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Serendipity.

(Cart)origami.

La carte-monde de Buckminster Fuller.

Image1Dans les cursus universitaires de géographie, la question de la projection est un poncif des cours de cartographie. Le propos consiste en général en la présentation des différents systèmes de projection, quelques schémas à l’appui, et l’on n’en parle plus. Il est vrai que l’affaire est compliquée, pour qui n’a pas quelques solides notions de géométrie. Le ton est donc plutôt à l’évitement : c’est fondamental, donc indiscutable, bref, l’objet d’une question de cours.

Voir la projection sous cet angle n’a toutefois que bien peu d’intérêt pour qui veut dresser une carte. Car la question de la projection n’est en fait qu’une formulation particulière d’un problème plus général, qui concerne l’idée qu’exprime l’image cartographique, et éventuellement les conséquences pratiques qui découlent de cette idée fondatrice. Elle peut renvoyer à un usage spécifique, celui de la mesure exacte et précise par exemple. C’est ainsi qu’ont été développées des projections mathématiques d’une sphère sur un plan, dont les propriétés géométriques permettaient d’effectuer sur la carte certains types de mesure, de distance, d’angle, ou de superficie. Les cartes marines tirent par exemple leur utilité du fait qu’un cap constant s’y trouve représenté par une ligne droite, et ceci quoique cette ligne droite ne corresponde pas au trajet le plus court entre les deux points qu’elle relie.

Mais d’autres principes d’utilité ont été envisagés. Celui, par exemple, de représenter correctement les superficies, de façon à ce qu’elles soient comparables d’un endroit à l’autre de la carte. On comprend alors la fonction d’une telle projection dans les processus de partage du Monde « sur plan », à une époque à laquelle la « quantité de territoire » — l’étendue — pouvait correspondre socialement à la quantité d’espace [1].

Si l’on pousse le raisonnement, il vient que la projection mathématique n’est ni la seule façon ni toujours la meilleure d’obtenir une image de l’espace qui satisfasse un critère de représentation donné. Les cartogrammes sont ainsi une façon de représenter un espace en tenant compte du fait qu’il est plus qu’une étendue, c’est-à-dire plus qu’une collection de points de référence séparés par des distances, mais qu’il est bien plutôt le produit d’un système d’acteurs localisés. Le nombre de ces acteurs peut alors servir à donner plus ou moins d’importance graphique à l’espace qu’ils produisent, ce qui aboutit par exemple à la production d’un fond de carte dont les unités élémentaires ont une surface proportionnelle à leur population.

Choisir une projection mathématique suppose donc de choisir d’abord une image globale de l’espace que l’on veut représenter, image fondée sur une idée, voire un usage, et à laquelle seront associées des propriétés géométriques connues.

Le cas de la projection inventée par le mathématicien Richard Buckminster Fuller s’inscrit dans ce schéma, tout en l’enrichissant d’une sorte de troisième voie. L’image du Monde qu’il a proposé en 1954, et sur laquelle il avait commencé à travailler à partir de 1927, tout en en donnant une vision un peu curieuse et pour le moins inhabituelle, n’en est pas moins conceptuellement simple et fonctionnellement efficace.

Quel est son secret ? Un principe simple gouverne la fabrication de cette carte : répartir la déformation induite par une projection classique sur un ensemble d’éléments dissociables, mais qui puissent être juxtaposés pour composer une carte plane. La solution d’un tel problème passe par le dépliage. Il suffit en effet d’emballer le globe dans un volume développable [2] qui en épouse la forme d’assez près, de projeter ensuite la sphère sur la surface de ce volume, puis de le déplier. Le volume choisi par Fuller est l’icosaèdre, composé de 20 triangles équilatéraux.

Ainsi, à chaque triangle correspond une carte, indépendante de celle des autres triangles. Le cartographe doit alors effectuer deux choix : 1) déterminer le calage de l’icosaèdre par rapport à la sphère, 2) décider des arrêtes qui seront découpées pour déplier le volume et le mettre à plat.

Une des caractéristiques importantes de cette projection est que sa mise au point mathématique s’est fondée sur un objectif relatif, exprimable sous la forme d’une sorte de rendement : minimiser la déformation des continents évaluée sur la base d’un critère d’appréciation visuelle. Sur la carte de Fuller, la forme et la surface des continents est reproduite de manière à donner l’illusion visuelle qu’ils ne sont pas déformés. Le raisonnement est ici un peu spécieux, car personne n’a jamais vu ni ne verra jamais la forme exacte des continents, puisque la seule forme qui soit exacte est celle qu’ils ont sur le globe terrestre, et que la vision humaine n’en capte l’image que par une projection plane… Buckminster Fuller, prétendant montrer à la fois le devant et le derrière des choses, est au moins à ce titre le premier — et pour l’instant le dernier — cartographe cubiste.

Ce faisant, tout en utilisant une projection mathématique, Fuller ne cède pas à l’absolu mathématique d’une projection « conforme » (qui respecte les angles) ou « équivalente » (qui respecte les surfaces). Il choisit de maximiser le bénéfice de la transformation mathématique pour maximiser la vraisemblance de l’image, et permettre des comparaisons surfaciques socialement valides, car fondées sur des déformations acceptables car imperceptibles.

On notera toutefois qu’un élément essentiel de la carte de Fuller en est le contour. Le refus du rectangle ou de l’ellipse, voire du cercle, est à la fois ce qui fonde la projection, mais aussi ce qui en conditionne l’usage, et en détermine la version, selon que l’on décide, lors du dépliage, de favoriser telle ou telle proximité géographique. Le Monde est ici contenu dans une enceinte. La franchir c’est sortir du Monde. Mais il est en revanche possible de choisir un monde plutôt qu’un autre, en recomposant le puzzle des triangles, séparant ici et réunissant là [3].

Ceci étant dit, on peut aujourd’hui lire toutes sortes d’exégèses de l’œuvre de Buckminster Fuller, génie de son temps, y compris au sujet de sa projection. Le calage de l’icosaèdre et son dépliage auraient ainsi été pensés de manière à ne « déchirer » aucun continent, et à donner ainsi l’impression d’une unité du Monde, celui-ci figurant comme une sorte d’île au milieu d’un océan : l’unité du genre humain représenté par l’unité graphique des « terres émergées » ; vieille expression, vieille idée… Fuller était sans doute suffisamment visionnaire pour avoir élaboré une telle construction longtemps avant que l’on parle de mondialisation. Mais la carte présentée ici, c’est-à-dire la représentation d’un fond « écologique » par le biais de la projection unitaire de Fuller, est l’œuvre de généreux épigones, réunis au sein de la fondation, le Buckminster Fuller Institute, qui ont à cœur de remettre au goût du jour les intuitions visionnaires du maître. L’idée cartographique et belle est mérite qu’on la déplie, comme on déplie les origamis pour tenter, souvent en vain, de savoir comment ils sont faits. Voici, plus qu’une carte du Monde, la carte changeante de(s) l’Espace(s)-monde : la carte-monde, pour la société-monde [4].

Image : © 2002 Buckminster Fuller Institute and Jim Knighton. Coordinate transformation software written by Robert W. Gray and modified by Jim Knighton. Avec nos remerciements; many thanks for the copyright.

Abstract

Dans les cursus universitaires de géographie, la question de la projection est un poncif des cours de cartographie. Le propos consiste en général en la présentation des différents systèmes de projection, quelques schémas à l’appui, et l’on n’en parle plus. Il est vrai que l’affaire est compliquée, pour qui n’a pas quelques solides notions de ...

Bibliography

Un certain nombre de question abordées dans ce texte sont traitées dans Jacques Lévy, Emmanuelle Tricoire, Patrick Poncet, La carte, enjeu contemporain, La documentation photographique, Dossier n°8036, La documentation française, Paris, 2004. Sur les questions de choix en matière de cartographie et de projection, on lira plus particulièrement l’introduction ainsi que les fiches p. 34-35, p. 40-41, p. 56-57.

Notes

[1] Voir au sujet de la taille des espaces notre article : Patrick Poncet, « Australie, petit espace. », Travaux de l’institut de géographie de Reims, n°113-114 (Frontières, limites, et continuité), p. 95-110.

[2] Un volume est dit « développable » si, au contraire d’une sphère, il peut être mis à plat sans déformation (mais la découpe est autorisée) ; c’est le cas d’un cube, par exemple.

[3] À ce titre, le fond de carte proposé par la cartothèque en ligne de Sciences-Po selon la projection de Buckminster Fuller, quoique proposant un assemblage original, est oublieux du contour, pourtant essentiel. Aucune mesure de distances, même approximative, n’est en effet valable « à traverse » les zones hors de ce contour, zones qui ne sont pas simplement « distendues », comme sur une carte rectangulaire. Il y manque en outre l’Antarctique.

[4] Jacques Lévy a largement développé ces notions dans Marie-Françoise Durand, Jacques Lévy et Denis Retaillé, Le Monde, espaces et systèmes, Pfnsp, Paris, 1993, 597 p.

Authors

Patrick Poncet

Chercheur en sciences sociales, membre de l’équipe Mobilités, Itinéraires, Territoires (Paris 7) et du réseau VillEurope. Spécialisé dans l’étude de l’espace des sociétés, il est l’auteur d’une thèse intitulée L’Australie du tourisme ou la société de conservation, à propos des configurations et des processus géographiques de la conservation. Il est actuellement Ater à l’Université de Rennes 2 en géographie. Il fait partie de la Rédaction d’EspacesTemps.net, au sein de laquelle il est responsable de la Carte du mois.

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