La Route de la soie est un faisceau d’itinéraires qui reliaient la Chine et la Mongolie à la Méditerranée en passant soit par l’Inde et le Golfe Persique, soit par l’Iran, soit par le Nord de la mer Caspienne et la mer Noire. Cet ensemble de routes, mis en place dès le 2e siècle avant Jc, a fonctionné au moins jusqu’au 18e siècle. Au cours de ces deux millénaires une période se détache en tant qu’âge d’or, la fin du Moyen Âge occidental et le début de la Renaissance.
Toutes sortes de marchandises étaient transportées : nourriture, tissus, métaux, objets finis et utilitaires, objets précieux et, en particulier, des livres, des images et des cartes. L’ouvrage The Journey of Maps and Images on the Silk Road traite de cet aspect original et méconnu de l’activité sur la Route de la soie : les cartes, les images en tant que marchandises échangées, et non pas, comme on pourrait s’y attendre de manière classique, en tant que guides pour se retrouver le long d’un cheminement compliqué.
Philippe Forêt et Andréas Kaplony, qui ont rassemblé les communications présentées lors d’un symposium tenu à Zurich, abordent donc une problématique nouvelle, celle de la possibilité de diffusion d’une culture par le biais des cartes qu’elle produit. Les auteurs montrent par exemple que les cartes chinoises sont, avec leurs idéogrammes et leurs codes graphiques, totalement incompréhensibles pour un Turc, dont les cartes, calligraphiées en alphabet arabe, sont également incompréhensibles pour un Grec. Cependant ces cartes véhiculent un savoir qui peut être mobilisé, approprié et réutilisé sans que l’on ait besoin de déchiffrer chaque inscription, chaque mot (le plus souvent un toponyme). Il existe donc une connaissance qui ne passe pas par la maîtrise d’un alphabet et qui peut se diffuser d’une culture à l’autre au cours d’échanges commerciaux et de trajets transcontinentaux. Plus fondamentalement, ce qui est interrogé dans cet ouvrage est donc le « statut de l’image scientifique » et ses relations avec la « transmission d’un savoir géographique » dans des aires culturelles distinctes. La particularité de ces cartes dont on ne sait pas toujours lire les légendes est qu’elles transmettent un savoir qui n’est pas de l’ordre de l’écrit.
L’ouvrage est construit selon un plan historique et géographique à la fois, c’est-à-dire par « régions », en commençant par la plus ancienne. La première partie de l’ouvrage est consacrée à « The Buddhist Road » : trois communications exposent, illustrations en couleurs à l’appui, les données iconographiques datant de la dynastie Han et de l’Empire bouddhiste du Kuchan (entre les actuels Singkiang et Afghanistan). Les cartes, qui sont parfois des fresques dans des grottes, représentent des itinéraires de pèlerinage et ne sont pas toujours transportables. Cependant elles sont copiées ; elles circulent sous cette forme et diffusent une certaine idéologie de l’espace, qui intègre des schèmes taoïstes (quatre points cardinaux et un centre) et des influences bouddhiques (une stratification de mondes successifs suivant les réincarnations possibles). L’espace est donc contrôlé depuis un centre et hiérarchisé selon une direction verticale. Le type de perspective utilisé par les cartographes chinois (dit « parallèle orthogonale ») permet de représenter côte à côte des lieux (des bâtiments) disjoints et de placer au-dessus, ou au-dessous, des mondes différents. Lorsque de telles cartes sont connues dans l’Empire romain (vers 130 après Jc, semble-t-il) elles sont immédiatement comprises en tant que description d’une structure spatiale bien que leur contenu informatif (écrit avec des idéogrammes) reste indéchiffré.
La seconde partie traite de « The Mongol Road », avec trois communications. Les cartes de cette époque (5-13e siècles) sont sur papier et commencent à avoir des coordonnées orthogonales (proches de ce que sont aujourd’hui latitude et longitude). Elles décrivent moins des lieux que les distances entre eux et servent à l’établissement de taxes, non seulement sur les parcelles agricoles mais aussi sur les espaces construits. Lorsque de telles cartes arrivent en Iran, elles sont totalement incomprises : « There is no indication that Chinese and Iranian cartographers and builders shared any vocabulary or spatial representation » (p. 93). Assez curieusement, ce qui se transmet le plus facilement par le truchement de ces cartes sont les horoscopes, dessinés sous la forme de diagrammes carrés à l’emplacement des lieux les plus importants. Une communication explique comment les horoscopes occidentaux sont profondément influencés par ceux que les Mongols inscrivent sur leurs cartes.
La partie suivante de l’ouvrage présente les cartes islamiques du domaine de la Route de la soie. Les communications à ce sujet sont surprenantes : elles indiquent qu’il n’existe aucune carte « islamique » qui ait une échelle ni des coordonnées angulaires pour les régions que la Route de la soie traverse. Il semble que la précision géométrique des cartographes arabes, turcs, iraniens ait ignoré certains espaces. En revanche, il existe de nombreuses cartes qui inventorient avec minutie les aires occupées par les locuteurs de tel ou tel langage. La Route de la soie a probablement été un enjeu en termes de diffusion de la langue du Coran et de l’autorité de l’Empire turc. Cartographier les langues locales, c’est rendre compte d’une diversité, mais c’est aussi informer les fonctionnaires turcs du langage dans lequel ils devront faire traduire les décisions politiques qu’ils sont chargés d’appliquer. Ces cartes auraient donc eu une fonction administrative et n’auraient pas été destinées à indiquer des itinéraires. Ce sont des inventaires des populations que les Turcs sont amenés à contrôler ou à côtoyer.
La dernière partie de l’ouvrage concerne « The Mediterranean Road » et s’interroge en particulier sur l’importance de l’iconographie d’origine asiatique dans la conception des portulans catalans. Cette partie est très factuelle : elle constate l’existence de « décors » asiatiques sur ces cartes mais n’explique pas la raison de leur présence.
La conclusion du livre pose des enjeux épistémologiques très intéressants. Une culture peut se diffuser par des images. Un savoir scientifique peut aussi se répandre par le biais d’images. Une carte peut être prise pour une image plutôt que pour un recueil « scientifique » d’informations. L’Occident a parfois tendance (selon les auteurs) à voir dans les images venues d’autres aires culturelles une forme de science moins noble que ne le serait un texte académique. L’exemple des cartes qui circulent, en tant que marchandises, le long des itinéraires de la Route de la soie, incite à réfléchir davantage, et avec plus de nuances, sur ces points. Un problème est posé par le fait qu’il n’existe aucun autre exemple connu de telle circulation. Lorsque les occidentaux ont abordé par bateaux des rivages nouveaux (en Amérique, en Océanie) ils n’ont pas trouvé de cartes sur place. Lorsqu’ils sont arrivés par la mer au Japon, ils n’ont pas davantage trouvé de cartes « marines ». Les cartes « terrestres » qui circulent le long de la Route de la soie peuvent donc être considérées comme un fait singulier jamais reproduit par ailleurs : des cartes circulent et valent, en tant qu’images, à la fois comme source de décor et comme information scientifique. La réflexion scientifique qui les aborde doit donc s’attacher à comprendre comment un savoir géographique se transmet en dehors du texte et du récit. Comment un savoir géographique peut-il s’interpréter comme image ? De façon plus générale, le problème posé est celui du statut de l’image comme vecteur de connaissances dans la transmission scientifique entre cultures qui ne se lisent pas les unes les autres, faute d’un alphabet commun. L’ouvrage ne répond pas à toutes ces questions de façon également approfondie. À vrai dire, il laisse la plupart d’entre elles comme des ouvertures à exploiter dans de futures recherches.
L’ouvrage se termine donc sur un constat et un vœu : il se pose comme une introduction à des études plus précises, plus vastes dans leur aire géographique et leur étendue chronologique. De la part des auteurs cette modestie est lucide : ils savent que le corpus qu’ils étudient est incomplet et pas nécessairement représentatif de l’ensemble des cartes ayant été, à un moment ou à un autre, échangées sur la Route de la soie. Elle est aussi très humble parce que leur ouvrage est véritablement remarquable. Certaines communications sont, certes, moins denses que d’autres, certains développements moins argumentés, mais, dans l’ensemble, le champ exploré est totalement nouveau et les informations données sont utiles, claires, faciles à consulter. C’est presque une base de données iconographique. L’index des lieux mentionnés sur les cartes est très complet, les bibliographies sont riches, un appendice donne les équivalents des toponymes dans plusieurs langues… Le travail d’érudition est énorme.
Cet ouvrage est donc un moment fort dans la constitution d’un corpus de données qui permettront une réflexion sur les relations entre l’interculturalité et les objets graphiques qui la rendent visible.
Philippe Forêt et Andréas Kaplony (dir.), The Journey of Maps and Images on the Silk Road, Leiden, Brill, 2008.