Une théorie de la pratique à l’épreuve de la géographie.
Dans un contexte de circulation généralisée des concepts entre les différentes disciplines des sciences sociales d’une part, et, d’autre part, d’importance grandissante de la prise en compte des dimensions spatiales des théories sociales depuis une trentaine d’années — appelé parfois « spatial turn » (Soja 1989) ou « tournant géographique » (Lévy 1999) — l’insertion des multiples spatialités dans les théories de la pratique reste un enjeu heuristique important (Stock et Jonas 2015). Parmi celles-ci, la théorie de la pratique de Pierre Bourdieu (Bourdieu 1972 ; 1994) est une référence incontournable notamment pour sa capacité à intégrer une herméneutique des sociétés, à travers leurs multiples référents, savoirs et symbolisations au sein d’une explicitation du pouvoir et des rapports de domination. Le concept de « capital » occupe une place centrale dans cet écosystème théorique (Bourdieu 1980 ; 1997 ; 2016) pour y désigner la capacité différentielle d’« agents » [1] à agir (et d’être agis) dans des configurations singulières appelées « champs ». Édifice fascinant protégé par de multiples stratégies rhétoriques, cette théorie a été soumise à de nombreuses critiques, portant notamment sur l’échelle et la frontière (la société de référence est un État-nation centralisé avec une configuration singulière, la France), sur le manque de prise en compte de la multipositionnalité des acteurs (Lahire 1998) ou l’incapacité à appréhender la mondialisation des champs sociaux (Kauppi 2018).
Absente du système bourdieusien [2], la notion de « capital spatial » a été proposée comme un complément par Jacques Lévy, considérant les ressources d’ordre spatial dont les individus disposent pour engager leurs actions (Lévy 1994 ; 2003). Pouvant être considéré comme un coup de force théorique, ce concept soulève questions et critiques. Certains auteurs ont dénoncé l’aporie conceptuelle de l’isolement du spatial par rapport aux autres formes de pouvoir (Ripoll et Veschambre 2005 ; Ripoll et Tissot 2010). Notamment, à travers un travail généalogique approfondi sur différentes notions (capital spatial, d’habitat, de position, de situation, de mobilité, etc.), Fabrice Ripoll (2019) soulève quatre questions importantes [3] pour conclure, après discussion, que le capital spatial n’est pas un concept pertinent.
Nous défendons une thèse opposée : le concept de capital spatial est nécessaire, car il permet de rassembler de nouveaux phénomènes ignorés sans lui — i.e. des spatialités quelles qu’elles soient : localisation, mobilité, limite, distance, accessibilité, proximité, qualité du lieu, etc. — que les acteurs individuels ou collectifs engagent dans différents champs sociaux. Il s’agit d’éléments d’ordre spatial qui, reconnaissables et valorisables (ou non) dans des champs sociaux multiples ou spécifiques, peuvent exister sous formes variables, et procurent des avantages ou des limites, un pouvoir d’agir (ou non), mais sont en même temps enjeux de lutte.
Ce texte vise à étayer cette thèse en soulevant sept enjeux à considérer si l’on veut construire un modèle du capital et du champ qui intègre les dimensions spatiales de façon cohérente et consistante. Ces enjeux correspondent 1) à la notion de capital elle-même, 2) au nombre et aux types de capitaux, 3) à l’agencement théorique des capitaux, 4) à la conception de l’espace dans ce modèle théorique, 5) à l’articulation du capital et du champ social, 6) au type d’agent engageant du capital et 7) à l’enjeu épistémologique des objectifs cognitifs différents entre sociologie et géographie. Le but de cet article est de montrer en quoi le concept de « capital spatial » est pertinent, spécifiquement dans la compréhension des spatialités humaines, et plus largement dans une contribution géographique à la théorie de la pratique [4].
1. L’enjeu de l’intérêt du concept de « capital spatial ».
Le premier enjeu concerne la notion même de « capital » défini comme pouvoir : « Les espèces du capital, à la façon des atouts dans un jeu, sont des pouvoirs qui définissent les chances de profit dans un champ déterminé (en fait, à chaque champ ou sous-champ correspond une espèce de capital particulière, qui a cours, comme pouvoir et comme enjeu, dans ce champ) » (Bourdieu 1984a, p. 3, souligné par nous). L’avantage que réalise Bourdieu (1972) dans l’usage du terme réside, entre autres, dans la mesure du volume et de la structure d’un capital que les acteurs peuvent engager dans leurs pratiques en lien avec des configurations sociales spécifiques (appelé « champ »), donc une analyse plus fine du pouvoir que d’autres théories sociales.
Pierre Bourdieu introduit, à côté du capital économique défini comme pouvoir financier, deux autres espèces de capital : un capital social ou relationnel — défini comme « ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’interreconnaissance » (Bourdieu 1980, p. 2) —, et un capital culturel qui n’est défini que par extension : « le capital culturel peut exister sous trois formes : à l’état incorporé, c’est-à -dire sous la forme de dispositions durables de l’organisme ; à l’état objectivé, sous la forme de biens culturels, tableaux, livres, dictionnaires, instruments, machines, qui sont la trace ou la réalisation de théories ou de critiques de ces théories, de problématiques, etc. ; et enfin à l’état institutionnalisé, forme d’objectivation qu’il faut mettre à part parce que, comme on le voit avec le titre scolaire, elle confère au capital culturel qu’elle est censée garantir des propriétés tout à fait originales » (Bourdieu 1979, p. 3, souligné dans l’original). Ces trois capitaux sont traversés par une quatrième forme, le capital symbolique défini comme « n’importe quelle propriété (n’importe quelle espèce de capital, physique, économique, culturel, social) lorsqu’elle est perçue par des agents sociaux dont les catégories de perception sont telles qu’ils sont en mesure de la connaître (de l’apercevoir) et de la reconnaître, de lui accorder valeur » (Bourdieu 1994, p. 116). Ces capitaux peuvent être accumulés et reproduits. Au fond, une « théorie du capital » part de la valeur accordée par la société à des propriétés sociales ou naturelles qui fonctionne alors comme du capital (Champagne 2020). La mobilisation de ces capitaux permet aux acteurs d’exercer un pouvoir ou de les convertir en d’autres capitaux.
Une première difficulté dans cette discussion vient du fait que les capitaux de Bourdieu sont protéiformes et évolutifs, les concepts étant différemment définis ou transformés au cours du temps. Ainsi, le « capital symbolique » concerne d’abord (Bourdieu 1994, p. 116) les conditions de cognition et valorisation — comme dimension nécessaire de toute espèce de capital —, pour être plus tard réduit au « prestige » (Bourdieu 1997, p. 285) [5]. Par ailleurs, le « capital culturel » devient un « capital informationnel » défini comme « ensemble de savoirs, de savoir-faire, de structures de perception ; un agent social est équipé à la fois de savoirs et de structures de perception des savoirs et des savoir-faire » (Bourdieu 2016, p. 805). Cela soulève un problème fondamental dans la discussion sur le capital spatial : quel degré de complexité est pris en charge ? A quel Bourdieu fait-on référence [6] ? Les contributions sur le capital spatial en géographie ne se posent jusqu’ici pas la question, mais font comme si les capitaux étaient définis une fois pour toutes. Il devient du même coup difficile de récuser la notion de capital spatial au nom d’un modèle immuable.
Si l’on peut critiquer sa connotation trop économiciste, la notion de capital a surtout comme intérêt de porter un principe d’accumulation, que ne contient pas la notion de pouvoir. On retrouve bien cette idée dans la définition du capital spatial par Jacques Lévy comme « ensemble des ressources, accumulées par un acteur, lui permettant de tirer avantage en fonction de sa stratégie, de l’usage de la dimension spatiale de la société » (Lévy 2003, p. 124, souligné par nous). L’auteur en distingue deux éléments constitutifs : « un patrimoine de lieux, de territoires, de réseaux “appropriés” […] et une compétence pour les gérer ou pour en « acquérir » d’autres » (Lévy 2003, p. 124). L’enjeu réside donc dans la reconstruction de ces processus d’accumulation : qu’est-ce qui peut s’accumuler dans un capital spatial qui ne serait pas du ressort d’autres formes de pouvoir ? En reprenant la distinction entre états incorporé, institutionnalisé et objectivé des formes de capital, la discussion pourrait porter sur les avantages positionnels et de mobilité, mais aussi sur la maîtrise d’environnements spécifiques (montagne, ville, forêt, mer, désert) accumulables. Le processus d’accumulation d’un capital spatial s’observerait donc à la fois dans les dispositions corporelles durables, matérielles et juridiques. Par exemple, l’accumulation de compétences (cf. Lucas 2019a ; b ; 2022) permet la valorisation d’un atout d’ordre spatial de type incorporé dans le champ touristique.
Travailler avec la notion de capital spatial implique l’hypothèse qu’à niveau de capitaux (économique, social, culturel) équivalents, le capital spatial fait une différence dans le placement dans un champ donné : les individus n’ont pas la même capacité à gérer des enjeux d’ordre spatial tels que les emplacements, déplacements, cheminements, franchissements. Le premier enjeu lié au concept de « capital spatial » est donc de savoir si les acteurs peuvent maîtriser l’espace des champs sociaux à l’aide des seuls capitaux économique, social, culturel et symbolique ou bien s’il faut aussi un capital spatial. Une acception élargie du concept de capital spatial [7] connoterait non seulement la lente capitalisation d’expériences spatiales et de compétences (donc incorporées), mais aussi d’avantages positionnels et de mobilité institutionnalisés et matériels. L’enjeu consiste aussi en un positionnement clair du concept dans ses connotations comme pouvoir accumulé qui va au-delà des compétences.
2. L’enjeu de l’espèce : type et nombre de capitaux.
Le deuxième enjeu du « capital spatial » concerne moins celui de son intérêt que de son statut, qui renvoie au problème plus général du type et du nombre de capitaux. Certains auteurs ont déploré une démultiplication de capitaux, s’interrogeant sur ce qu’« éclaire un concept aux trente variantes » (Neveu 2013). Pourtant, cela correspond à la conception même du capital : « il y a autant de formes de pouvoir (ou de capital) qu’il y a de champs […] chaque champ “activant” un ensemble particulier de propriétés, en établissant les propriétés pertinentes, c’est-à -dire efficientes » (Bourdieu 2011, p. 128). Si on peut comprendre le souci de faire correspondre les nécessités d’un champ particulier à des atouts particuliers — à un juriste un capital juridique, à un écrivain un capital littéraire, à un élève un capital scolaire, à un scientifique un capital scientifique etc. — la notion de « capital » risque de perdre de sa force théorico-empirique [8]. Appeler n’importe quel pouvoir « capital » incite les chercheurs à identifier, dans une société-Monde caractérisée par un processus de différenciation accrue, des centaines de formes de capitaux en lien avec autant de champs.
Dans sa discussion du capital spatial, Ripoll (2019) suit Neveu (2013) dans sa critique et soulève la question de savoir si « chacune de ces expressions peut légitimement prétendre à désigner quelque chose comme du capital » (Ripoll 2019, p. 290) [9]. Selon nous, l’enjeu consiste d’une part à identifier un certain nombre de capitaux de façon claire et pertinente et, d’autre part, le pouvoir que les individus engageraient en jouant de différentes dimensions spatiales qui se placeraient dans un sens non-trivial dans un champ particulier ou dans l’ensemble des champs sociaux. Cet enjeu est directement articulé à celui du type de capital. Pierre Bourdieu est aussi à l’origine de la multiplicité des natures possibles du « capital » puisqu’il en identifie quatre formes : 1) fondamentales (économique, culturel, social, symbolique), qui désignent « des cartes qui sont valables, efficientes, dans tous les champs mais dont la valeur relative en tant qu’atouts varie selon les champs et même selon les états successifs d’un même champ » (Bourdieu 1992a, p. 74) ; 2) spécifiques (Bourdieu évoque un capital « scolaire », « littéraire » ou « juridique »), qui ne valent qu’« en relation avec un certain champ, donc dans les limites de ce champ, et qui n’est convertible en une autre espèce de capital que sous certaines conditions » (Bourdieu 1984b, p. 114) ; 3) sous-espèces, comme le fait de « connaître le grec » ou « le calcul intégral », explicitement considérés comme des capitaux (Bourdieu 1992a, p. 75) ; 4) Des états (incorporé, objectivé, institutionnalisé) du capital, notamment développés à propos du capital culturel (Bourdieu 1979). Pour le capital spatial, la question serait de savoir si la dimension spatiale relève 1) d’une espèce fondamentale, 2) d’une espèce spécifique, 3) d’une sous-espèce ou 4) d’un état d’un capital. De multiples solutions existent quant au pouvoir heuristique du concept de capital spatial selon sa forme :
1) En tant qu’« espèce fondamentale », le capital spatial peut désigner la condition d’accéder à un capital culturel et un capital scolaire, par exemple dans sa forme de localisation résidentielle [10]. Ainsi, il est le résultat de la transformation d’un capital économique en avantage de localisation. Celui-ci a aussi une dimension symbolique : en tant que valeur de l’adresse — « Champs-Elysées » ou « Sarcelles » — l’effet symbolique issu du capital économique active et fait exister l’acteur sur une scène symbolique grâce à la localisation (le logement étant aussi un bien symbolique).
2) Comme « espèce spécifique », le capital spatial serait un atout intervenant dans un champ particulier (territorial ou de mobilités par exemple). Il y aurait donc adéquation entre un champ et les atouts que l’acteur est capable de mobiliser, mais cela soulève la question de l’espace comme « champ », voire de l’existence d’un « champ territorial » (cf. Bourdieu 1990 et point 5 infra).
3) En tant que « sous-espèce », le capital spatial serait un atout mineur qui ferait une différence dans la lutte pour la réputation, l’accès aux ressources, etc. En concevant la variation spatiale des différentes formes de capital (Neveu 2013), aucune forme de capital ne se joue sans insertion dans un réseau de relation localisé. Ainsi, les dimensions spatiales participent de cette combinatoire de capitaux, et le concept de capital spatial permettrait de préciser l’aire géographique de validité du pouvoir d’agir. Le « capital d’autochtonie » (Renahy 2010) comme valorisation d’un lieu singulier s’inscrirait dans cette perspective.
4) On pourrait, enfin, distinguer différents états : la matérialisation d’un avantage de localisation (logement dans le centre ou dans les « beaux quartiers ») ou d’un avantage de mobilité (disposer de toute la palette de moyens de transports allant du vélo à l’avion privé) désigne l’état objectivé ; dans sa forme du savoir et du savoir-faire, le capital spatial existe dans un état incorporé. Dans sa forme politique liée à la nationalité de l’acteur, le détenteur d’un passeport à haut potentiel de mobilité (Mau et al. 2015) dispose d’un capital spatial pour voyager : il s’agirait d’un état institutionnalisé.
L’un des enjeux du débat autour du capital spatial consiste donc à indiquer précisément à quel niveau on situe le concept. Cette discussion soulève deux autres questions : quelle valeur accorder à l’enjeu spatial dans l’émergence et le fonctionnement des champs sociaux et quelle serait l’articulation éventuelle du capital spatial avec les autres capitaux ?
3. L’enjeu de l’agencement théorique.
Dans la discussion sur le capital spatial (Lévy 1994 ; Veschambre 2006 ; Ripoll 2019), les différentes formes de capital sont présentées comme relativement autonomes bien que reliées entre elles par des « conversions » possibles. Or, l’agencement du modèle théorique est plus complexe. Le troisième enjeu consiste en une reconstruction minutieuse des multiples liens d’interdépendance entre capitaux, totalement absente des contributions autour du capital spatial jusqu’ici. La tâche est ardue, car Bourdieu modifie au cours du temps l’appellation des différentes formes de capital au point de n’articuler finalement que « deux formes fondamentales de capital qui, ensuite, se spécifient : le capital économique et le capital culturel que j’ai rebaptisé “capital informationnel” » (Bourdieu 2016, p. 726). Une réflexion doit être menée sur les espèces fondamentales de capital qui ne semblent pas être si figées que cela et qui rejoint le problème du nombre de capitaux.
Par rapport à l’inflation de capitaux, Erik Neveu propose un agencement alternatif à l’architecture théorique initiale de Bourdieu pour distinguer « trois niveaux analytiques » du capital : 1) les « trois plus un » espèces fondamentales (économique, culturel, social/symbolique) ; 2) les états institutionnels, objectivés, corporels du capital ; 3) les variations spatiales comme atout mineur (Neveu 2013, p. 355). Il conclut ainsi que « toutes les espèces de “capitaux” plus singulières […] ne sont fondamentalement rien d’autre que des combinaisons propres à un champ, mais des combinaisons équivalentes à des molécules qui ne peuvent être faites d’autre chose que des “trois plus un” capitaux fondamentaux, compliqués de la prise en compte de leurs “états” et sous-espèces » (Neveu 2013, p. 356, souligné par nous). De façon intéressante, la dimension spatiale est conçue comme une variation spécifique, en fonction des localités, des espèces fondamentales, mais non pas d’une espèce de capital elle-même : « Ces sous-espèces peuvent enfin renvoyer à des variations propres aux modalités localisées de structuration d’un des capitaux fondamentaux. Jean-Noël Retière montre bien que le « capital d’autochtonie » est une variante spatialisée du capital social dont il éclaire les formes en milieu populaire… ce qui ne saurait exclure […] qu’il puisse exister un capital d’autochtonie bourgeois dans les beaux quartiers. » (Neveu 2013, p. 355-356, souligné par nous)
L’auteur propose in fine de se départir du découpage bourdieusien pour ne plus s’embarrasser du lien entre champs et capitaux spécifiques, mais de les considérer comme « combinatoires » des trois espèces fondamentales (Neveu 2013, p. 345). Du point de vue du problème du capital spatial, cela permettrait d’identifier les variations spatiales des trois espèces de capitaux en raccordant sa discussion à celle du capital d’autochtonie qu’il considère comme une variante locale du capital social. L’espace prend alors le statut d’une « déictique » (Passeron 1991), d’un référent spatial simplement indicatif et contextualisant.
Dans une interprétation différente à Neveu mais aussi à Bourdieu, Jean-Louis Fabiani (2016) distingue différentes qualités de lien entre les formes de capital : une logique d’activation, une logique d’interférence et une logique de transformation. Pour lui, les différentes formes de capital ne sont pas équivalentes, certaines présentes à l’état incorporé (capital culturel) et d’autres non ; l’un (capital scolaire) est subordonné en même temps qu’il est un état institutionnalisé d’un autre (capital culturel) ; certaines permettent la reconnaissance (capital symbolique), d’autres ne sont activables (capital social) qu’en lien avec le capital économique et culturel [11].
Cette analyse de l’interaction entre différentes formes de capital est totalement absente du débat autour du capital spatial, comme si les différentes formes de capital étaient équivalentes et sans interactions. Si l’on suit cette lecture de Fabiani (2016), l’un des enjeux consisterait à identifier la logique derrière le capital spatial : transformation, activation ou interférence ?
Ainsi, placer les dimensions spatiales ne va pas de soi, car l’état même de la théorie du capital et du champ nécessite une compréhension plus approfondie et plus précise que l’état de la discussion autour du capital spatial jusqu’ici a été capable de proposer. L’enjeu de l’agencement théorique paraît un préalable indispensable si l’on veut engager un débat sur le bienfondé du capital spatial, car il détermine la manière dont est conçue l’intégration de la dimension spatiale dans le modèle du capital [12].
4. L’enjeu spatial : quelle conception de l’espace pour le capital spatial ?
Dans ce débat sur le « capital spatial », c’est la conception du « spatial » qui semble être l’enjeu le plus problématique. Certains auteurs refusent le terme « capital spatial » au motif du dualisme espace et société : « quel que soit le signifié choisi (le contenu conféré à l’expression), quelle que soit donc la réponse à la question de savoir si ce qui est désigné peut être considéré comme une forme de capital ou pas, c’est le signifiant “capital spatial” qui doit sans doute être évité si l’on considère que la géographie doit adopter une approche dimensionnelle de l’espace qui soit conséquente, c’est-à -dire qui refuse le dualisme qui fait de l’espace et de la société (du social et du spatial) deux réalités séparées » (Ripoll 2019, p. 300). Ce dualisme est toutefois une fiction ; il n’existe plus dans les théories spatiales contemporaines de séparation substantialiste entre espace et société : ces concepts relationnels désignent des dimensions différentes, le concept d’espace désignant les dimensions spatiales des sociétés humaines [13].
Il s’agit là , selon nous, d’une mésinterprétation fondamentale qui se fonde sur l’idée suivante : utiliser le terme « spatial » ou « espace » serait en contradiction avec une perspective dimensionnelle et amènerait une conception de l’espace et la société comme deux objets distincts, qui mènerait à une conception dichotomique. Or, le concept d’espace a acquis ces cinquante dernières années une signification toujours-déjà sociétale et multi-dimensionnelle : il se réfère au paysage (Cosgrove 1984), au lieu pour lequel des acteurs différents développent des significations et interprétations variables (Relph 1986), au milieu humain (Berque 2000), à l’organisation spatiale de la société (Brunet 2001), à l’agencement des relations sociales (Massey 2005), à la localisation disputée d’entreprises ou d’individus luttant contre la gentrification et le droit à la centralité (Clerval 2008), à la distance entre éléments du monde social (Lévy 2013), au territoire comme espace dont l’accès est contrôlé et imaginé (Debarbieux 2015), etc. Dans toutes ces conceptions, l’espace est par définition « sociétal » au sens où il est articulé aux processus culturels, sociaux, économiques, politiques. On distingue dorénavant des conceptions d’espace absolu, relatif et relationnel (Lefebvre 1974 ; Lévy 1994 ; Werlen 1993 ; Harvey 2002 ; Löw 2015), toutes articulées aux pratiques sociales.
L’espace comme dimension des sociétés est ainsi conçu comme étant toujours-déjà d’ordre social [14], il n’y a pas d’opposition possible entre ces deux dimensions, tout comme l’individu ne s’oppose pas à la société : l’espace en est une dimension, comme les dimensions individuelle, sociale, temporelle et symbolique, pour reprendre le modèle penta-dimensionnel de Norbert Elias (1996). Penser la société d’un côté et l’espace de l’autre est une vision que la géographie a fini par abandonner au profit d’une conception de l’espace comme concept d’un haut niveau de synthèse (Elias 1996) qui subsume un grand nombre d’opérations telles que : localisation, distance, limite, paysage, qualité de lieu, territoire, réseau etc. (Stock 2007). Voire, le développement d’une théorie de la pratique où les différentes dimensions spatiales sont conçues comme valorisations et enjeux différenciés (Lussault et Stock 2010 ; Stock 2015). Ainsi, lorsque le terme « spatial » est utilisé dans la théorie géographique, il signifie constitution ou production sociale de l’espace, ou spatialité au sens d’une valorisation sociale d’éléments d’ordre spatial. Il correspond à une ressource ou contrainte possible issue d’un certain rapport à l’espace, et non pas à l’espace en tant que tel. D’ailleurs, le terme « spatialité » plus qu’« espace » rendrait davantage compte de ces rapports sociétaux à l’espace tout comme le capital spatial est moins un capital d’espace qu’un capital de spatialité [15].
Malgré cette clarification théorique des vingt dernières années, les blocages et erreurs subsistent, exemplifiés dans la citation suivante : « Ajouter et donc distinguer une espèce de capital, présentée comme nouvelle, qui serait par définition “proprement spatiale”, laisse entendre que l’espace est à la fois isolable mais aussi, réciproquement, totalement absent des autres espèces de capitaux (économique, culturel, symbolique…) — ce qui est un non-sens quand on prône une approche dimensionnelle de l’espace, et difficilement tenable jusqu’au bout quand on y réfléchit sérieusement » (Ripoll 2019, p. 300). Cette phrase fait montre d’une incompréhension des débats théoriques autour de l’espace et des spatialités [16]. Une vision relationnelle de l’espace permet justement d’étudier les dimensions spécifiques (localisation, limite, extension, distance, territoire, réseau, accessibilité, etc.) que les acteurs sont capables de mobiliser en lien avec d’autres pouvoirs. La maîtrise de l’accessibilité comme l’une des dimensions spatiales identifiables, mais non isolées, est, par exemple, l’un des atouts relatifs que permet synthétiser le concept de capital de mobilité (Ceriani-Sebregondi 2007 ; Kaufmann et al. 2004). Loin d’être une impossibilité théorique, le concept « capital spatial » peut ainsi désigner la dimension spatiale des différents pouvoirs et capacité d’action.
La question de savoir « comment faire pour intégrer la dimension spatiale dans la conceptualisation des capitaux de façon satisfaisante, et notamment sans faire de “l’espace” ou du “spatial” une réalité substantialisée et séparée du monde social ? » (Ripoll 2019, p. 290) induit donc un raisonnement erroné. L’espace n’est « substantialisé » que dans son ontologie substantialiste ; les ontologies relationnelles ne conçoivent pas l’espace comme substance, mais moyen de cognition et rapport à la corporéité. Afin de reconstruire les multiples interprétations, stratégies, et pratiques possibles par des types d’acteur très variables, les sciences sociales travaillent aujourd’hui avec un concept d’« espace relationnel ». Ainsi, une ontologie relationnelle a pris le pas sur une ontologie substantialiste de l’espace depuis une quarantaine d’années en géographie et en sciences humaines et sociales (Lefebvre 1974 ; Lévy 1994 ; Werlen 1993 ; Elias 1996 ; Massey 2005 ; Lussault 2007 ; Löw 2015). Le concept d’espace est relationnel au sens où ce sont les rapports différenciés qui valorisent des distances, lieux, agencements de façon variable pour différents types d’acteurs.
La construction sociale de l’espace et la constitution spatiale des sociétés sont étudiées avec une approche relationnelle de l’espace. Parler de capital spatial n’amène pas à un dualisme, car les dimensions spatiales sont intégrées dans le fonctionnement des différentes configurations des sociétés. Le concept de capital spatial est d’emblée relationnel, car il valorise un certain rapport à l’espace, et d’emblée sociétal, car lié à un certain champ. Il peut être conçu comme une capacité d’action avec et par les différentes dimensions spatiales, et ne pose pas de problème théorique particulier comparé aux autres capitaux.
L’enjeu réside donc dans la conception des dimensions spatiales qui informent un type de capital. Quelles peuvent être ces dimensions spatiales des multiples formes de capital ? Chaque dimension spatiale (localisation, distance, limite, paysage, qualité de lieu, territoire, réseau, etc.) conçue comme rapports à l’espace (spatialité) pourrait-elle être envisagée comme autant d’atouts, activés ou activant d’autres atouts ?
5. L’enjeu du champ : quelle articulation avec le capital spatial ?
Selon Bourdieu, la question du capital est indissociable de la différenciation des sociétés humaines en termes de champs : chaque jeu social nécessite ses atouts propres, les espèces spécifiques de capital correspondent aux enjeux et intérêts du champs considéré. Ainsi, dans l’écosystème théorique bourdieusien, le concept de « capital » est relationnel, c’est-à -dire qu’il n’existe et ne fonctionne qu’en relation avec un champ : il y a une « interdépendance entre la notion de champ et la notion d’espèce de capital. […] une espèce de capital se définit dans sa relation avec un champ particulier : il n’y a de capital que spécifique. En termes simples, on pourrait dire que le capital spécifique d’un champ est ce qui marche dans ce champ. En termes plus directs encore, c’est “ce qui paie” dans un champ, ce qu’il faut avoir pour appartenir réellement à un champ. » (Bourdieu 2016, p. 416) Le concept de champ permet de concevoir une configuration sociale organisée par des forces que forment les interdépendances et pouvoirs asymétriques des capitaux.
Appréhender le social comme une multiplicité de champs permet de souligner que les enjeux entre différentes figurations et intérêts sont incommensurables : le champ littéraire par rapport au champ touristique, celui du surf par rapport à la mode. De fait, Bourdieu opère des agencements à échelles variables et de champs interdépendants : le champ de production culturelle comporte les champs journalistique, littéraire, scientifique, musical, intellectuel (Sapiro 2020a) ; le champ de production idéologique est relié au champ du pouvoir (Denord 2020), le champ économique s’est autonomisé avec le développement capitaliste et le champ du pouvoir est appréhendé comme un méta-champ puisque déterminé par l’État (Lebaron 2020). Certes, il y a un « champ économique mondial, notamment dans le domaine financier » (Bourdieu 2000, p. 344), structuré en fonction des industries en sous-champs où les agents sont les firmes qui engagent un capital financier, culturel, social, symbolique, technologique, etc (cf. point 6).
La question se pose de savoir si, et dans quelle mesure, des enjeux d’ordre spatial — emplacements, déplacements, cheminements, franchissements, etc. — existent dans le fonctionnement des champs sociaux. Si oui, le terme de capital spatial (ou de spatialité) pourrait désigner ces pouvoirs et enjeux spécifiques. Chez Bourdieu, le fonctionnement du marché de l’immobilier (Bourdieu 2000), du champ littéraire (Bourdieu 1992b), la localisation résidentielle (Bourdieu et Saint-Martin 1976 ; Bourdieu 1993) évoque en passant l’importance des enjeux de proximité, écart, distances, localisation, de limites, de mobilité au sein des champs. Voire, d’un « sens du placement », certes exprimé avec une forte charge métaphorique : « Le sens du placement est le fait de savoir où on est et de connaître les marges de liberté, les tolérances à la déviance, le droit à l’hérésie que tolère cette position, le seuil entre “il est fou” et “il est original”. » (Bourdieu 2016, p. 246-247, souligné par nous)
La notion de « champ » comme ensemble de liens d’interdépendance filant la métaphore d’un champ de forces de la physique est certes critiquable (cf. Lahire 2001), mais permet aussi d’intégrer une « géographicité du champ » (i.e. ses dimensions spatiales) dans sa conception. C’est un concept spatial par excellence à condition de renoncer à le traiter purement métaphoriquement : « un concept abstrait qui permet l’autonomisation méthodologique d’un espace d’activité défini de façon relationnelle (selon des principes d’opposition structurale qui dessinent une topographie de positions en fonction de la distribution du capital spécifique) et dynamique (ces positions évoluent en fonction des luttes internes au champ qui imposent une temporalité propre), à condition que celle-ci se justifie par des raisons socio-historiques. Les frontières des champs ont trait à la division du travail et aux frontières géographiques, mais ces frontières ne sont pas données, elles évoluent dans le temps, et sont constamment remises en cause. » (Sapiro 2013, p. 71, souligné par nous) On repère ici le glissement entre les métaphores spatiales et la conceptualisation spatiale.
Les « champs » de Bourdieu sont en effet conçus, sauf exceptions, comme étant a-spatiaux, reflétant d’ailleurs le travail de Bourdieu dans son ensemble qui se saisit rarement de la dimension spatiale, probablement l’une des limites majeures de sa théorie de la pratique et de ses multiples études empiriques. Il y a cependant des exceptions, elles aussi rarement relevées dans la littérature scientifique : le travail sur le capital culturel des agriculteurs dont la distance géographique rend l’accès aux biens culturels difficiles (Bourdieu et Saint-Martin 1976) et la question de la proximité comme élément central des liens sociaux (Bourdieu 1980). Plus cité est son travail sur « l’effet de lieu » (Bourdieu 1993) qui conçoit l’espace uniquement comme résultat d’une « projection » de la société sur ce qu’il appelle « l’espace physique », mais évoque aussi des profits par l’espace, l’espace comme enjeu de luttes ainsi que la maîtrise de l’espace : « L’espace ou, plus précisément, les lieux et les places de l’espace social réifié, et les profits qu’ils procurent, sont des enjeux de luttes (au sein des différents champs). Les profits d’espace peuvent prendre la forme de profits de localisation, eux-mêmes susceptibles d’être analysés en deux classes : (tels que les équipement éducatifs, culturels ou sanitaires) ; les profits de position ou de rang (comme ceux qui sont assurés par une adresse prestigieuse), cas particulier des profits symboliques de distinction qui sont attachés à la possession monopolistique d’une propriété distinctive. […] Ils peuvent aussi prendre la forme de profits d’occupation (ou d’encombrement), la possession d’un espace physique (vastes parcs, grands appartements, etc.) pouvant être une manière de tenir à distance et d’exclure toute espace d’intrusion indésirable. » (Bourdieu 1993, p. 256-257, souligné dans l’original)
Cependant, le fonctionnement des champs nécessite un « sens du placement » (Bourdieu 2016) dans un sens non-métaphorique, donc la prise en compte des hauts-lieux, de l’accès aux lieux de pouvoir ou de l’exclusion de ces mêmes lieux, quel que soit le champ considéré. N’y-a-t-il pas pour chaque « champ », un problème de pratiques des lieux, des lieux centraux, valorisés, et d’autres périphériques, stigmatisés, des accessibilités, des distances, des proximités, des limites à franchir, des acteurs impliqués les uns par rapport aux autres où la localisation et la mobilité des corps est en jeu ? La maîtrise de l’espace serait ainsi une condition sine qua non pour valoriser les autres espèces de capitaux. La notion de champ pourrait alors être redéfinie comme un agencement spatio-temporel d’acteurs dotés de pouvoirs asymétriques par rapport à des enjeux et intérêts singuliers [17]. La question des dimensions spatiales des espèces de capital ou bien d’un capital spatial en propre peut être reprise avec plus de précision : une certaine forme de capital spatial — jamais la même en fonction des champs — donnerait des avantages par rapport à d’autres acteurs dans n’importe quel champ social : capital d’autochtonie comme avantage local dans un champ social singulier, capital international dans un champ économique, capital de mobilité dans un champ migratoire etc.
Une deuxième voie d’investigation existe. Vincent Veschambre pose la question suivante : « les capitaux étant […] inséparables des champs sociaux où ils sont reconnus et efficaces, peut-on dégager l’existence d’un “champ spatial” relativement autonome où les “capitaux spatiaux” seraient des armes et des enjeux spécifiques ? » (Veschambre 2006, p. 477). Cette manière de poser la question vise la logique d’adéquation entre le capital spatial comme espèce spécifique et champ, et de poser la question d’un champ spatial. On trouve chez Bourdieu une piste de réflexion sous l’appellation de « champ territorial ».
En effet, en s’intéressant à la politique du logement, il indique que « le véritable sujet de la mise en œuvre du règlement n’est autre chose que le champ territorial à l’intérieur duquel se déterminent les “choix” des responsables (ou, plus exactement, l’état de la structure de ce champ à un moment donné). » (Bourdieu 1990, p. 92, souligné par nous) Il ne s’agit donc plus de la géographicité de n’importe quel champ social (surf, musique, tourisme, littérature, science, mode, droit, etc .), mais d’un champ d’un type particulier, un territoire au sens d’espace politiquement délimité sur lequel s’exerce la souveraineté d’une autorité. Celui-ci constitue un champ qui possède des enjeux (dont la mise en application de règlements) et intérêts spécifiques au sein duquel la maîtrise des échelles est un élément important : « la mise en œuvre des règlements s’accomplit à travers cette multiplicité de pouvoirs concurrents qui s’opposent au sein du champ territorial tout en restant intégrés dans les champs nationaux (celui des préfets, celui des architectes, celui des ingénieurs des DDE, etc.). » (Bourdieu 1990, p. 93, souligné par nous) Si on suit ce raisonnement du champ territorial controversé et traversé de luttes, le capital spatial des agents s’engage autour des enjeux d’accessibilité (politique de transport), d’immobilier (politique du logement), d’aménagement du territoire (politique d’aménagement du territoire), ou encore d’urbanisme.
L’enjeu consiste donc à articuler le capital spatial à un champ. La réponse peut être variable : en tant que capital spécifique, le capital spatial peut être conçu comme un atout dans un champ territorial ; en tant qu’espèce fondamentale, le capital spatial peut être conçu comme intervenant en tant qu’avantage ou limite dans n’importe quel champ social.
6. L’enjeu de l’acteur : individuel ou collectif ?
Un autre enjeu n’a, lui non plus, jamais été abordé jusqu’ici dans la discussion sur le capital spatial : celui du type d’acteur concerné. En effet, les réflexions se portent uniquement sur les « agents » individuels. Or, Bourdieu accorde aussi du capital à deux autres types d’acteurs, l’État et l’entreprise.
C’est ainsi que pour lui, l’« État est l’aboutissement et le produit d’un lent processus d’accumulation et de concentration de différentes espèces de capital : capital de force physique, policière ou militaire […], économique […], informationnel […], et symbolique. » (Bourdieu 2000, p. 28) Il dispose également d’un capital juridique et technologique (Bourdieu 2012). Parallèlement, il envisage un capital technologique, social, culturel, financier, organisationnel, juridique, commercial et symbolique aux entreprises qui sont les acteurs d’un champ économique, lui-même structuré en fonction des différentes industries : « ce sont les agents, c’est-à -dire les entreprises, définies par le volume et la structure du capital spécifique qu’elles possèdent, qui déterminent la structure du champ qui les détermine, c’est-à -dire 1’état des forces qui s’exercent sur 1’ensemble des entreprises engagées dans la production de biens semblables. » (Bourdieu 2000, p. 293) L’usage du terme de capital par Bourdieu est donc à la fois précis et extensif en saisissant et mesurant les atouts de différents types d’acteurs. Ainsi, les collectifs jouent-ils aussi de différentes espèces de capital ; engagent-ils aussi des avantages que l’on pourrait interpréter comme relevant d’un capital spatial ?
La géographie, plus que d’autres disciplines des SHS, construit comme objet scientifique des lieux géographiques singuliers et de la gouvernance de ceux-ci en tant qu’acteurs collectifs. Le concept de capital spatial pourrait ainsi s’appliquer à des juridictions à différentes échelles (municipale, intercommunale, régionale, étatique, internationale) qui engagent des atouts d’ordre spatial dans la lutte menée dans différents champs. En géographie, certaines expressions laissent entendre une conception de ce genre : un collective symbolic capital de certaines villes par rapport à d’autres (Harvey 2002), un « capital urbain » des villes (Lussault 2003), un « capital touristique » des stations touristiques dans un champ touristique mondial (Clivaz et al. 2011 ; Darbellay et al. 2011), un capital d’urbanité des stations touristiques (Equipe MIT 2011), un « capital territorial » des régions (Camagni et Capello 2013), ou encore un « capital environnemental » pour les parcs naturels (Geffroy et Depraz 2017). Dans cette veine, on pourrait considérer que le paysage valorisé comme atout est l’une des dimensions du capital spatial d’un lieu valorisable par exemple dans le champ sportif. Similairement, la souveraineté sur un territoire d’Outre-mer constituerait un avantage comparatif stratégique d’ordre spatial pour un État dans la lutte pour l’accès à des ressources.
L’enjeu consiste donc à définir le type d’acteur pouvant mettre en jeu un capital spatial. La théorie de Bourdieu autorise des acteurs collectifs à engager de multiples formes de pouvoir dans leurs actions. Cela fait-il sens de concevoir un capital spatial de l’État, des collectivités locales et des entreprises, en plus de celui des agents individuels ?
7. Enjeux de géographes vs. de sociologues : un effet de champ ?
Un champ est notamment régi par un enjeu partagé par les agents le constituant, ce que Bourdieu nomme illusio, c’est-à -dire « la croyance fondamentale dans la valeur des enjeux et du jeu lui-même » (Bourdieu 1997, p. 25). Pour illustrer ce problème, il prend l’exemple du géographe (non sans malice) : « Un champ […] se définit entre autres choses en définissant des enjeux et des intérêts spécifiques, qui sont irréductibles aux enjeux et aux intérêts propres à d’autres champs (on ne pourra pas faire courir un philosophe avec des enjeux de géographes) et qui ne sont pas perçus de quelqu’un qui n’a pas été construit pour entrer dans ce champ (chaque catégorie d’intérêts implique l’indifférence à d’autres intérêts, d’autres investissements, ainsi voués à être perçus comme absurdes, insensés, ou sublimes, désintéressés). » (Bourdieu 1984b, p. 113) Le problème a été jusqu’ici analogue pour le capital spatial : les intérêts empiriques et théoriques ne sont pas identiques pour la sociologie et la géographie. Il y a donc un enjeu disciplinaire à considérer.
La géographie pose la question de la pratique, de la maîtrise ou de l’appropriation de l’espace et de la valorisation différentielle des lieux. En géographie, les manières inégales et différenciées de faire avec l’espace ainsi que les luttes pour la localisation ou l’espace public, constituent l’objectif cognitif. L’espace comme concept est une aide à l’interprétation d’une dimension relativement moins soulevée dans d’autres disciplines.
Ce qui est un objectif cognitif important en géographie est secondaire en sociologie. Pour cette dernière — pour autant que l’interprétation spatiale fait sens par exemple dans la « sociologie de l’espace » (Simmel 1995 ; Löw 2015) ou la sociologie urbaine (Joseph 1998) —, ce sont les inégalités telles qu’elles peuvent se mesurer par des différences en termes d’accès aux lieux, placement, accessibilités, etc. qui sont en ligne de mire. La maîtrise de n’importe quel champ social peut-elle faire abstraction d’un capital spécifiquement spatial ? La position sociale et les pratiques (goûts, domination, habitus) sont-elles dépendantes d’avantages d’ordre spatial ? Plusieurs propositions ont été faites en sociologie pour intégrer la dimension spatiale dans l’analyse par capital sans cependant utiliser l’expression « capital spatial » : Wagner (2011) parle du « capital international » des étudiants, Retière (2003) et Renahy (2010) construisent le terme « capital d’autochtonie » pour parler des effets d’interconnaissances locaux, limité à un seul lieu, tandis que d’autres auteurs évoquent un « capital de mobilité » (Kaufmann et al. 2004 ; Kaufmann et Jemelin 2008). On voit donc à l’œuvre ce que Bourdieu nomme des « effets de champ » disciplinaires dans la manière de s’emparer des dimensions spatiales.
S’y ajoute l’enjeu de l’usage stricto sensu ou lato sensu de l’écosystème théorique de Bourdieu. En géographie, on observe un usage plutôt lâche : Lévy (1994) invente le terme « capital spatial », Centner (2008) en fait un usage créatif, Cailly (2007) discute en profondeur les « profits d’espace » en lien avec les enjeux de lutte et postule l’existence de « champs spatiaux ». Certes, Ripoll (2019) plaide pour une lecture stricte de Bourdieu, mais présente une vision peu complexe du modèle qui évacue notamment la question du champ, mais aussi l’articulation aux autres concepts-clés de la théorie bourdieusienne. En sociologie, l’usage est souvent plus strict, avec la recherche de correspondance entre capital et champ, voire la mise en en œuvre d’autres concept spécifiques tels que « habitus » et « espace social », mais sans véritable prise en compte des enjeux relatifs aux dimensions spatiales. S’y ajoute enfin le problème des métaphores spatiales : l’œuvre de Bourdieu est saturée de métaphores spatiales (champ pour désigner les interdépendances, position sociale pour désigner la hiérarchie des acteurs individuels, espace social pour désigner la société dans son ensemble, etc.) qui peut conduire à des erreurs d’interprétation. Jusqu’ici, le débat autour du capital spatial ne fait pas mention des différents projets cognitifs et propriétés de la théorie elle-même.
Ces enjeux disciplinaires forment un biais qui informe de manière implicite un grand nombre de réflexions et constitue un obstacle épistémologique. Si l’on considère que la géographie constitue un champ scientifique avec ses théories propres, il fait sens de développer la notion de capital spatial de façon autonome. Cependant, dans une discussion interdisciplinaire — la géographie et la sociologie non comme deux sciences indépendantes mais deux perspectives spécifiques dans le champ des SHS (avec l’anthropologie, l’économie, l’histoire, la science politique, etc.) — l’avantage d’un vocabulaire partagé est patent.
Dans l’objectif de bâtir une théorie des formes de capital en lien avec la théorie des champs en incluant les dimensions spatiales (ou temporelles, autre dimension sous-estimée), l’une des prémices à la discussion est de remettre non seulement en cause le terme « capital spatial », mais aussi les autres espèces fondamentales de capital. Pourquoi tenir pour acquis les uns et non pas les autres ? Les distinctions proposées jusqu’ici — capital culturel, social, économique, symbolique — ne font pas nécessairement beaucoup plus sens que le capital spatial. D’autant que ces distinctions évoluent dans l’œuvre de Bourdieu.
De la nécessité pour la géographie de capitaliser.
Ce travail critique démontre qu’il n’y a pas de raison conceptuelle de rejeter l’existence d’un « capital spatial ». Ni le risque d’une approche dichotomique de l’espace ni le manque d’interrelation avec d’autres formes de pouvoir ne peuvent être retenus comme raison suffisante pour ne pas travailler avec ce concept. Cependant, il y a au moins sept enjeux, d’ordre théorique et épistémologique, qui méritent d’être approfondis.
Le « capital spatial » est selon nous nécessaire dans la mesure où les dimensions spatiales sont co-constitutives des pouvoirs d’action. En définitive, face à la multiplicité et l’évolution des capitaux, un capital spatial n’est, a priori, ni moins ni plus pertinent que d’autres types de capitaux. D’ailleurs, les expressions « profits d’espace » (Bourdieu 1993) et « sens du placement » (Bourdieu 2016), rares évocations du spatial non-métaphorique dans la théorie de la pratique de Pierre Bourdieu, mettent sur la piste de la nécessaire prise en compte des dimensions spatiales du jeu entre formes de capital et champs sociaux. En tous cas, l’espace étant un concept relationnel, ce sont fondamentalement les spatialités — i.e. les rapports à l’espace et non l’espace en tant que tel — qui sont en jeu. L’hypothèse du capital spatial implique que les acteurs (individuels et collectifs) disposent d’une capacité différentielle — localisation, valorisation, etc. — dans la maîtrise des champs sociaux.
L’enjeu du capital spatial concerne probablement moins son intérêt intrinsèque qu’un positionnement dans un agencement théorique. En effet, notre investigation a montré que de multiples solutions existent pour intégrer les dimensions spatiales comme pouvoir d’agir : comme espèce fondamentale de capital existant sous différents états — incorporés (compétences), objectivés (matérialisation) ou institutionnalisés —, comme espèce spécifique dans un champ territorial spécifique ou encore comme condition sine qua non pour maîtriser un champ et mobiliser d’autres capitaux. Le problème fondamental d’un agencement théorique pertinent et de la capacité d’engager des recherches empiriques reste cependant entier.
Le débat autour de la notion de capital spatial peut être bénéfique pour la théorie géographique à condition de saisir les référents théoriques et de se rendre compte des enjeux théorico-empiriques. L’une des faiblesses du débat a résidé jusqu’à présent dans l’incapacité à rendre précisément compte de la théorie dans son ensemble. La focalisation sur la notion de capital fait perdre de vue les autres notions (champ, espace social, habitus, hexis corporelle, doxa, illusio, stratégie, intérêt, sens pratique, agent, domination, schème, règle, double bind, disposition, libido, intérêt, position sociale, etc.) constitutives de la théorie de la pratique [18]. De même que le débat est rendu difficile par l’évolutivité du référent : la réflexion de Pierre Bourdieu est marquée par des remaniements importants et certains s’appuient sur ses travaux des années 1970, d’autres sur ceux des années 1980, 1990 ou 2000. Cette complexité doit être prise en compte, faute de quoi tout débat restera vain.