée depuis le 19e congrès du parti communiste chinois (en 2017). En cela, le phénomène touristique est maintenant utilisé par le pouvoir comme un outil au service de la « civilisation » (文明 : Boutonnet 2020), dans le cadre plus général du « rêve chinois » (zhongguo meng : 中国梦).
Enfin, l’hypothèse du contrôle social sur le plan national (via une série de fictions, développées dans les lieux touristiques ; Taunay 2022) marque l’ambition affichée de l’influence que la Chine développe pour imposer son modèle de société, au niveau du Monde. L’usage du terme situation n’est en ce sens pas anodin. Il réfère à un continuum politico-économique qui depuis sa qualification en tant que système-monde, théorie de la dépendance ou situation coloniale place le développement comme une nécessité. Nombreux sont ainsi les chercheurs se référent tantôt à l’une de ces qualifications tantôt à l’autre pour analyser le tourisme comme une industrie qui prend forme dans un cadre capitaliste (Cohen 1979 ; 1984, 376 ; Hoivik et Heiberg 1980 ; Lanfant 1980 ; Lea 1988 ; Nash 1989, 39 ; De Kadt 1979 ; Harrison 2001[1992] ; Bruner 2005). L’analyse en termes de situation vise également à relever l’écueil d’une analyse binaire entre société réceptrice et émettrice qui réactiverait de fait la problématique de l’impact. En empruntant à Georges Balandier la notion de situation, l’idée est de saisir une totalité marquée par l’ambivalence des contextes locaux et de l’Histoire (Balandier 2008[1951]), et le caractère « processuel, contextuel et comparatif » des situations (Cohen 1979, 31).
À l’international, ce tourisme chinois se fait le véhicule de représentations et d’images succédanées donnant lieu à des pratiques sociales et spatiales insolites, parfois même incompréhensibles pour les sociétés réceptrices, avec néanmoins souvent la marque de l’information officielle du gouvernement chinois (Taunay 2012). L’importance des paysages dans la tradition touristique chinoise conduit par exemple nombre d’entre eux à voyager par bus en Provence pour admirer les paysages de lavande (Ruggieri 2021). Entre promotion locale et modification paysagère pour répondre à la demande et inimitié culturelle voire raciale, les conséquences de ces pratiques ne manquent pas de susciter encore des frictions et des discours ambivalents (Ruggieri 2021). La lavande est devenue aussi romantique que la capitale parisienne dans les représentations des Chinois. Ces pratiques à l’étranger ont néanmoins fortement évolué. Au début des années 2000, les Chinois voyageaient souvent à l’international sous le motif des affaires, pour se consacrer rapidement au tourisme. Ces premières expériences ont modelé des pratiques qui ne cessent de se renouveler, s’affranchissant même de l’emblématique voyage de groupe. Que ce soit en France ou sur d’autres continents, de nouveaux foyers touristiques se forment au gré des voyages produisant en retour de nouveaux lieux touristiques (Violier et Taunay 2015). Il y a lieu de penser que se joue également ici, une expansion de la vision chinoise du rapport à la modernité qui n’est pas sans lien avec l’influence économique de la Chine. L’exploration de situations touristiques du tourisme chinois à l’international offre ici encore un matériau indispensable à la comparaison.
Face aux spécificités historiques du tourisme chinois, cet appel invite donc à documenter la façon dont le phénomène s’est déployé en Chine ou à travers les mobilités de touristes chinois à l’international pour dresser un état des lieux de ses spécificités et des situations touristiques contemporaines. L’objectif n’est pas d’opérer un retour culturel sur le tourisme pour trouver une quelconque homogénéité des pratiques chinoises, mais plutôt d’inscrire la lecture du phénomène touristique dans une perspective géopolitique singulière, celle du soft-power chinois, dans le Monde contemporain. Il ne s’agit ainsi pas de traiter le tourisme chinois comme un cas isolé ou cloisonné, mais de restituer la singularité du contexte et des stratégies politiques et économiques, en considérant des situations où se mêlent les intérêts d’acteurs divers. Il ne s’agit pas non plus d’opposer un tourisme « intérieur » et un tourisme « international », mais plutôt de saisir le rapport touristique à travers « le caractère transversal des réseaux et des intermédiaires, ainsi que par les circuits mondiaux de capitaux symboliques, culturels et économiques » (Meethan 2001 et Ness 2003 cité dans Leite et Graburn 2010, 19).
Cet appel à article est en ce sens orienté par une approche pluridisciplinaire. Il cherche à réunir des contributions en géographie, sociologie, anthropologie, économie et histoire pour documenter des situations pouvant permettre d’examiner les enjeux et caractéristiques du tourisme à la chinoise. Les approches devront s’inscrire dans une démarche permettant de « voir » le terrain et de « parler » éventuellement de sa fabrique et pourront analyser différentes échelles ou dimensions. Elles interrogeront les thématiques qui le traversent sans s’y restreindre : l’identité ethnique et/ou culturelle, le patrimoine, le religieux, les paysages, les loisirs, l’environnement écologique, etc. Face aux dispositifs de contrôle social numérique, cette traverse cherche également à interroger les dimensions digitales du tourisme.