Le texte qui suit est une traduction d’un article écrit par Tetsuo Yamaori, intitulé « Possession and Incarnation : The Interaction of Kami and Buddhas », qui a été publié dans l’ouvrage Wandering Spirits and Temporary Corpses, par l’International Research Center for Japanese Studies de Kyoto, en 2004.
Un des intérêts de ce texte est d’affiner les images du polythéisme en s’intéressant moins à une approche typologique classique qui répertorierait les dieux, qu’au type d’acteurs que sont les dieux, proposant ainsi une nouvelle classification. Le fait de ne pas utiliser une dichotomie formelle venant d’un modèle extérieur, par exemple la simple opposition entre polythéisme et monothéisme conçue selon le modèle greco-chrétien, permet de voir de quelle manière le divin interfère avec la vie des hommes. Cette démarche traite finalement des dieux comme des actants — au sens d’objets opérateurs de la réalité sociale —, ce qui permet d’entrer dans une véritable sociologie du monde divin. Un autre élément dans cet article peut intéresser les sciences sociales en nous éclairant sur les échanges culturels produisant un processus d’hybridation des pratiques et des représentations religieuses, plus complexe que ce que recouvre la notion, souvent pauvre, de syncrétisme. En effet, les pratiques religieuses japonaises embrassent un polythéisme « visible », le bouddhisme venu de l’étranger au début du 6e siècle, et la matrice shinto originaire qui se présente comme un polythéisme « invisible ». Mais la rencontre de ces deux polythéismes ne se réduit pas à une simple cohabitation de deux univers distincts : au cours d’interactions sur la longue durée, les dieux « invisibles » finissent par devenir un peu plus « visibles », tandis que les « visibles » tendent à s’estomper derrière un voile, dans un « chassé-croisé » particulièrement intéressant, passant de la possession à l’incarnation, et vice-versa.
Lorsque l’on parle des divinités originaires du Japon, il s’agit en réalité des dieux (kami 神) et des bouddhas (hotoke 仏) ensemble. Historiquement, les kami japonais ont été conçus comme des divinités, et en même temps vénérés comme des bouddhas. Il est impossible de considérer la présence de dieux séparée de la manifestation de bouddhas, et de la même manière, les bouddhas n’ont pas paru indépendamment des dieux. Les kami ont exercé leurs activités par l’intermédiaire des images de bouddhas, et les bouddhas leur ont donné forme dans une myriade de variations. Selon la logique, il peut alors paraître que les dieux et les bouddhas sont équivalents, mais ce n’est pas le cas. L’expression « la foi en dieux et bouddhas » indique que les dieux et les bouddhas partagent des caractères de base, mais ils ne sont pas nécessairement identiques ou exactement équivalents.
Les bouddhas arrivèrent subitement au Japon venant du dehors, comme symboles d’un sacré pénétré d’étrangeté et d’inconnu. En contraste, les kami sont des signes surgis du dedans, exprimant une nature sacrée comme quelque chose d’habituel et de familier. Pour employer une analogie, on pourrait dire que les bouddhas étaient des signaux transmis du dehors et que les kamis étaient des signaux leur répondant du dedans. Ces deux sortes de divinités – kami et bouddhas – étaient à l’origine distinctes en nature, chacune portant sa propre sphère culturelle en arrière plan. A travers des contacts et des interactions répétés, ils sont passés par un processus où ils ont été mutuellement transformés et en sont arrivés à avoir des caractères semblables.
Comme nous l’avons déjà mentionné, tandis que les bouddhas étaient des signes transmis, les dieux étaient des messages reçus. Dans le climat de la pensée japonaise, bouddhas et kami étaient ainsi semblables en nature, mais recelaient des fonctions qui s’exerçaient au croisement de vecteurs opposés. On ne saurait comprendre la pensée japonaise sans tenir compte de cette différence de vecteurs. Dans le monde de « la foi en dieux et bouddhas », des traits distincts émergent selon que l’investigation est conduite du dehors ou du dedans. Dans ce chapitre, nous essayons de considérer le rapport entre les dieux et les bouddhas, non à partir du bouddhisme, qui fonctionnait comme transmetteur de signes, mais du côté du shinto, le récepteur. En voyant comment les dieux répondaient à l’intrusion des bouddhas, nous cherchons à mettre en lumière la structure du rapport entre kami et bouddhas, vue du côté passif du Shinto.
Variétés de polythéisme.
En pensant au polythéisme, on se rappelle immédiatement le panthéon de la religion grecque antique et de l’hindouisme et, à côté d’eux, des dieux innombrables de la première mythologie japonaise enregistrée dans Kojiki 古事記 et dans Nihon Shoki 日本書紀. Il a été courant, dans le domaine des études religieuses, de penser inclusivement ensemble ces conceptions, sans se poser de question, car au fondement de cette vision se trouve une compréhension catégorique du polythéisme comme opposition au monothéisme. Le concept simple d’un règne pluraliste de dieux en contraste avec l’unique règne de Dieu a été accepté d’une manière tacite. Cette vue courante a cependant tendance à conduire à un contresens fondamental lorsqu’elle sert pour désigner le polythéisme japonais. C’est que le polythéisme de la Grèce antique ou de l’hindouisme consiste en des dieux visibles aux yeux humains, tandis que celui de la mythologie des premières chroniques du Japon est un polythéisme de dieux invisibles. Le mode d’existence des dieux et leurs fonctionnements diffèrent d’une manière significative selon qu’ils peuvent être vus ou non. Alors que les dieux visibles et les invisibles peuvent être tous considérés formellement à l’intérieur du cadre du polythéisme, ils diffèrent qualitativement dans le mode par lequel ils apparaissent et opèrent dans le monde.
Les dieux des mythes grecs et hindous ont été largement dépeints dans les peintures et dans les sculptures, et leurs images concrètes ont été projetées dans les sphères célestes. Comme des êtres humains, ils possèdent un corps physique, montrent leurs caractères propres individuels, et accomplissent des actions. Par exemple, comme on le sait, Zeus est un homme âgé, Apollon un jeune, et Cupidon un garçon. Les traits de leur visage, leur corps physique et leurs actions typiques sont clairement décrits en forme et en contenu. On pourrait dire la même chose de Vishnou, Siva et Krishna dans le panthéon hindou. Leurs corps portent les marques de leur âge et de leur maturité ; de plus, des divinités féminines variées apparaissent dans leur cortège, et se déroulent des épisodes sauvages et érotiques. Au contraire, les dieux de la mythologie des chroniques japonaises anciennes ne sont pas apparus sous des formes concrètes. A l’origine, les divinités du Japon n’affirmaient pas un caractère physique et individuel, ils n’étaient pas dépeints en peinture et sculpture, se comportant comme des êtres humains. Il y avait, bien entendu, des exceptions. Par exemple, il n’est pas impossible de détecter une trace de caractère personnel et de présence physique chez Amaterasu et Susanoo, ou chez Amenouzume ou Okuninushi. Néanmoins, une telle trace de caractéristiques physiques est à peine significative par rapport à la religion grecque et à la mythologie hindoue, et il faut dire que le processus d’incarnation dans les mythes japonais était d’un niveau extrêmement sous-développé. Vu de cette manière, le polythéisme japonais, dans son stade germinal, présentait cette caractéristique : les dieux étaient voilés dans une invisibilité qui niait leur caractère d’existence physique et individuelle. Un polythéisme d’invisibilité, en contraste avec celui dont les dieux sont visibles, possède un système de foi ayant sa propre logique et ses méthodes distinctes.
Modes de communications divines.
Quand le bouddhisme fut transmis au Japon venant du continent asiatique, cette situation fut profondément modifiée. Le concept de bouddha introduit de l’étranger vint heurter puis chevaucher la conception originaire du kami, d’où résulta un nouveau rapport entre les bouddhas et les dieux. Le bouddhisme fut officiellement accueilli pendant le règne de l’empereur Kinmei 欽明 dans la première moitié du 6e siècle, et la construction des premiers temples date de la période d’Asuka au 7e siècle. L’impact du bouddhisme sur le Japon de cette période semble avoir été largement suscité par les images splendides et éblouissantes des bouddhas. Dans les fourrés d’un polythéisme de dieux invisibles, cachés dans les profondeurs, surgit tout d’un coup un « polythéisme » doré, apportant à sa suite une myriade d’images de bouddhas et de bodhisattvas. Nous laissons de côté, pour le moment, la question de savoir si le bouddhisme est polythéiste ou non. Dans le climat de l’hindouisme, qu’on peut dire être la matrice de laquelle le bouddhisme est né, le concept d’incarnation — connu sous le terme théologique hindou d’avakranti (ou avatara, « descente divine ») — s’était développé dès les temps anciens. Par exemple, selon un mythe, de Vishnou, une des divinités principales, sont nés dix avatars ou manifestations, dont Bouddha, qui se sont dévoués au salut du monde. Le concept d’avatar induit un mode de penser où l’origine de l’univers (la forme originelle, l’archétype) suscite sans fin le monde phénoménal des formes manifestées, qui ont des traits et des caractéristiques individuels. Cette conception fut appliquée au mécanisme par lequel le monde fut créé et les dieux naquirent. En d’autres termes, l’évolution du monde a été comprise comme reflétant un processus d’incarnation. Également le bouddhisme fut accueilli, dès le début, dans cette conception d’incarnation, comportant des icônes concrètes de bouddhas, de bodhisattvas et de divinités-protectrices cruelles (myoo 明王) ; il se propagea sur la longue route des transmissions dans des cultures variées.
Nous voyons ainsi que la transmission de Bouddha au Japon au 6e et au 7e siècles occasionna la rencontre entre les bouddhas et bodhisattvas visibles aux yeux d’une part, et d’autre part les divinités invisibles et originaires. On pourrait parler d’un choc entre un polythéisme visible (Bouddhisme) et un polythéisme invisible (Shinto). En d’autres termes, il y eut contact et confrontations directes entre deux formes différentes de polythéisme. Nous avons été accoutumés de parler de l’interaction des dieux et des bouddhas — y compris dans le processus historique postérieur — comme l’amalgame du Shinto et de Bouddhisme et, plus loin, nous l’avons formulé comme une forme japonaise de syncrétisme. Nous devons reconnaître cependant qu’au fondement du rapport où les dieux s’égalaient aux bouddhas, il y eut un mécanisme de choc et de fusion de deux formes distinctes de polythéisme.
Nous avons mis en opposition deux systèmes de polythéisme, en utilisant les termes « dieux invisibles » et « bouddhas visibles » ; cependant, la clef qui ouvre le secret de leurs caractères contrastés se trouve naturellement dans le caractère distinctif des dieux. On considérait que les divinités du Shinto de la première période se déplaçaient comme les « fantômes » des ancêtres et comme les esprits, et qu’ils demeuraient dans les collines et les forêts. Ce n’est pas que dieux créateurs ou dieux natures aient manqué complètement parmi les kami des mythes des premières chroniques, mais ces premiers dieux sont pour la plupart des esprits d’ancêtres et des divinités vus comme identiques aux dieux des ancêtres et de la tribu. De plus, nous voyons, à partir des termes kunitama no kami (dieu gouverneur du pays) et ikutama no kami (dieu vivifiant), que dieu (kami) signifiait en même temps « esprit » (tama 霊). Ces dieux — esprits divins et ancestraux —, en subissant des divisions sans fin et se déplaçant à travers les airs, répondaient aux vœux et aux désirs du peuple priant et habitaient dans des objets et des lieux particuliers. Par exemple, le dieu Hachiman 八幡 d’Usa 宇佐, dans le nord de Kyushu, était invoqué comme Iwashimizu 石清水 Hachiman à Kyoto dans la période Heian ; et ensuite dans la période Kamakura il fut invoqué à Kamakura comme Tsuruoka 鶴岡 Hachiman. Les innombrables sanctuaires Hachiman qui se trouvent partout au Japon apparurent de la même manière.
Nous voyons dès lors que les dieux ou esprits exercent avant tout la capacité de divisions illimitées et de déplacements répétés et qu’ils habitent dans des lieux différents. On pourrait dire qu’ils accomplissent une sorte de division cellulaire et d’auto-reproduction. Deuxièmement, tout en demeurant dans des zones particulières comme la forêt et les arbres — c’est-à-dire en étant présents dans certains lieux (topos), ils se cachent dans l’arrière-plan de la nature. Avant qu’ils en viennent à porter des noms individuels, les dieux étaient conçus comme « dieu qui est présent en Kii 紀伊 » (Kii no kuni ni imasu kami, dans Nihon Shoki), ou « dieu qui est présent en Asuka 飛鳥 » (Asuka ni imasu kami, dans Engi shiki 延喜式), ou dieu « qui est présent » en Yamato 大和 ou Izumo 出雲, comme des dieux demeurant dans les profondeurs de la forêt et de la colline. Les dieux perdaient leur caractère propre individuel pour s’ensevelir dans des lieux non définis, et s’enfermer dans l’anonymat de la nature. Le caractère distinctif des dieux qui émerge ici est leur faculté de division illimitée et leur mobilité, traversant l’air instantanément pour établir leur résidence dans des lieux différents. Ce phénomène de dieux s’établissant d’une manière invisible dans des lieux particuliers pourrait être étiqueté provisoirement comme une prise de « possession ». Possession qui se réfère normalement, bien entendu, à une possession d’esprit, à l’entrée d’un dieu ou d’un esprit dans une personne. S’il faut suivre cette ligne de pensée, alors par contraste le mode d’agir des bouddhas et de bodhisattvas qui affirment leur caractère physique et personnel pourrait avoir pour base la faculté d’incarnation. Il s’agirait là d’un phénomène par lequel les bouddhas visibles se manifestent en assumant des corps physiques. Ainsi, la capacité de possession par les dieux et celle d’incarnation ou de personnification par les bouddhas offrent un cadre conceptuel à l’intérieur duquel on peut mener à terme la comparaison et l’analyse des systèmes et des structures du bouddhisme et du shinto.
L’interaction entre possession et incarnation.
C’est dans ce rapport entre les bouddhas visibles et les dieux invisibles que se trouve la source de la forme japonaise du syncrétisme. Le rapport fondamental entre le Bouddhisme comme transmetteur et le Shinto comme récepteur prend son origine ici. Le caractère structurel de ce qui est appelé communément le « fusionnement » ou la « combinaison du shinto et du bouddhisme » (shin-butsu shugo 神仏習合) prit naissance du contact et de la fusion des principes d’incarnation par les bouddhas et de possession par les dieux. Nous donnerons deux exemples.
D’abord, considérons le plan architectural du sanctuaire des kami et celui du temple et de la tour du bouddha. Dans un contraste évident avec le sanctuaire shinto qui est bâti contre un arrière-plan de forêts ou de collines, le temple bouddhiste est construit dans une configuration rectangulaire, comme un centre irradiant vers l’extérieur dans les quatre directions. Celui qui s’approche du sanctuaire shinto ne peut pas le contourner par derrière, tandis qu’un visiteur d’un temple bouddhiste peut en faire le tour complet autour de l’espace rectangulaire. Cela a un rapport avec le fait que le dieu japonais est dès le début caché dans l’arrière-plan de la nature, dans la forêt et les arbres, tandis que le bouddha, avec son corps lumineux, est ouvertement exposé à la vue des êtres humains. Les dieux se retirent derrière leur ombre ; les bouddhas sont pleinement manifestés comme dans un faisceau de lumière. Les différences de l’arrangement spatial symbolisent l’aspect fermé de la possession et celui ouvert de l’incarnation. Cela correspond aussi au contraste entre les dieux ou les êtres divins qui résident dans un tel objet abstrait comme un miroir, un joyau ou un sabre, et le bouddha vu dans un corps, qui tient des lotus et des bijoux, qui monte un éléphant ou un lion. Il faut aussi se rappeler leurs éléments climatiques respectifs : les images presque nues des bouddhas et des bodhisattvas sont des produits d’un environnement tropical, tandis que la nature fondamentale des dieux est enracinée dans des zones froides et tempérées ; cependant en arrière-plan se trouvent les natures contrastées de la possession et de l’incarnation.
Un deuxième élément contrasté est l’anonymat des dieux et l’affirmation de nom du bouddha. Par exemple, à Kasuga-Taisha 春日大社 il y a cinq dieux célébrés, connus populairement comme sanctuaire un, sanctuaire deux, sanctuaire trois, sanctuaire quatre et sanctuaire cinq (ou Wakamiya 若宮 : sanctuaire jeune). Il n’est pas habituel de se référer à leurs noms propres, Takenikazukchi 建御雷, Futsunushi 経津主, Amenokoyane 天児屋根, etc. Il en est de même à Fushimi Inari 伏見稲荷, où les divinités sont désignées comme sanctuaire du haut, sanctuaire du milieu, sanctuaire du bas. On trouve ailleurs l’usage de sanctuaire un, sanctuaire deux, sanctuaire trois, etc. A Ise Jingu 伊勢神宮, plutôt que les noms Amaterasu 天照 ou Toyouke 登由宇気, on se sert de sanctuaire intérieur et sanctuaire extérieur. Nous voyons ici un penchant vers l’anonymat qui tend à restaurer à la nature des dieux les images du chiffre ou du nombre, et à éliminer toute trace de caractère personnel ou de corps physique. Au contraire, la myriade des bouddhas et des bodhisattvas ont poussé leurs traits sacrés à l’extrême. Les correspondances entre les icônes et les marques significatives ont été développées ; parmi les bouddhas, par exemple, Shakamuni était associé à la réalisation de l’illumination, Amida 阿弥陀 à la naissance dans la terre pure, Yakushi 薬師 à la guérison des maladies, et Dainichi 大日 au cosmos entier. De plus, parmi les bodhisattvas et les divinités protectrices, un semblable rapport fut formé, comme la trinité de Fudo 不動 (colère, père), Kannon 観音 (compassion, mère), et Jizo (salut, enfant). Si on pouvait oublier les différences de détail, on serait tenté de percevoir une ressemblance entre le rapport père-mère-enfant de l’incarnation constaté ici dans Fudo, Kannon et Jizo, avec la triade du christianisme, Dieu le Père, Marie la mère et Jésus l’enfant. En tout cas, les corps des dieux et des bouddhas montrent un contraste entre l’anonymat des uns et le port de traits iconographiques ou marques distinctives des autres.
Nous avons considéré plus haut la nature du syncrétisme des dieux et des bouddhas en mettant principalement en relief les facultés de possession et d’incarnation comme le fondement de l’analyse. La fusion continuelle du shinto et du bouddhisme, à travers l’approfondissement même de ce processus, connut graduellement un changement subtil. Les dieux qui se cachaient dans un règne invisible en arrivèrent à adopter peu à peu le principe d’incarnation. Par exemple, des sanctuaires furent construits en imitation des temples bouddhistes, et des statues des dieux furent sculptées en prenant modèle sur des images bouddhistes. Un processus d’incarnation et de personnification se trouva ainsi initié parmi les kami. Plus tard, comme en correspondance avec ce processus, un changement se produisit dans le panthéon des bouddhas et des bodhisattvas. C’est que la faculté première de la possession jette son ombre dans le jardin de fleurs de l’incarnation, donnant naissance à une « transformation en bouddhas cachés » comme à un retour vers l’origine. De cette manière, à l’intérieur du rapport imbriqué entre la transformation des dieux en images de dieux et la transformation des bouddhas en bouddhas cachés, commença une nouvelle étape plus mûrie du rapport syncrétique entre le shinto et le bouddhisme. La conception des kamis s’accommodant du corps (gonge 権化) des bouddhas, l’idée qu’ils sont des manifestations de bouddhas et bodhissatvas (honji suijaku 本地垂迹), et l’apparition de mandala shinto, sont nées de cet environnement complexe du syncrétisme.
L’adoption des formes physiques par les dieux.
L’adoption d’images corporelles par les dieux et la conversion des bouddhas en bouddhas cachés eurent lieu grosso modo pendant la grande transition historique qui mène de la période ancienne au moyen âge. Il y eut un stade germinal suivi par des périodes de plein épanouissement et de modification. Chaque période incluait une diversité riche et une impulsion vers les variations, mais il n’y eut aucune altération dans le processus lui-même qui permit au rapport entre kami et bouddhas de parvenir à une nouvelle organisation intérieure. Vu dans la perspective du processus historique, le changement du rapport entre dieux et bouddhas apparut d’abord comme la concrétisation des kamis (« incarnation » c’est-à-dire la mise en image des divinités), et ensuite se développa comme le retrait des bouddhas hors de la vue humaine. Il s’agit d’un processus où les dieux, en assumant la faculté d’incarnation, apparurent dans le monde visible, et subséquemment les bouddhas se cachèrent dans le règne de l’invisibilité. Il va sans dire que tous les dieux et bouddhas ne connurent pas un tel changement ; toutefois, le fondement qui rendit possible la « fusion du shinto et du bouddhisme » ou la notion « des dieux comme manifestations de bouddhas » était préparé dès l’abord dans ce contexte global. Dans ce chapitre, nous mettrons d’abord en lumière la personnification concrète des dieux, et puis le thème des bouddhas cachés.
Les premières tentatives de donner forme aux dieux semblent remonter à la période de Nara, mais aucune œuvre de cette période ne subsiste. Selon les recherches de Oka Naomi 岡直己, la sculpture la plus ancienne existant d’un kami fut faite à l’ère de Jogan 貞観 (859-877), dans la première partie de la période Heian. La situation antérieure est impossible à déterminer à cause du manque d’évidence, mais, selon Oka, les premières sculptures de kami proviennent de trois types de représentation : moines, bodhisattvas, et figures laïques. Cela montre qu’il n’y avait aucune règle définie dans le premier stade de la concrétisation des kami et, de plus, dans la production réelle les images bouddhistes exerçaient leurs influences de diverses manières.
Concernant les statues du type moine, à première vue, avec leur crâne rasé, leur robe monastique et leur station debout, elles sont des réminiscences de bodhisattvas Jizo (par exemple, les statues de kami conservées aux temples Tachibanadera 橘寺, Yunenji 融念寺, et Horyuji 法隆寺). Les premières images des dieux sont des figures ressemblant aux moines, parce qu’ils expriment l’aspiration des dieux à obtenir l’émancipation à travers l’enseignement bouddhiste. Pour réaliser cette émancipation, les dieux étaient tenus à avoir le crâne rasé et à recevoir l’enseignement ; après avoir traversé ce stade, ils ont pu avancer au rang des bodhisattvas. En d’autres termes, les figures de dieux ressemblant aux moines manifestent qu’ils ont reçu l’enseignement. La célèbre figure assise du dieu du sanctuaire Toji Hachiman appartient à cette catégorie.
Les figures du type bodhisattva représentent le deuxième stade, où les kami ont atteint le règne de l’émancipation. Les statues conservées à Kyoto au temple Koryuji 広隆寺 dans le quartier Uzumasa (une figure de Danzo Yakushi) et au temple Yakuonji 薬薗寺 dans le quartier Yawata (une figure du bodhisattva Yakushi) appartiennent à cette période. Ces deux bodhisattva sont célébrés comme dieux guérisseurs. Comparées aux figures assez humaines du type moine, les figures du style bodhisattva expriment une transcendance par rapport à l’humanité et un pouvoir salvifique et divin.
Enfin, concernant les figures laïques, les exemples de la première période sont conservés au sanctuaire Matsuo à Kyoto (Yamashiro Kazuno-gun). On y garde trois figures masculines et une figure féminine. Deux des figures masculines sont bien connues ; toutes deux sont assises, les mains repliées à travers la poitrine. Elles portent une robe d’officiers de la cour et une coiffure dont les ornements pendent à droite et à gauche de la tête. Le sanctuaire Matsuo est un dieu ancestral vénéré par le clan immigrant Hata 秦 qui fleurissait dans la région de Yamashiro dès avant la période Heian. De plus, puisque le dieu Matsuo a été considéré populairement comme identique au dieu Oyamakui 大山昨, qui réside sur le mont Hiei比叡, nous voyons que des liens étroits avaient été créés avec le mont Hiei depuis les temps anciens. Le dieu Matsuo était au début craint comme un esprit féroce, mais vers le milieu de la période Heian il fut considéré comme une divinité qui protégeait le monde contre les incendies et les épidémies.
D’autres exemples des premières figures de dieux du type laïque se trouvent dans le groupe conservé au sanctuaire Kumano Hayatama Taisha. Avec le temps, de telles figures laïques en vinrent à former la majorité des statues de Kami. Les images de type moine ou bodhissattva diminuèrent peu à peu en nombre durant la période Heian. C’est que les formes corporelles des kamis tendaient à devenir indépendantes vis-à-vis des représentations bouddhistes, et surgit un effort délibéré de rejeter les traits empruntés des figures des bouddhas et des bodhisattvas. Les portraits des kamis hésitèrent au début entre moines et bodhisattvas, mais trouvèrent finalement la stabilité lorsque les images laïques devinrent la norme.
Il faut cependant noter que la divinité Matsuo, considérée comme représentative des statues du style laïque, prend la forme d’un homme âgé (okina). Comme nous l’avons noté plus haut, c’est une figure assise avec les bras repliés et une coiffure. Elle montre des moustaches autour de la bouche et une longue barbe. De tous ces traits, on voit que l’image du dieu fut formée à la ressemblance d’un homme âgé et vénérable. Cette statue de kami appartenant à la première période d’une telle représentation n’est pas simplement ornée d’éléments laïques. Dans l’expression du corps physique aussi, elle diffère complètement et remarquablement des images de bouddha importées de l’étranger. Il est très surprenant, cependant, que le bas du corps de ce dieu soit assis dans la posture du lotus parfait. Contrairement à la partie haute de son corps qui offre une figure laïque sans aucun rapport à l’imagerie bouddhiste, la partie basse montre une posture qui, avec les jambes repliées, est presque indistingable d’avec celle d’un bouddha ou d’un bodhisattva. On a ici une indication de ce que, dans le processus de la production des statues de kami, les traits élégants des figures de bouddhas possédaient encore un pouvoir significatif. Des traces de la fusion du shinto et du bouddhisme subsistent de cette manière.
Nous venons de discuter l’adoption des formes corporelles par les dieux, dont nous avons indiqué trois principaux modèles ; passons maintenant à la considération du processus par lequel eut lieu une focalisation graduelle sur la figure du style laïque. Tournons-nous d’abord vers la divinité Inari, et ensuite nous discuterons brièvement de la divinité Kasuga.
Le Kami Inari.
Peu de divinités, certainement, ont aussi clairement laissé dans l’histoire les traces de leurs transformations que le kami Inari. Le profil de la transformation est clair, mais le caractère lui-même se développe en grande complexité. Cela présente un obstacle à surmonter pour saisir la nature de la croyance en Inari. La divinité Inari des temps anciens révèle un fort caractère féminin, montrant des traces d’une espèce de divinité mère. Par contraste, à partir de cette période des temps anciens jusqu’au moyen âge, elle prit une image masculine, et le caractère d’un homme âgé (okina) devint dominant. La foi en l’image maternelle était étroitement entrelacée avec le culte de la divinité des champs, tandis que le culte de l’okina, de l’homme âgé a, dans son arrière-plan, la foi dans les dieux des montagnes.
La divinité Inari vénérée dans ses sanctuaires construits partout au Japon est communément appelée Ukanomitama ou Ukanomitama no Mikoto 宇賀之御霊命. Un portrait de la figure de Ukanomitama dans une forme féminine est conservé au sanctuaire Ozu 小津 à Ozu-mura, Yasu-gun, préfecture de Shiga. De plus, une peinture de la divinité Inari sur une planche de bois au temple Hoshakuji à Kyoto montre une figure féminine assise, vêtue d’une robe chinoise, une couronne de joyaux sur la tête et les bras repliés. C’est une des dix-neuf divinités protectrices, peinte en 1286. Dans la peinture des « trente dieux » (Sanjuban shin 三十番神) au musée Honma, la même divinité est présentée comme une figure féminine laïque.
Ces exemples s’étalant de la fin de la période ancienne jusqu’au moyen-âge, on peut dire que la représentation féminine de la divinité Inari subsista jusqu’au moyen-âge. Chacune de ces figures féminines a son propre lignage, mais, comme nous l’avons mentionné plus haut, la formation de l’image féminine de la divinité Inari remonte loin dans le passé. Considérons mieux cela. Il y a trois divinités vénérées au sanctuaire de Fushimi, Kyoto, le lieu majeur du culte d’Inari : Ukanomitama no kami, Sarutahiko no kami, et Oomiyanome no kami. Selon Nihon Shoki, la première divinité, Ukanomitama no kami, était l’enfant d’Izanami no Mikoto, né alors qu’elle était affamée. Cette divinité est « l’esprit du grenier de riz » : le caractère chinois de cette signification est utilisé et se lit Ukanomitama. Cet « esprit du grenier de riz », comme « la femme esprit de riz » qui apparaît dans la « chronique de l’empereur Jinmmu » (Jinmmu tenno ki 神武天皇紀), est l’esprit de riz ou l’esprit du grain même. Il faut noter que cet esprit du grain est représenté dans une forme féminine en tant que « la femme esprit du riz » (Ukanome). Il assume justement l’image d’une divinité maternelle parce que l’esprit donne naissance au riz.
Au sujet du nom d’Ukanomitama dans Kojiki, il semble qu’il y ait eu des désaccords sur la question de savoir si les deux premiers caractères devaient être lus « Uka » ou « Uke ». Dans Wamyosho 和名抄, les deux lectures sont employées, mais Motoori Nobunaga, dans son Kojikiden, adopte la lecture « Uka ». Comme nous l’avons mentionné plus haut, dans Nihon Shoki le nom « l’esprit du grenier du riz » est rendu avec des caractères qui pourraient être lus « Uka » ou « Uke », et ainsi les deux prononciations étaient utilisées. Dans ce cas-là, ke possède la signification de « repas ». C’est le même cas, par exemple, lorsque la divinité du sanctuaire extérieur d’Isé, Toyoukenookami, est dit le miketsukami 御饌都神, « dieux servant le repas » d’Amaterasu Omikami. De plus le « ke » dans Toyoukenookami ou Toyukenookami a la même signification. Un nouveau regard sur le panthéon de dieux, à la lumière de ce fait, permet de constater que la plupart des dieux qui portent un nom avec ke ou ka, ou uke ou uka, apparaissent dans une forme féminine.
Le kami Inari masculin.
Considérons maintenant les figures masculines du kami Inari. D’abord, la version Inari Taisha (Inari Taisha bon) du mandala Inari dépeint une figure masculine en vêtement de chasse, apportant des gerbes de riz et tenant une faucille dans sa main gauche. Sur une planche peinte (Inari myojin miei itae) conservée aussi au temple Kozanji 高山寺 à Toganoo 栂尾, la divinité Inari est montrée sous un aspect masculin, debout sur un rocher, apportant des gerbes de riz sur son épaule droite et tenues de sa main droite, et ayant un bâton dans la gauche. Il porte un foulard blanc sur la tête, et son visage offre l’air solennel d’un homme âgé. Il y a une autre illustration qui mérite une note particulière : la figure ressemblant à un okina apportant des gerbes de riz, qui apparaît dans le mandala Kumano. Il est petit de taille et occupe la partie basse du mandala, suggérant qu’on le traite comme un dieu d’importance mineure. Le mandala Kumano a été transmis dans des versions variées : le Iwasaki Koyata 岩崎小弥太 bon, le Shogoin bon, le Nezu Bijutsukan bon, et d’autres. Selon Kondo Yoshihiro 近藤喜博, ils datent apparemment tous des périodes Kamakura et Muromachi.
Pourquoi la figure d’Inari comme un homme âgé est-elle apparue dans le mandala Kumano ? Cela n’est pas clair. Depuis les temps anciens, il y a cependant de nombreuses histoires où le dieu Kumano apparaît aussi sous la forme d’un homme âgé. Par exemple, selon Ippen hijiri-e 一遍聖絵, Ippen, pendant sa retraite dans la salle Shojoden à Kumano, eut un rêve au profond de la nuit où apparut devant lui la divinité Kumano. Le dieu est dépeint comme un homme âgé avec des cheveux blancs et portant un vêtement blanc. La figure ne porte pas des gerbes de riz et ainsi était différente de celle du dieu Inari, mais il faut noter que toutes les deux — le dieu Kumano et Inari — offrent la figure d’un homme âgé.
Pour comprendre le portrait de la divinité Inari comme homme âgé, il faut d’abord se reporter au Inari chinza yurai 稲荷鎮座由来, qui présente l’histoire de l’origine de la divinité. Ce texte est également connu comme Inari daimyojin ruki 稲荷大明神流記. Il commence par enregistrer une rencontre en Konin 7 (816) du moine Kukai (Kobo Daishi) et d’un « vieillard peu commun » à Tanabe, dans la province de Kii. Les deux se quittent après avoir promis de se revoir, et en Konin 14 (823) le vieillard, cette fois accompagné de deux femmes et de deux enfants, rend visite à Kukai au temple Toji 東寺. Dans cette circonstance, le vieillard est le dieu Inari, apportant des gerbes de riz et tenant des branches de cèdre. Depuis les temps anciens, cette rencontre de Kukai et de cette divinité a été appelée « le promesse d’Inari », et la scène a été ainsi dépeinte dans Kobo daishi gyojoki 弘法大師行状記et Kobo daishi gyojo ekotoba 弘法大師行状絵詞. Autre exemple, dans le version Toji, il y a une scène qui montre la rencontre de Kukai et d’un vieillard portant un chapeau de cour (eboshi) et des robes blanches. La comparaison de cette scène avec les exemples de la planche peinte de Inari myojin miei itae et du mandala Kumano permet de voir que, dès le moyen-âge, la divinité Inari commença peu à peu d’être représentée comme un homme âgé. Considérons-en maintenant la raison.
En traitant ce problème, il est utile de réfléchir sur un texte sur Ryutota 竜頭太, qui est ajouté à la fin de Inari chinza yurai. Il s’agit d’une histoire sur un vieillard dans les temps anciens. Pendant l’ère Wado (708-715), une personne connue sous le nom de Ryutota construisit une hutte aux pieds des collines de la montage Inari et y passa cent ans. Il cultivait les champs dans la journée, et ramassait des bûches durant la nuit. Son visage était comme celui d’un dragon et la lumière en jaillissait. Comme il illuminait la nuit, les gens l’appelaient Ryutota (tête de dragon). Son vrai nom de famille était Kada 荷田, ce qui signifie littéralement « apporter le riz ». Pendant l’ère de Konin (810-822), Kukai vint à cette montagne pour y mener une vie austère et ascétique. Ryutota, apparaissant comme un vieillard, annonça à Kukai qu’il était le dieu de la montagne. Il dit de plus qu’il avait fait le vœu de protéger l’enseignement bouddhiste et qu’il voulait ainsi recevoir les enseignements ésotériques de Shingon. Si son vœu était exaucé, il travaillerait pour la propagation du bouddhisme. Kukai en fut si ému qu’il grava le visage de ce vieillard. Ce masque est actuellement vénéré dans la salle du temple.
Considérons le fait que Ryotota apparaît comme un homme âgé avec une tête de dragon. Ce vieillard déclare être le « dieu de la montagne ». Il pourrait aussi être appelé le dieu protecteur de la montagne Inari. Nous voyons ici que le dieu de la montagne sous la figure d’un homme âgé est identifié avec la divinité Inari. Comme nous l’avons mentionné plus haut, les notations contenues dans le corpus de Inari chinza yurai et le contenu de cette section sur Ryotota correspondent généralement. Les deux textes disent qu’un vieillard rencontre Kukai ; et ensemble ils prient pour que le Bouddhisme et le Shinto fleurissent, et le vieillard apporte des gerbes de riz. De plus, tandis que l’histoire de Ryotota nous dit que le vieillard avait le visage ressemblant à celui d’un dragon d’où jaillit la lumière, Chinza yurai parle d’un « vieillard peu commun » ; l’épithète « peu commun » (« aux traits étranges ») correspond à la description plus complète de l’histoire. Le vieillard aux traits étranges est dit avoir la hauteur de huit pieds, être solide dans sa construction, et posséder une aura d’une grande autorité. Nous pouvons présumer qu’il était loin de l’image d’un vieillard ordinaire. Si la figure du vieillard décrite par Chinza yurai n’est pas une image ordinaire avec des cheveux blancs, c’est-à-dire une image humaine, mais une image dotée de « traits étranges », c’est que ce fait est probablement lié à l’affirmation qu’il était une manifestation du dieu de la montagne. Il n’était pas un vieillard parce qu’il était un être humain, mais un vieillard qui était comme un dieu, ou mieux, un dieu qui était comme un vieillard. Vues de cette manière, on pourrait considérer que les deux images du vieillard — celle du corps de Chinza yurai et celle de l’histoire de Ryutota qui y est jointe — proviennent d’une seule source originelle.
La rencontre du moine et du vieillard.
Le thème d’un moine rencontrant un vieillard, comme nous l’avons vu dans l’histoire de l’origine de la divinité Inari, n’est naturellement pas un phénomène particulier à Inari chinza yurai, mais se trouve en fait fréquemment dans les histoires de l’origine des temples et des sanctuaires. La rencontre d’un moine au crâne rasé et d’un moine aux cheveux blancs est dépeinte comme une rencontre des représentants de bouddha et d’un dieu. Ici de nouveau, on trouve des traces du processus par lequel le kami assume une forme corporelle. Donnons-en plusieurs exemples.
Au temple Hasedera en Yamato, on vénère une Kannon aux onze visages. On dit que le temple fut construit par Tokudo Shonin 徳道上人. Selon Hasedera engi, Tokudo reçut la tonsure pendant l’ère de Tennmu (673-686) et accomplit ses pratiques dans ce lieu sacré. Un jour, il se résolut à faire une statue bouddhiste qui serait bénéfique aux êtres sensibles. Dans la nuit il eut un rêve où il vit un « arbre esprit » (reiboku 霊木). Des êtres d’apparences bizarres entouraient l’arbre en tournant en rond ; parmi eux, un garçon tenait un parapluie protégeant l’arbre. A côté de l’arbre se trouvait un vieillard aux cheveux blancs, qui répondit, lorsqu’il demanda son nom, qu’il était le grand dieu Mio. Tokudo grava la statue de cet arbre divin. Il y a donc des traces d’un arbre esprit dans le dieu Mio qui apparaît dans cette histoire, et il est essentiellement un dieu protecteur du domaine. De plus, il est important de noter que le jeune homme qui sert au côté du vieillard est dit le garçon protecteur de la montagne. On se rappelle ici qu’Inari chinza yurai présentait le vieillard Inari avec deux garçons qui le servaient.
Pour prendre un autre exemple, selon Daigoji engi 醍醐寺縁起, le fondateur de Daigoji à Kyoto visita diverses montagnes pour accomplir ses pratiques religieuses. Pendant sa retraite de sept jours dans un lieu appelé le temple Zenmyoji, il pria pour que lui soit donné un site sacré approprié au dharma bouddhiste. Alors apparut « le pic de la montagne ». Montant la montagne, il était prêt à y bâtir un ermitage quand il aperçut un vieillard dans la vallée. Le vieillard but à une source et émit un bruit de satisfaction avec sa langue. Le fondateur lui expliqua qu’il voulait construire un temple et propager le bouddhisme. Le vieillard répondit qu’un bouddha ancien avait accompli des pratiques sur cette montagne, qui était un lieu sacré protégé par les dieux et les dévas. Plus tard, il annonça qu’il était le dieu Yokoo 横尾 qui vivait dans le lieu. Ici encore, nous trouvons un moine rencontrant un vieillard pendant qu’il est dans un état méditatif, et de plus le vieillard est une divinité protectrice du domaine.
Il y a de nombreux exemples de telles histoires. Il est nécessaire d’examiner la signification de la rencontre de Kukai et du vieillard aux traits étranges à l’intérieur de ce contexte. Les principaux patterns pourraient être définis comme suit : une personne accomplissant des pratiques dans la montagne échange des salutations avec un dieu de la montagne qui en est le gardien, et demande la permission de demeurer dans ce lieu sacré. Ici, il faut noter que, par contraste avec la personne dépeinte comme un moine au crâne rasé, le dieu du domaine qui apparaît dans la montagne a la figure d’un vieillard avec les cheveux blancs. Le contraste entre le crâne rasé et les cheveux blancs fait une vive impression. Un crâne rasé est, bien entendu, un symbole de la condition de l’abandon de la vie de famille, mais en même temps, comme la tête des bodhisattva Jizo, il est un symbole corporel qui manifeste le monde des bouddhas dans ce monde. Par contraste, les cheveux blancs, qui sont un symbole du vieillissement dans la vie humaine, portent une signification symbolique du monde des dieux. Plus haut, nous avons parlé du rapport entre les deux mondes comme la rencontre des représentants ( ou des manifestations) respectifs des bouddhas et des dieux. Cette rencontre présente une structure de base ; celle de la fusion des dieux et des bouddhas exprimée au niveau de l’incarnation.
Du point de vue anthropologique et psychanalytique, les cheveux peuvent être compris comme une métaphore sexuelle. Par exemple, les cheveux longs exprime la liberté de la libido, tandis que les cheveux coupés courts signifient sa suppression. Un crâne rasé indique une castration intentionnelle. Même s’il n’est pas possible d’interpréter de cette manière toutes les métaphores incluant les cheveux, nous pourrions reconnaître au moins que les actes d’abandonner la vie familiale et de raser son crâne sont des dispositions corporelles qui visent à l’émancipation auto-disciplinée de l’activité sexuelle humaine. Dans le cas de cheveux blancs, cependant, ce processus de séparation advient comme l’aboutissement de la maturation naturelle de la vie, et en ceci il diffère de se raser le crâne, ce qui est un acte accompli intentionnellement. Derrière la correspondance entre un crâne rasé et les cheveux blancs se trouve la différence entre les conceptions du kami et du bouddha. Le crâne rasé intentionnellement et les cheveux blancs venus naturellement fonctionnent ainsi comme des symboles corporels qui mettent en relief les transitions culturelles.
Nous avons dit que la divinité Inari possédait au début une forte image féminine, mais que peu à peu la figure d’un homme âgé s’imposa et prit le dessus. Nous avons présumé que le kami Inari qui apparut comme une femme montrait l’influence du culte de l’esprit du grain et était doté du caractère d’une divinité maternelle, tandis que la divinité Inari sous les traits d’un vieillard accomplissait des activités à la manière d’un dieu gardien du domaine ou d’un dieu de la montagne. Dans le développement historique de la divinité Inari comme objet du culte, nous avons assisté à une transition de la figure féminine à celle d’un vieillard, et ces deux images conféraient une richesse particulière au caractère du kami Inari. Brièvement, la divinité Inari de la société ancienne se forma en connexion étroite avec les rites de la culture de riz et le récolte de l’automne. Cependant, peu à peu, avec l’introduction de la tradition bouddhiste et sa propagation parmi le peuple, le caractère du dieu de la montagne (vieillard) devint plus fort. Les deux éléments de l’agriculture et du bouddhisme étaient les principaux catalyseurs qui accélérèrent le développement et l’assomption des formes corporelles (incarnation) de la divinité Inari. On pourrait dire que le kami Inari possède ainsi un caractère androgyne. Il en est de même avec la divinité Kasuga.
Le kami androgyne.
La divinité Kasuga était vénérée dans le secteur nord-est de la plaine de Yamato comme le dieu du clan des Fujiwara. Comme dieux profondément liés aux lointains ancêtres, les divinités Takemikazuchi no kami et Futsunushi no kami furent invitées à s’installer à Kashima 鹿島 et à Katori 香取dans Hitachi 常陸, et par la suite, les dieux ancestraux Amenokoyane no Mikoto et une divinité féminine (himekami) déménagèrent. Quatre sanctuaires principaux furent établis de cette manière, et une autre divinité fut vénérée dans les districts : la divinité enfant du sanctuaire de Wakamiya, dont l’origine n’est pas claire. En tout cas, cela rendit Kasuga célèbre comme un complexe de cinq sanctuaires — quatre principaux et celui Wakamiya.
Nous voyons ici que les sanctuaires de cinq kami furent formés de divinités masculines accompagnées d’une divinité féminine. Cependant, dans Kasuga gongen kenki 春日権現験記, qui date de la fin de la période de Kamakura, la divinité Kasuga est dépeinte dès le début comme une figure féminine au physique élégant. Cette figure de femme ne diffère pas des dames de cour qui apparaissent dans Genji Monogatari emaki. Bien sûr, cela ne veut pas dire que les divinités masculines de Kasuga sont absentes des rouleaux Kasuga gongen kennki ; un homme avec l’apparence d’un noble laïc, vêtu de robe de cour, y apparaît côte à côte avec la divinité féminine. En regardant de plus près les scènes voisines, cependant, nous trouvons que le dieu masculin est toujours montré de derrière et caché par des écrans ou dans l’ombre d’arbres. Sa présence, comparée à la figure de la divinité féminine, est remarquablement discrète.
Comme nous l’avons mentionné plus haut dans le cas du kami Kasuga, les trois premiers sanctuaires sont dédiés aux divinités masculines et le quatrième à une divinité féminine seule. Toutefois, vus dans l’ensemble, les kamis féminins occupent indiscutablement la place centrale dans le monde évoqué dans Kasuga gongen kenki. L’image de la divinité féminine est clairement au cœur de la conception de ce rouleau illustré.
Par ailleurs, il ne faut pas négliger le fait que, dans cette partie du rouleau, la divinité du quatrième sanctuaire, la divinité féminine himekami, apparaît sous la forme d’un garçon. S’il est possible de considérer cela comme le résultat d’une association avec l’image du dieu enfant du cinquième sanctuaire (Wakamiya), il serait plus exact de le comprendre comme une préfiguration de l’émergence du caractère androgyne de la divinité. Comme nous l’avons énoncé plus haut, la figure du kami qui apparaît dans Kasuga gongen kenki est manifestement celle d’une dame de la cour, et en même temps, cette œuvre révèle la divinité féminine comme un garçon innocent. Brièvement parlant, Kasuga perdit graduellement le caractère d’un complexe centré sur les divinités masculines, les kami en arrivèrent à assumer une apparence nouvelle où les différences sexuelles fusionnaient. Il faut relever que le processus de cette fusion est similaire à la transformation que connut le kami Inari.
Kami comme Myojin et Gongen.
Jusqu’ici, nous nous sommes arrêtés sur la double image féminine-masculine, le caractère androgyne, des kami Inari et Kasuga comme un exemple du changement subi par les dieux dans le moyen-âge. Notons-le, ce phénomène n’est pas le seul fait de la représentation picturale, mais il atteint la nature même ou le caractère des kami eux-mêmes. L’usage des termes myojin ou gongen 権現 en est une indication claire. Kasuga et Inari ont été communément connus tous les deux comme myojin. De plus, comme l’indique le titre Kasuga gongen kenki, le kami Kasuga est également appelé gongen. Dans la section sur les légendes des divinités et des ascètes dans Genko shakusho et Honcho koso den 本朝高僧伝, apparaissent des noms comme Hakusan Myojin, Kasuga Myojin, Sanno Myojin, et Hiei Myojin. Ces myojin sont tous appelés gongen. Les mêmes divinités ont été vénérées et identifiées avec les titres myojin et gongen attachés à leurs noms. Cette identification essentielle de myojin et de gongen eut lieu pendant le moyen-âge et peu à peu elle devint généralement acceptée. Quelle en est la signification ?
Le terme myojin était à l’origine utilisé comme un titre honorifique d’un kami. Par exemple, Nihon Shoki enregistre que « le kakemono (papier pendant) hei fut offert au myojin pour prier pour des récoltes abondantes » (Konin 5 [814], neuvième mois), et Montoku jitsuroku 文徳実録 dit de même : « la divinité Sakunado d’Omi fut mise avec le myojin » dans le chant de mikoto nori (Ninju 1 [851], sixième mois). De plus, selon Ichidai yoki, les divinités liées au clan Fujiwara étaient vénérées sur le mont Kasuga comme myojin (Jinko keiun 2 [768]). On suppose que les légendes qui parlent de la vénération du kami Kasuga comme « Kasuga myojin » remontent loin dans le passé. Ce terme utilisé comme titre honorifique d’un dieu était employé aussi pour un empereur. Dans ce cas, les caractères pour myojin 明神 (divinité illustre) étaient lu akitsumikami ou aramikami, et quelquefois les caractères kenshin 顕神 (divinité manifeste) étaient utilisés. Les occurrences de ces lectures sont extrêmement anciennes. Une rubrique sur l’empereur Kotoku 孝徳 dans Nihon Shoki dit : « empereur japonais Akitsumikami Amenoshitaterasu » (Taika 1 [645]), septième mois). Kenshin (divinité manifeste) mentionné là indique une catégorie de kami qui apparaît en contraste avec la « divinité cachée » (onshin 隠神). Il signifie les divinités qui se manifestent en un corps, en opposition aux divinités qui cachent toute apparence physique et corporelle. Ces deux catégories des kami invisibles et visibles représentent le processus de changement des dieux invisibles en dieux visibles. Ainsi ce n’est probablement pas une simple coïncidence que myojin ait été exprimé avec les caractères kenshin (akitsumikami). C’est parce que, par contraste avec les divinités qui étaient à l’origine invisibles et cachaient leur existence physique, l’empereur qui apparaît dans une forme humaine comme gouverneur de ce monde émerge dans le règne des divinités visibles comme akitsumikami myojin. Nous pouvons présumer que myojin signifiait à l’origine l’apparence d’un kami incarné.
Plus tard, myojin名神 (kami nommé ou renommé) fut regardé comme identique à, ou employé sans aucune discrimination comme le myojin dont nous venons de parler. Par exemple, Shoku nihongi enregistre qu’un objet du pays de Bokkai (actuellement partie nord de la Corée) fut offert aux « sanctuaires du myojin dans diverses provinces » (Tenpyo 2 [730], dixième mois). Aussi, lors de désastres naturels, hei fut offert aux « myojin dieux renommés du district de Kinai » (Enryaku 9 [790], cinquième mois). De plus, Ennin 円仁 (Jikaku Daishi 慈覚大師), en revenant de la Chine, fit des lectures du Sutra du diamant pour Kasui, Chikuzen, et Kaharu myojin (divinités renommées) en Kyushu (Nitto guho junrei koki 入唐求法巡礼行記, 4). Cet usage mélangé de myojin 明神 (kami illustre) et de myojin 名神 (kami renommé) — tendance à considérer ces termes comme identiques — fut graduellement accepté. Par exemple, le journal de Fujiwara Yoshinaga Taiki 台記 (1136-1155) emploie le terme myojin écrit « divinité renommé », tandis que le journal de Fujiwara Taika Meigetsuki 名月記 de la même période (1180-1235) utilise myojin « divinité illustre ».
Nous venons de donner des exemples de l’usage de myojin (明神ou 名神) dans le règne des divinités. Il ne faut pas oublier, cependant, que myojin 明神 a été un terme important dans les écrits bouddhistes. Par exemple, dans Fukukenjaku jinpen shingon kyo 不空羂索神変真言経, 3, nous trouvons l’expression « bouddhas, bodhisattvas, dévas et myojin », indiquant une vision où les myojin sont des divinités intégrées dans le mandala-cosmos ésotérique sous la protection des bouddhas et bodhisattvas. En d’autres termes, les myojin sont considérés comme divinités qui protègent le bouddhisme. En ceci, ils sont reconnus comme identiques en nature aux douze généraux célestes, et aux huit grands rois naga, et aux autres divinités bienfaisantes et esprits.
Selon Fukunaga Mitsuji, il y avait deux manières de concevoir les divinités dans le Japon ancien : ou comme êtres humains atteignant le règne du divin à travers leurs efforts, ou comme divinités assumant une forme humaine et apparaissant dans le monde. La première conception (dieu-êtres humains) montre quelque influence taoïste, et la seconde exprime le concept de « manifestations humaines de dieux », ce qui suggère qu’il est plutôt basé sur une perspective bouddhiste. Si cette caractérisation est juste, les myojin que nous venons de discuter sont des divinités qui appartiennent à cette dernière conception marquée par l’influence bouddhiste, car, nous l’avons vu, myojin était doté du caractère des divinités gardiennes qui protègent le bouddhisme. Les exemples donnés plus haut indiquent que, si le titre myojin était appliqué aux noms pour leur donner la signification de divinité, dans le contexte du culte et de la foi, ces divinités entretenaient une connexion étroite avec la pensée bouddhiste.
Gongen.
Le terme gongen signifie corps assumé ou transformé, ou manifestation. A l’origine, gongen se réfère aux bouddhas ou bodhisattvas qui ont provisoirement assumé une forme physique dans le monde pour sauver les êtres sensibles. L’idée selon laquelle les bouddhas d’origine indienne se sont transformés en divinités originaires du Japon a ses racines dans cette notion de gongen. Dans le bouddhisme indien, on considère que la réalité fondamentale se transforme de manières diverses et se manifeste dans le monde. Un concept abstrait (corps dharma du bouddha) assume une personnalisation concrète, physique, et entre dans le monde. On pourrait dire que le phénomène des manifestations provisoires reflète une conception bouddhiste d’incarnation, et est analogue à sa base au concept d’incarnation dans le christianisme.
Comme le bouddhisme se propagea graduellement de l’Inde aux autres sphères culturelles, il absorba, en sa vision de l’univers, les divinités vénérées dans ces régions. Dans ce processus combinatoire, le mécanisme de « manifestation » fut employé. En d’autres termes, ces divinités populaires originaires de régions variées furent comprises effectivement comme des figures transformées, évoluées ou émergeant des bouddhas ou des bodhisattvas qui étaient les formes originelles transmises de l’Inde. La systématisation la plus complète de cette « théologie » de la fusion ou de l’absorption fut développée dans les enseignements ésotériques, et la logique de l’incarnation dans la pensée ésotérique donna naissance au Japon au concept de honji suijaku, selon lequel les bouddhas et les bodhisattvas du bouddhisme étaient la « terre originelle » (honji) ou la « forme originelle », tandis que les divinités du shinto étaient toutes des « traces » (suijaku) ou des « manifestations transformées ».
Ainsi, gongen caractérisait une catégorie de divinités nées conformément à l’interprétation « théologique » des corps transformés, car la connexion entre les bouddhas et bodhisattva du bouddhisme et les divinités du shinto fut formée sur le fondement de ce rapport logique. En ceci, la notion de gongen diffère clairement en nature de la catégorie de myojin discutée plus haut. C’est que les images des divinités et des bouddhas impliquées dans le titre myojin furent fusionnées à un niveau inconscient, tandis que, dans le concept de gongen, ce rapport inconscient et de couches multiples fut restructuré à l’intérieur d’un réseau de causalité logique.
Néanmoins, les deux termes myojin et gongen en arrivèrent à être employés pour les mêmes divinités dans la période médiévale. Le processus naturel, historique dans le rapport entre kami et bouddhas (la phase de myojin dans le syncrétisme des kami et des bouddhas) et le processus « théologique » dans le même rapport (la phase de gongen dans honji suijaku) étaient saisis comme appartenant à la même dimension, virtuellement sans discrimination. C’est ce qui explique l’arrière-plan du fait que les kami Kasuga et Hakusan étaient dits en même temps myojin et gongen. Cela n’est pas étranger au processus par lequel les kami médiévaux, passant par la fusion des différences sexuelles, manifestèrent par la suite un caractère androgyne.
Le voilement des bouddhas.
Le développement des représentations des kamis atteignit son apogée dans la période médiévale, et ce fut justement dans ce temps qu’émergea le processus par lequel les bouddhas se firent graduellement cachés. Le voilement des bouddhas vint à la suite des portraits physiques des kamis et subit sa propre évolution.
En 1884, Ernest F. Fenollosa visita le temple Horyuji 法隆寺 avec Okamura Tenshin 岡村天心 et Kano Tetsuya 加納鉄哉 et il demanda qu’on leur montre les « bouddhas cachés » vénérés dans la salle Yumedono, dont une figure de la bodhisattva Kannon, salvatrice du monde. En ce temps, Fenollosa, qui était professeur de philosophie à l’université impériale de Tokyo, s’était vu confier l’inspection des objets précieux dans les sanctuaires et les temples anciens. Okamura était le président du conservatoire de beaux-arts de Tokyo, récemment fondé, et Kano devait devenir plus tard un orfèvre éminent.
Comme un bouddha caché, cette statue de Kannon avait été enfermée dans une châsse laquée noire, mais, selon les moines de ce temple, celle-ci n’avait jamais été ouverte depuis deux cents ans. De plus, elle avait été déjà mise à l’abri des regards humains depuis la dernière période de la période Heian. A l’ère Hoen (1135-1141), Oe Chikamichi大江親道, qui fit le tour des grands temples de Nara, décrivit sa visite de la salle Yumedono dans son Enregistrement des pèlerinages aux sept grands temples (Shichi daiji junrei shiki 七大寺巡礼私記, 1140) ; il écrit que des bannières étaient suspendues devant la statue de Kannon, ce qui rendait impossible de la voir. De plus, Kenshin 顕真, moine au temple Horyuji dans la période Kamakura, énonce dans son Catalogue des objets du passé et du présent (Kokon mokuroku sho 古今目録抄) que la figure de la Kannon restait inconnue. Il est clair, à partir de ces documents, que la transformation de Kannon vénérée à Yumedono avait déjà commencé dans la dernière période de Heian vers la période Kamakura.
Fenollosa, dans ses Époques d’art chinois et japonais, décrit la scène quand les moines du temple, tremblant de peur, ouvrirent la porte de la châsse dans laquelle on cachait la Kannon. Une statue de grande taille enveloppée de tissus de coton apparut. Enlever les tissus n’était pas facile, mais, étouffant dans les poussières qui remplissaient l’air, les moines défirent environ 450 mètres de tissus. Alors, dès que la dernière pièce fut tombée à terre, selon Fenollosa, apparut devant eux une statue d’une beauté qui dépasse tout. Si son compte est juste, la Kannon avait été caché dans l’ombre des bannières seulement au temps de Oe Chikamichi dans la dernière période de Heian ; puis elle fut à un moment donné enveloppée serrée dans d’innombrables couches de tissus. On pourrait dire qu’on avait alors transformé définitivement l’objet précieux en un bouddha caché.
L’émotion et l’émerveillement profonds des spectateurs lors du dévoilement de la figure de la Kannon sont également décrits par Okakura Tennshin dans son Histoire de l’art japonais. A ce moment-là, les moines de Horyuji étaient terrifiés à la pensée du tonnerre qui retentirait au moment de l’exposition de la statue. Fenellosa note que les moines ne se laissèrent pas facilement persuader d’ouvrir la châsse de l’autel, car ils craignaient qu’un tremblement de terre ne détruise alors le temple. Ils tremblaient d’effroi, croyant que des calamités naturelles devaient arriver lors du dévoilement d’un objet caché à la pleine lumière du jour. Le bouddha caché longtemps dans un espace invisible pourrait causer la malédiction une fois les voiles levés. Cette Kannon salvatrice du monde, vénérée ici comme un bouddha caché, n’était-elle pas un objet de culte semblable à une divinité qui réside dans les profondeurs de la forêt ?
Le bouddha du temple Zenkoji
Donnons un autre exemple d’un bouddha caché : le bouddha du temple Zenkoji 善光寺 en Shinano 信濃, qui fut et demeure un foyer de foi populaire depuis la période médiévale. L’objet central du culte à Zenkoji, le bouddha miraculeux Zenkoji (Zenkoji nyorai), a lui aussi été complètement caché à la vue. Aujourd’hui, une cérémonie de dévoilement a lieu tous les sept ans, mais en fait il ne s’agit que de l’exhibition d’une image dressée devant le bouddha principal, et non de lui-même.
Selon Les origines de Zenkoji, de la période de Muromachi (Zenkoji engi), la statue principale d’Amida à Zenkoji fut un bouddha arrivé de l’étranger (torai butsu 渡来仏) qui atteignit le Japon venant de l’Inde via la Corée (Paekche). On dit que pendant un voyage à Kyoto, Honda Zenko 本田善光, un homme du province de Shinano, rencontra le bouddha à Naniwa. Il l’amena à Shinano et fit construire un temple pour le vénérer. C’est l’origine du temple Zenkoji tel qu’on le voit aujourd’hui, et l’image centrale du bouddha est désormais appelée le bouddha Zenkoji. C’est là un exemple inhabituel d’un être humain ayant été vénéré comme un bouddha. Les Origines de Zenkoji relatent, en outre, que le fils de Zenko, Zenza, tomba en enfer. Mais, finalement grâce à la compassion du bouddha, il put retourner à ce monde. Et les expériences de sa tournée en enfer sont signifiées, à présent, dans une tradition transmise à Zenkoji : les pèlerins du temple tournent au-dessous de l’autel d’ordination et, dans les ténèbres de ce passage souterrain, ils rencontrent les esprits des membres décédés de leur famille et prient qu’ils soient ensemble renés en terre pure.
Voyons la structure de la salle principale à Zenkoji. Au centre du fond le plus retiré du sanctuaire, sur un autel, trois statues de bois de figures séculières sont disposées sur un rang. Au milieu le fondateur du temple, Honda Zenko, à gauche et à droite, sa femme Yayoi Gozen et son fils Zenza. A voir cette disposition, on croirait que l’objet central du culte est la personne séculière d’Honda Zenko dont la statue est exposée à la vénération sur cet autel. Le véritable objet du culte, cependant, est positionné sur un autel qui se trouve à gauche de celui du centre. Ici se trouve une châsse large — qui ressemble en fait à un sanctuaire shinto — , irradiant d’or, dans laquelle le bouddha Zenkoji fut placé. Ce bouddha a été appelé « l’Amida le plus fin des trois pays » (l’Inde, la Chine et le Japon) et « le premier bouddha du Japon », mais comme nous l’avons mentionné plus haut, il s’agit d’un bouddha caché qui n’a été vu de personne. L’objet de culte dressé devant lui et qui est exhibé tous les sept ans, est une copie modelée sur la figure centrale. De plus, il y a, partout au Japon, un grand nombre de bouddhas appelés « corps divisés » (bunshin butsu 分身仏) ou « ramifications » du bouddha Zenkoji, et ceux-ci correspondent par leurs traits à la figure qui se trouve devant le bouddha véritable. A partir d’eux, il est possible de présumer l’apparence de l’objet originel du culte.
La période et les circonstances de la transformation du bouddha Zenkoji en bouddha caché ne sont pas connues. Selon Gorai Shigeru 五来重, elle pourrait avoir eu lieu pendant le 12e siècle. Il est possible que, par la suite de la création de la copie du bouddha devenu maintenant un être caché, l’idée de placer la copie comme objet du culte se dressant devant le bouddha originel ait été la cause des nombreux bouddhas « ramifiés » qui se sont propagés partout dans ce pays. En tout cas, la conception des « bouddhas de corps divisés » est tout à fait remarquable, en nous rappelant le phénomène de division qui se retrouve parmi les dieux kami. De même que la conversion des bouddhas vus en bouddhas cachés était une manifestation du syncrétisme shinto-bouddhisme, de même cette adoption de la faculté de se diviser pourrait être considérée comme un autre aspect de la même transformation combinatoire. Que ce soit la conversion en bouddhas cachés ou le phénomène de division, la faculté de la possession des dieux a suscité, dans le processus de la transformation elle-même, une sorte de ressac de vagues qui apparaissent et disparaissent.
Nous avons effleuré le problème de la bodhisattva Kannon vénérée dans la salle Yumedono à Horyuji, ainsi que celui du bouddha Zenkoji, en notant que tous les deux comme bouddhas cachés avaient été strictement éloignés de la vue depuis la période médiévale. Il y a naturellement d’autres exemples concernant diverses catégories de bouddhas. Il serait possible, par exemple, d’établir différentes sortes de conversion en bouddhas cachés par la systématisation des traditions diverses concernant les occurrences de ce phénomène. Il y a aussi des méthodes qui permettent de mettre en relief les forces motivantes qui se trouvent derrière une telle tradition. Une telle étude constituerait une phénoménologie des conversions en bouddhas cachés. Cependant, nous nous sommes centré ici sur la question de connaître la raison pour laquelle ce phénomène se produisit, particulièrement de la fin la période ancienne à la période médiévale.
Dans cette étude, nous avons signalé que la structure de base de la foi dans les kami au Japon se trouve dans le syncrétisme du shinto et du bouddhisme, en attirant spécialement l’attention sur le contraste entre la faculté d’incarnation des bouddhas et des bodhisattvas et celle de possession des kami shinto. Ainsi est mis en lumière le syncrétisme des kami et des bouddhas (la fusion du shinto et du bouddhisme), formé historiquement dans un processus marqué par les interactions mutuelles et imbrications à ces deux facultés.
Dans ce processus d’interactions et d’imbrications, la foi dans les kami et les bouddhas connut des mutations variées, dont le phénomène des dieux prenant des formes corporelles et celui des bouddhas se retirant dans l’invisibilité. Ces phénomènes révèlent des caractéristiques particulières qui sont présentes dans les profondeurs de la foi du peuple japonais dans les kami. La logique d’incarnation du bouddhisme fit invasion dans le règne des kami, et la mentalité de la possession du shinto entra dans le règne des bouddhas et induisit leur transformation en bouddhas cachés. Nous avons voulu définir logiquement ce processus et également formuler ses facultés spécifiques, cherchant par là à mettre en relief le drame de la médiation mutuelle qui se développa entre les dieux invisibles et les bouddhas visibles.
Photo : Bouddha, Sagano, Kyoto, 2004, © Julie Higaki.