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Serendipity.

Capital spatial.

Sept enjeux pour une contribution géographique à la théorie de la pratique de Pierre Bourdieu.

« Le débat sur le capital spatial consiste aussi à définir le type d’acteur pouvant le mettre en jeu. » (Lucas 2019)

Une théorie de la pratique à l’épreuve de la géographie.

Dans un contexte de circulation gĂ©nĂ©ralisĂ©e des concepts entre les diffĂ©rentes disciplines des sciences sociales d’une part, et, d’autre part, d’importance grandissante de la prise en compte des dimensions spatiales des thĂ©ories sociales depuis une trentaine d’annĂ©es — appelĂ© parfois « spatial turn Â» (Soja 1989) ou « tournant gĂ©ographique Â» (LĂ©vy 1999) â€” l’insertion des multiples spatialitĂ©s dans les thĂ©ories de la pratique reste un enjeu heuristique important (Stock et Jonas 2015). Parmi celles-ci, la thĂ©orie de la pratique de Pierre Bourdieu (Bourdieu 1972 ; 1994) est une rĂ©fĂ©rence incontournable notamment pour sa capacitĂ© Ă  intĂ©grer une hermĂ©neutique des sociĂ©tĂ©s, Ă  travers leurs multiples rĂ©fĂ©rents, savoirs et symbolisations au sein d’une explicitation du pouvoir et des rapports de domination. Le concept de « capital Â» occupe une place centrale dans cet Ă©cosystème thĂ©orique (Bourdieu 1980 ; 1997 ; 2016) pour y dĂ©signer la capacitĂ© diffĂ©rentielle d’« agents Â» [1] Ă  agir (et d’être agis) dans des configurations singulières appelĂ©es « champs Â». Édifice fascinant protĂ©gĂ© par de multiples stratĂ©gies rhĂ©toriques, cette thĂ©orie a Ă©tĂ© soumise Ă  de nombreuses critiques, portant notamment sur l’échelle et la frontière (la sociĂ©tĂ© de rĂ©fĂ©rence est un État-nation centralisĂ© avec une configuration singulière, la France), sur le manque de prise en compte de la multipositionnalitĂ© des acteurs (Lahire 1998) ou l’incapacitĂ© Ă  apprĂ©hender la mondialisation des champs sociaux (Kauppi 2018).

Absente du système bourdieusien [2], la notion de « capital spatial Â» a Ă©tĂ© proposĂ©e comme un complĂ©ment par Jacques LĂ©vy, considĂ©rant les ressources d’ordre spatial dont les individus disposent pour engager leurs actions (LĂ©vy 1994 ; 2003). Pouvant ĂŞtre considĂ©rĂ© comme un coup de force thĂ©orique, ce concept soulève questions et critiques. Certains auteurs ont dĂ©noncĂ© l’aporie conceptuelle de l’isolement du spatial par rapport aux autres formes de pouvoir (Ripoll et Veschambre 2005 ; Ripoll et Tissot 2010). Notamment, Ă  travers un travail gĂ©nĂ©alogique approfondi sur diffĂ©rentes notions (capital spatial, d’habitat, de position, de situation, de mobilitĂ©, etc.), Fabrice Ripoll (2019) soulève quatre questions importantes [3] pour conclure, après discussion, que le capital spatial n’est pas un concept pertinent.

Nous dĂ©fendons une thèse opposĂ©e : le concept de capital spatial est nĂ©cessaire, car il permet de rassembler de nouveaux phĂ©nomènes ignorĂ©s sans lui — i.e. des spatialitĂ©s quelles qu’elles soient : localisation, mobilitĂ©, limite, distance, accessibilitĂ©, proximitĂ©, qualitĂ© du lieu, etc. â€” que les acteurs individuels ou collectifs engagent dans diffĂ©rents champs sociaux. Il s’agit d’élĂ©ments d’ordre spatial qui, reconnaissables et valorisables (ou non) dans des champs sociaux multiples ou spĂ©cifiques, peuvent exister sous formes variables, et procurent des avantages ou des limites, un pouvoir d’agir (ou non), mais sont en mĂŞme temps enjeux de lutte.

Ce texte vise Ă  Ă©tayer cette thèse en soulevant sept enjeux Ă  considĂ©rer si l’on veut construire un modèle du capital et du champ qui intègre les dimensions spatiales de façon cohĂ©rente et consistante. Ces enjeux correspondent 1) Ă  la notion de capital elle-mĂŞme, 2) au nombre et aux types de capitaux, 3) Ă  l’agencement thĂ©orique des capitaux, 4) Ă  la conception de l’espace dans ce modèle thĂ©orique, 5) Ă  l’articulation du capital et du champ social, 6) au type d’agent engageant du capital et 7) Ă  l’enjeu Ă©pistĂ©mologique des objectifs cognitifs diffĂ©rents entre sociologie et gĂ©ographie. Le but de cet article est de montrer en quoi le concept de « capital spatial Â» est pertinent, spĂ©cifiquement dans la comprĂ©hension des spatialitĂ©s humaines, et plus largement dans une contribution gĂ©ographique Ă  la thĂ©orie de la pratique [4].

1.  L’enjeu de l’intĂ©rĂŞt du concept de « capital spatial Â».

Le premier enjeu concerne la notion mĂŞme de « capital Â» dĂ©fini comme pouvoir : « Les espèces du capital, Ă  la façon des atouts dans un jeu, sont des pouvoirs qui dĂ©finissent les chances de profit dans un champ dĂ©terminĂ© (en fait, Ă  chaque champ ou sous-champ correspond une espèce de capital particulière, qui a cours, comme pouvoir et comme enjeu, dans ce champ) Â» (Bourdieu 1984a, p. 3, soulignĂ© par nous). L’avantage que rĂ©alise Bourdieu (1972) dans l’usage du terme rĂ©side, entre autres, dans la mesure du volume et de la structure d’un capital que les acteurs peuvent engager dans leurs pratiques en lien avec des configurations sociales spĂ©cifiques (appelĂ© « champ Â»), donc une analyse plus fine du pouvoir que d’autres thĂ©ories sociales.

Pierre Bourdieu introduit, Ă  cĂ´tĂ© du capital Ă©conomique dĂ©fini comme pouvoir financier, deux autres espèces de capital : un capital social ou relationnel — dĂ©fini comme « ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liĂ©es Ă  la possession d’un rĂ©seau durable de relations plus ou moins institutionnalisĂ©es d’interconnaissance et d’interreconnaissance Â» (Bourdieu 1980, p. 2) â€”, et un capital culturel qui n’est dĂ©fini que par extension : « le capital culturel peut exister sous trois formes : Ă  l’état incorporĂ©, c’est-Ă -dire sous la forme de dispositions durables de l’organisme ; Ă  l’état objectivĂ©, sous la forme de biens culturels, tableaux, livres, dictionnaires, instruments, machines, qui sont la trace ou la rĂ©alisation de thĂ©ories ou de critiques de ces thĂ©ories, de problĂ©matiques, etc. ; et enfin Ă  l’état institutionnalisĂ©, forme d’objectivation qu’il faut mettre Ă  part parce que, comme on le voit avec le titre scolaire, elle confère au capital culturel qu’elle est censĂ©e garantir des propriĂ©tĂ©s tout Ă  fait originales Â» (Bourdieu 1979, p. 3, soulignĂ© dans l’original). Ces trois capitaux sont traversĂ©s par une quatrième forme, le capital symbolique dĂ©fini comme « n’importe quelle propriĂ©tĂ© (n’importe quelle espèce de capital, physique, Ă©conomique, culturel, social) lorsqu’elle est perçue par des agents sociaux dont les catĂ©gories de perception sont telles qu’ils sont en mesure de la connaĂ®tre (de l’apercevoir) et de la reconnaĂ®tre, de lui accorder valeur Â» (Bourdieu 1994, p. 116). Ces capitaux peuvent ĂŞtre accumulĂ©s et reproduits. Au fond, une « thĂ©orie du capital Â» part de la valeur accordĂ©e par la sociĂ©tĂ© Ă  des propriĂ©tĂ©s sociales ou naturelles qui fonctionne alors comme du capital (Champagne 2020). La mobilisation de ces capitaux permet aux acteurs d’exercer un pouvoir ou de les convertir en d’autres capitaux.

Une première difficultĂ© dans cette discussion vient du fait que les capitaux de Bourdieu sont protĂ©iformes et Ă©volutifs, les concepts Ă©tant diffĂ©remment dĂ©finis ou transformĂ©s au cours du temps. Ainsi, le « capital symbolique Â» concerne d’abord (Bourdieu 1994, p. 116) les conditions de cognition et valorisation — comme dimension nĂ©cessaire de toute espèce de capital â€”, pour ĂŞtre plus tard rĂ©duit au « prestige Â» (Bourdieu 1997, p. 285) [5]. Par ailleurs, le « capital culturel Â» devient un « capital informationnel Â» dĂ©fini comme « ensemble de savoirs, de savoir-faire, de structures de perception ; un agent social est Ă©quipĂ© Ă  la fois de savoirs et de structures de perception des savoirs et des savoir-faire Â» (Bourdieu 2016, p. 805). Cela soulève un problème fondamental dans la discussion sur le capital spatial : quel degrĂ© de complexitĂ© est pris en charge ? A quel Bourdieu fait-on rĂ©fĂ©rence [6] ? Les contributions sur le capital spatial en gĂ©ographie ne se posent jusqu’ici pas la question, mais font comme si les capitaux Ă©taient dĂ©finis une fois pour toutes. Il devient du mĂŞme coup difficile de rĂ©cuser la notion de capital spatial au nom d’un modèle immuable.

Si l’on peut critiquer sa connotation trop Ă©conomiciste, la notion de capital a surtout comme intĂ©rĂŞt de porter un principe d’accumulation, que ne contient pas la notion de pouvoir. On retrouve bien cette idĂ©e dans la dĂ©finition du capital spatial par Jacques LĂ©vy comme « ensemble des ressources, accumulĂ©es par un acteur, lui permettant de tirer avantage en fonction de sa stratĂ©gie, de l’usage de la dimension spatiale de la sociĂ©tĂ© Â» (LĂ©vy 2003, p. 124, soulignĂ© par nous). L’auteur en distingue deux Ă©lĂ©ments constitutifs : « un patrimoine de lieux, de territoires, de rĂ©seaux “appropriĂ©s” […] et une compĂ©tence pour les gĂ©rer ou pour en « acquĂ©rir Â» d’autres Â» (LĂ©vy 2003, p. 124). L’enjeu rĂ©side donc dans la reconstruction de ces processus d’accumulation : qu’est-ce qui peut s’accumuler dans un capital spatial qui ne serait pas du ressort d’autres formes de pouvoir ? En reprenant la distinction entre Ă©tats incorporĂ©, institutionnalisĂ© et objectivĂ© des formes de capital, la discussion pourrait porter sur les avantages positionnels et de mobilitĂ©, mais aussi sur la maĂ®trise d’environnements spĂ©cifiques (montagne, ville, forĂŞt, mer, dĂ©sert) accumulables. Le processus d’accumulation d’un capital spatial s’observerait donc Ă  la fois dans les dispositions corporelles durables, matĂ©rielles et juridiques. Par exemple, l’accumulation de compĂ©tences (cf. Lucas 2019a ; b ; 2022) permet la valorisation d’un atout d’ordre spatial de type incorporĂ© dans le champ touristique.

Travailler avec la notion de capital spatial implique l’hypothèse qu’à niveau de capitaux (Ă©conomique, social, culturel) Ă©quivalents, le capital spatial fait une diffĂ©rence dans le placement dans un champ donnĂ© : les individus n’ont pas la mĂŞme capacitĂ© Ă  gĂ©rer des enjeux d’ordre spatial tels que les emplacements, dĂ©placements, cheminements, franchissements. Le premier enjeu liĂ© au concept de « capital spatial Â» est donc de savoir si les acteurs peuvent maĂ®triser l’espace des champs sociaux Ă  l’aide des seuls capitaux Ă©conomique, social, culturel et symbolique ou bien s’il faut aussi un capital spatial. Une acception Ă©largie du concept de capital spatial [7] connoterait non seulement la lente capitalisation d’expĂ©riences spatiales et de compĂ©tences (donc incorporĂ©es), mais aussi d’avantages positionnels et de mobilitĂ© institutionnalisĂ©s et matĂ©riels. L’enjeu consiste aussi en un positionnement clair du concept dans ses connotations comme pouvoir accumulĂ© qui va au-delĂ  des compĂ©tences.

2. L’enjeu de l’espèce : type et nombre de capitaux.

Le deuxième enjeu du « capital spatial Â» concerne moins celui de son intĂ©rĂŞt que de son statut, qui renvoie au problème plus gĂ©nĂ©ral du type et du nombre de capitaux. Certains auteurs ont dĂ©plorĂ© une dĂ©multiplication de capitaux, s’interrogeant sur ce qu’« Ă©claire un concept aux trente variantes Â» (Neveu 2013). Pourtant, cela correspond Ă  la conception mĂŞme du capital : « il y a autant de formes de pouvoir (ou de capital) qu’il y a de champs […] chaque champ “activant” un ensemble particulier de propriĂ©tĂ©s, en Ă©tablissant les propriĂ©tĂ©s pertinentes, c’est-Ă -dire efficientes Â» (Bourdieu 2011, p. 128). Si on peut comprendre le souci de faire correspondre les nĂ©cessitĂ©s d’un champ particulier Ă  des atouts particuliers — Ă  un juriste un capital juridique, Ă  un Ă©crivain un capital littĂ©raire, Ă  un Ă©lève un capital scolaire, Ă  un scientifique un capital scientifique etc. â€” la notion de « capital Â» risque de perdre de sa force thĂ©orico-empirique [8]. Appeler n’importe quel pouvoir « capital Â» incite les chercheurs Ă  identifier, dans une sociĂ©tĂ©-Monde caractĂ©risĂ©e par un processus de diffĂ©renciation accrue, des centaines de formes de capitaux en lien avec autant de champs.

Dans sa discussion du capital spatial, Ripoll (2019) suit Neveu (2013) dans sa critique et soulève la question de savoir si « chacune de ces expressions peut lĂ©gitimement prĂ©tendre Ă  dĂ©signer quelque chose comme du capital Â» (Ripoll 2019, p. 290) [9]. Selon nous, l’enjeu consiste d’une part Ă  identifier un certain nombre de capitaux de façon claire et pertinente et, d’autre part, le pouvoir que les individus engageraient en jouant de diffĂ©rentes dimensions spatiales qui se placeraient dans un sens non-trivial dans un champ particulier ou dans l’ensemble des champs sociaux. Cet enjeu est directement articulĂ© Ă  celui du type de capital. Pierre Bourdieu est aussi Ă  l’origine de la multiplicitĂ© des natures possibles du « capital Â» puisqu’il en identifie quatre formes : 1) fondamentales (Ă©conomique, culturel, social, symbolique), qui dĂ©signent « des cartes qui sont valables, efficientes, dans tous les champs mais dont la valeur relative en tant qu’atouts varie selon les champs et mĂŞme selon les Ă©tats successifs d’un mĂŞme champ Â» (Bourdieu 1992a, p. 74) ; 2) spĂ©cifiques (Bourdieu Ă©voque un capital « scolaire Â», « littĂ©raire Â» ou « juridique Â»), qui ne valent qu’« en relation avec un certain champ, donc dans les limites de ce champ, et qui n’est convertible en une autre espèce de capital que sous certaines conditions Â» (Bourdieu 1984b, p. 114) ; 3) sous-espèces, comme le fait de « connaĂ®tre le grec Â» ou « le calcul intĂ©gral Â», explicitement considĂ©rĂ©s comme des capitaux (Bourdieu 1992a, p. 75) ; 4) Des Ă©tats (incorporĂ©, objectivĂ©, institutionnalisĂ©) du capital, notamment dĂ©veloppĂ©s Ă  propos du capital culturel (Bourdieu 1979). Pour le capital spatial, la question serait de savoir si la dimension spatiale relève 1) d’une espèce fondamentale, 2) d’une espèce spĂ©cifique, 3) d’une sous-espèce ou 4) d’un Ă©tat d’un capital. De multiples solutions existent quant au pouvoir heuristique du concept de capital spatial selon sa forme :

1) En tant qu’« espèce fondamentale Â», le capital spatial peut dĂ©signer la condition d’accĂ©der Ă  un capital culturel et un capital scolaire, par exemple dans sa forme de localisation rĂ©sidentielle [10]. Ainsi, il est le rĂ©sultat de la transformation d’un capital Ă©conomique en avantage de localisation. Celui-ci a aussi une dimension symbolique : en tant que valeur de l’adresse — Â« Champs-ElysĂ©es Â» ou « Sarcelles Â» â€” l’effet symbolique issu du capital Ă©conomique active et fait exister l’acteur sur une scène symbolique grâce Ă  la localisation (le logement Ă©tant aussi un bien symbolique).

2) Comme « espèce spĂ©cifique Â», le capital spatial serait un atout intervenant dans un champ particulier (territorial ou de mobilitĂ©s par exemple). Il y aurait donc adĂ©quation entre un champ et les atouts que l’acteur est capable de mobiliser, mais cela soulève la question de l’espace comme « champ Â», voire de l’existence d’un « champ territorial Â» (cf. Bourdieu 1990 et point 5 infra).

3) En tant que « sous-espèce Â», le capital spatial serait un atout mineur qui ferait une diffĂ©rence dans la lutte pour la rĂ©putation, l’accès aux ressources, etc. En concevant la variation spatiale des diffĂ©rentes formes de capital (Neveu 2013), aucune forme de capital ne se joue sans insertion dans un rĂ©seau de relation localisĂ©. Ainsi, les dimensions spatiales participent de cette combinatoire de capitaux, et le concept de capital spatial permettrait de prĂ©ciser l’aire gĂ©ographique de validitĂ© du pouvoir d’agir. Le « capital d’autochtonie Â» (Renahy 2010) comme valorisation d’un lieu singulier s’inscrirait dans cette perspective.

4) On pourrait, enfin, distinguer diffĂ©rents Ă©tats : la matĂ©rialisation d’un avantage de localisation (logement dans le centre ou dans les « beaux quartiers Â») ou d’un avantage de mobilitĂ© (disposer de toute la palette de moyens de transports allant du vĂ©lo Ă  l’avion privĂ©) dĂ©signe l’état objectivĂ© ; dans sa forme du savoir et du savoir-faire, le capital spatial existe dans un Ă©tat incorporĂ©. Dans sa forme politique liĂ©e Ă  la nationalitĂ© de l’acteur, le dĂ©tenteur d’un passeport Ă  haut potentiel de mobilitĂ© (Mau et al. 2015) dispose d’un capital spatial pour voyager : il s’agirait d’un Ă©tat institutionnalisĂ©.

L’un des enjeux du dĂ©bat autour du capital spatial consiste donc Ă  indiquer prĂ©cisĂ©ment Ă  quel niveau on situe le concept. Cette discussion soulève deux autres questions : quelle valeur accorder Ă  l’enjeu spatial dans l’émergence et le fonctionnement des champs sociaux et quelle serait l’articulation Ă©ventuelle du capital spatial avec les autres capitaux ?

3. L’enjeu de l’agencement théorique.

Dans la discussion sur le capital spatial (LĂ©vy 1994 ; Veschambre 2006 ; Ripoll 2019), les diffĂ©rentes formes de capital sont prĂ©sentĂ©es comme relativement autonomes bien que reliĂ©es entre elles par des « conversions Â» possibles. Or, l’agencement du modèle thĂ©orique est plus complexe. Le troisième enjeu consiste en une reconstruction minutieuse des multiples liens d’interdĂ©pendance entre capitaux, totalement absente des contributions autour du capital spatial jusqu’ici. La tâche est ardue, car Bourdieu modifie au cours du temps l’appellation des diffĂ©rentes formes de capital au point de n’articuler finalement que « deux formes fondamentales de capital qui, ensuite, se spĂ©cifient : le capital Ă©conomique et le capital culturel que j’ai rebaptisĂ© “capital informationnel” Â» (Bourdieu 2016, p. 726). Une rĂ©flexion doit ĂŞtre menĂ©e sur les espèces fondamentales de capital qui ne semblent pas ĂŞtre si figĂ©es que cela et qui rejoint le problème du nombre de capitaux.

Par rapport Ă  l’inflation de capitaux, Erik Neveu propose un agencement alternatif Ă  l’architecture thĂ©orique initiale de Bourdieu pour distinguer « trois niveaux analytiques Â» du capital : 1) les « trois plus un Â» espèces fondamentales (Ă©conomique, culturel, social/symbolique) ; 2) les Ă©tats institutionnels, objectivĂ©s, corporels du capital ; 3) les variations spatiales comme atout mineur (Neveu 2013, p. 355). Il conclut ainsi que « toutes les espèces de “capitaux” plus singulières […] ne sont fondamentalement rien d’autre que des combinaisons propres Ă  un champ, mais des combinaisons Ă©quivalentes Ă  des molĂ©cules qui ne peuvent ĂŞtre faites d’autre chose que des “trois plus un” capitaux fondamentaux, compliquĂ©s de la prise en compte de leurs “états” et sous-espèces Â» (Neveu 2013, p. 356, soulignĂ© par nous). De façon intĂ©ressante, la dimension spatiale est conçue comme une variation spĂ©cifique, en fonction des localitĂ©s, des espèces fondamentales, mais non pas d’une espèce de capital elle-mĂŞme : « Ces sous-espèces peuvent enfin renvoyer Ă  des variations propres aux modalitĂ©s localisĂ©es de structuration d’un des capitaux fondamentaux. Jean-NoĂ«l Retière montre bien que le « capital d’autochtonie Â» est une variante spatialisĂ©e du capital social dont il Ă©claire les formes en milieu populaire… ce qui ne saurait exclure […] qu’il puisse exister un capital d’autochtonie bourgeois dans les beaux quartiers. Â» (Neveu 2013, p. 355-356, soulignĂ© par nous)

L’auteur propose in fine de se dĂ©partir du dĂ©coupage bourdieusien pour ne plus s’embarrasser du lien entre champs et capitaux spĂ©cifiques, mais de les considĂ©rer comme « combinatoires Â» des trois espèces fondamentales (Neveu 2013, p. 345). Du point de vue du problème du capital spatial, cela permettrait d’identifier les variations spatiales des trois espèces de capitaux en raccordant sa discussion Ă  celle du capital d’autochtonie qu’il considère comme une variante locale du capital social. L’espace prend alors le statut d’une « dĂ©ictique Â» (Passeron 1991), d’un rĂ©fĂ©rent spatial simplement indicatif et contextualisant.

Figure 1. Théorie du capital de Bourdieu selon Neveu (2013).

Dans une interprĂ©tation diffĂ©rente Ă  Neveu mais aussi Ă  Bourdieu, Jean-Louis Fabiani (2016) distingue diffĂ©rentes qualitĂ©s de lien entre les formes de capital : une logique d’activation, une logique d’interfĂ©rence et une logique de transformation. Pour lui, les diffĂ©rentes formes de capital ne sont pas Ă©quivalentes, certaines prĂ©sentes Ă  l’état incorporĂ© (capital culturel) et d’autres non ; l’un (capital scolaire) est subordonnĂ© en mĂŞme temps qu’il est un Ă©tat institutionnalisĂ© d’un autre (capital culturel) ; certaines permettent la reconnaissance (capital symbolique), d’autres ne sont activables (capital social) qu’en lien avec le capital Ă©conomique et culturel [11].

Figure 2. Théorie du capital de Bourdieu selon Fabiani (2016).

Cette analyse de l’interaction entre diffĂ©rentes formes de capital est totalement absente du dĂ©bat autour du capital spatial, comme si les diffĂ©rentes formes de capital Ă©taient Ă©quivalentes et sans interactions. Si l’on suit cette lecture de Fabiani (2016), l’un des enjeux consisterait Ă  identifier la logique derrière le capital spatial : transformation, activation ou interfĂ©rence ?

Ainsi, placer les dimensions spatiales ne va pas de soi, car l’état même de la théorie du capital et du champ nécessite une compréhension plus approfondie et plus précise que l’état de la discussion autour du capital spatial jusqu’ici a été capable de proposer. L’enjeu de l’agencement théorique paraît un préalable indispensable si l’on veut engager un débat sur le bienfondé du capital spatial, car il détermine la manière dont est conçue l’intégration de la dimension spatiale dans le modèle du capital [12].

4. L’enjeu spatial : quelle conception de l’espace pour le capital spatial ?

Dans ce dĂ©bat sur le « capital spatial Â», c’est la conception du « spatial Â» qui semble ĂŞtre l’enjeu le plus problĂ©matique. Certains auteurs refusent le terme « capital spatial Â» au motif du dualisme espace et sociĂ©tĂ© : « quel que soit le signifiĂ© choisi (le contenu confĂ©rĂ© Ă  l’expression), quelle que soit donc la rĂ©ponse Ă  la question de savoir si ce qui est dĂ©signĂ© peut ĂŞtre considĂ©rĂ© comme une forme de capital ou pas, c’est le signifiant “capital spatial” qui doit sans doute ĂŞtre Ă©vitĂ© si l’on considère que la gĂ©ographie doit adopter une approche dimensionnelle de l’espace qui soit consĂ©quente, c’est-Ă -dire qui refuse le dualisme qui fait de l’espace et de la sociĂ©tĂ© (du social et du spatial) deux rĂ©alitĂ©s sĂ©parĂ©es Â» (Ripoll 2019, p. 300). Ce dualisme est toutefois une fiction ; il n’existe plus dans les thĂ©ories spatiales contemporaines de sĂ©paration substantialiste entre espace et sociĂ©tĂ© : ces concepts relationnels dĂ©signent des dimensions diffĂ©rentes, le concept d’espace dĂ©signant les dimensions spatiales des sociĂ©tĂ©s humaines [13].

Il s’agit lĂ , selon nous, d’une mĂ©sinterprĂ©tation fondamentale qui se fonde sur l’idĂ©e suivante : utiliser le terme « spatial Â» ou « espace Â» serait en contradiction avec une perspective dimensionnelle et amènerait une conception de l’espace et la sociĂ©tĂ© comme deux objets distincts, qui mènerait Ă  une conception dichotomique. Or, le concept d’espace a acquis ces cinquante dernières annĂ©es une signification toujours-dĂ©jĂ  sociĂ©tale et multi-dimensionnelle : il se rĂ©fère au paysage (Cosgrove 1984), au lieu pour lequel des acteurs diffĂ©rents dĂ©veloppent des significations et interprĂ©tations variables (Relph 1986), au milieu humain (Berque 2000), Ă  l’organisation spatiale de la sociĂ©tĂ© (Brunet 2001), Ă  l’agencement des relations sociales (Massey 2005), Ă  la localisation disputĂ©e d’entreprises ou d’individus luttant contre la gentrification et le droit Ă  la centralitĂ© (Clerval 2008), Ă  la distance entre Ă©lĂ©ments du monde social (LĂ©vy 2013), au territoire comme espace dont l’accès est contrĂ´lĂ© et imaginĂ© (Debarbieux 2015), etc. Dans toutes ces conceptions, l’espace est par dĂ©finition « sociĂ©tal » au sens oĂą il est articulĂ© aux processus culturels, sociaux, Ă©conomiques, politiques. On distingue dorĂ©navant des conceptions d’espace absolu, relatif et relationnel (Lefebvre 1974 ; LĂ©vy 1994 ; Werlen 1993 ; Harvey 2002 ; Löw 2015), toutes articulĂ©es aux pratiques sociales.

L’espace comme dimension des sociĂ©tĂ©s est ainsi conçu comme Ă©tant toujours-dĂ©jĂ  d’ordre social [14], il n’y a pas d’opposition possible entre ces deux dimensions, tout comme l’individu ne s’oppose pas Ă  la sociĂ©tĂ© : l’espace en est une dimension, comme les dimensions individuelle, sociale, temporelle et symbolique, pour reprendre le modèle penta-dimensionnel de Norbert Elias (1996). Penser la sociĂ©tĂ© d’un cĂ´tĂ© et l’espace de l’autre est une vision que la gĂ©ographie a fini par abandonner au profit d’une conception de l’espace comme concept d’un haut niveau de synthèse (Elias 1996) qui subsume un grand nombre d’opĂ©rations telles que : localisation, distance, limite, paysage, qualitĂ© de lieu, territoire, rĂ©seau etc. (Stock 2007). Voire, le dĂ©veloppement d’une thĂ©orie de la pratique oĂą les diffĂ©rentes dimensions spatiales sont conçues comme valorisations et enjeux diffĂ©renciĂ©s (Lussault et Stock 2010 ; Stock 2015). Ainsi, lorsque le terme « spatial Â» est utilisĂ© dans la thĂ©orie gĂ©ographique, il signifie constitution ou production sociale de l’espace, ou spatialitĂ© au sens d’une valorisation sociale d’élĂ©ments d’ordre spatial. Il correspond Ă  une ressource ou contrainte possible issue d’un certain rapport Ă  l’espace, et non pas Ă  l’espace en tant que tel. D’ailleurs, le terme « spatialitĂ© Â» plus qu’« espace Â» rendrait davantage compte de ces rapports sociĂ©taux Ă  l’espace tout comme le capital spatial est moins un capital d’espace qu’un capital de spatialitĂ© [15].

MalgrĂ© cette clarification thĂ©orique des vingt dernières annĂ©es, les blocages et erreurs subsistent, exemplifiĂ©s dans la citation suivante  : « Ajouter et donc distinguer une espèce de capital, prĂ©sentĂ©e comme nouvelle, qui serait par dĂ©finition “proprement spatiale”, laisse entendre que l’espace est Ă  la fois isolable mais aussi, rĂ©ciproquement, totalement absent des autres espèces de capitaux (Ă©conomique, culturel, symbolique…) — ce qui est un non-sens quand on prĂ´ne une approche dimensionnelle de l’espace, et difficilement tenable jusqu’au bout quand on y rĂ©flĂ©chit sĂ©rieusement Â» (Ripoll 2019, p. 300). Cette phrase fait montre d’une incomprĂ©hension des dĂ©bats thĂ©oriques autour de l’espace et des spatialitĂ©s [16]. Une vision relationnelle de l’espace permet justement d’étudier les dimensions spĂ©cifiques (localisation, limite, extension, distance, territoire, rĂ©seau, accessibilitĂ©, etc.) que les acteurs sont capables de mobiliser en lien avec d’autres pouvoirs. La maĂ®trise de l’accessibilitĂ© comme l’une des dimensions spatiales identifiables, mais non isolĂ©es, est, par exemple, l’un des atouts relatifs que permet synthĂ©tiser le concept de capital de mobilitĂ© (Ceriani-Sebregondi 2007 ; Kaufmann et al. 2004). Loin d’être une impossibilitĂ© thĂ©orique, le concept « capital spatial Â» peut ainsi dĂ©signer la dimension spatiale des diffĂ©rents pouvoirs et capacitĂ© d’action.

La question de savoir « comment faire pour intĂ©grer la dimension spatiale dans la conceptualisation des capitaux de façon satisfaisante, et notamment sans faire de “l’espace” ou du “spatial” une rĂ©alitĂ© substantialisĂ©e et sĂ©parĂ©e du monde social ? Â» (Ripoll 2019, p. 290) induit donc un raisonnement erronĂ©. L’espace n’est « substantialisĂ© Â» que dans son ontologie substantialiste ; les ontologies relationnelles ne conçoivent pas l’espace comme substance, mais moyen de cognition et rapport Ă  la corporĂ©itĂ©. Afin de reconstruire les multiples interprĂ©tations, stratĂ©gies, et pratiques possibles par des types d’acteur très variables, les sciences sociales travaillent aujourd’hui avec un concept d’« espace relationnel Â». Ainsi, une ontologie relationnelle a pris le pas sur une ontologie substantialiste de l’espace depuis une quarantaine d’annĂ©es en gĂ©ographie et en sciences humaines et sociales (Lefebvre 1974 ; LĂ©vy 1994 ; Werlen 1993 ; Elias 1996 ; Massey 2005 ; Lussault 2007 ; Löw 2015). Le concept d’espace est relationnel au sens oĂą ce sont les rapports diffĂ©renciĂ©s qui valorisent des distances, lieux, agencements de façon variable pour diffĂ©rents types d’acteurs.

La construction sociale de l’espace et la constitution spatiale des sociétés sont étudiées avec une approche relationnelle de l’espace. Parler de capital spatial n’amène pas à un dualisme, car les dimensions spatiales sont intégrées dans le fonctionnement des différentes configurations des sociétés. Le concept de capital spatial est d’emblée relationnel, car il valorise un certain rapport à l’espace, et d’emblée sociétal, car lié à un certain champ. Il peut être conçu comme une capacité d’action avec et par les différentes dimensions spatiales, et ne pose pas de problème théorique particulier comparé aux autres capitaux.

L’enjeu rĂ©side donc dans la conception des dimensions spatiales qui informent un type de capital. Quelles peuvent ĂŞtre ces dimensions spatiales des multiples formes de capital ? Chaque dimension spatiale (localisation, distance, limite, paysage, qualitĂ© de lieu, territoire, rĂ©seau, etc.) conçue comme rapports Ă  l’espace (spatialitĂ©) pourrait-elle ĂŞtre envisagĂ©e comme autant d’atouts, activĂ©s ou activant d’autres atouts ? 

5. L’enjeu du champ : quelle articulation avec le capital spatial ?

Selon Bourdieu, la question du capital est indissociable de la diffĂ©renciation des sociĂ©tĂ©s humaines en termes de champs : chaque jeu social nĂ©cessite ses atouts propres, les espèces spĂ©cifiques de capital correspondent aux enjeux et intĂ©rĂŞts du champs considĂ©rĂ©. Ainsi, dans l’écosystème thĂ©orique bourdieusien, le concept de « capital Â» est relationnel, c’est-Ă -dire qu’il n’existe et ne fonctionne qu’en relation avec un champ : il y a une « interdĂ©pendance entre la notion de champ et la notion d’espèce de capital. […] une espèce de capital se dĂ©finit dans sa relation avec un champ particulier : il n’y a de capital que spĂ©cifique. En termes simples, on pourrait dire que le capital spĂ©cifique d’un champ est ce qui marche dans ce champ. En termes plus directs encore, c’est “ce qui paie” dans un champ, ce qu’il faut avoir pour appartenir rĂ©ellement Ă  un champ. Â» (Bourdieu 2016, p. 416) Le concept de champ permet de concevoir une configuration sociale organisĂ©e par des forces que forment les interdĂ©pendances et pouvoirs asymĂ©triques des capitaux.

ApprĂ©hender le social comme une multiplicitĂ© de champs permet de souligner que les enjeux entre diffĂ©rentes figurations et intĂ©rĂŞts sont incommensurables : le champ littĂ©raire par rapport au champ touristique, celui du surf par rapport Ă  la mode. De fait, Bourdieu opère des agencements Ă  Ă©chelles variables et de champs interdĂ©pendants : le champ de production culturelle comporte les champs journalistique, littĂ©raire, scientifique, musical, intellectuel (Sapiro 2020a) ; le champ de production idĂ©ologique est reliĂ© au champ du pouvoir (Denord 2020), le champ Ă©conomique s’est autonomisĂ© avec le dĂ©veloppement capitaliste et le champ du pouvoir est apprĂ©hendĂ© comme un mĂ©ta-champ puisque dĂ©terminĂ© par l’État (Lebaron 2020). Certes, il y a un « champ Ă©conomique mondial, notamment dans le domaine financier Â» (Bourdieu 2000, p. 344), structurĂ© en fonction des industries en sous-champs oĂą les agents sont les firmes qui engagent un capital financier, culturel, social, symbolique, technologique, etc (cf. point 6).

La question se pose de savoir si, et dans quelle mesure, des enjeux d’ordre spatial — emplacements, dĂ©placements, cheminements, franchissements, etc. â€” existent dans le fonctionnement des champs sociaux. Si oui, le terme de capital spatial (ou de spatialitĂ©) pourrait dĂ©signer ces pouvoirs et enjeux spĂ©cifiques. Chez Bourdieu, le fonctionnement du marchĂ© de l’immobilier (Bourdieu 2000), du champ littĂ©raire (Bourdieu 1992b), la localisation rĂ©sidentielle (Bourdieu et Saint-Martin 1976 ; Bourdieu 1993) Ă©voque en passant l’importance des enjeux de proximitĂ©, Ă©cart, distances, localisation, de limites, de mobilitĂ© au sein des champs. Voire, d’un « sens du placement Â», certes exprimĂ© avec une forte charge mĂ©taphorique : « Le sens du placement est le fait de savoir oĂą on est et de connaĂ®tre les marges de libertĂ©, les tolĂ©rances Ă  la dĂ©viance, le droit Ă  l’hĂ©rĂ©sie que tolère cette position, le seuil entre “il est fou” et “il est original”. Â» (Bourdieu 2016, p. 246-247, soulignĂ© par nous)

La notion de « champ Â» comme ensemble de liens d’interdĂ©pendance filant la mĂ©taphore d’un champ de forces de la physique est certes critiquable (cf. Lahire 2001), mais permet aussi d’intĂ©grer une « gĂ©ographicitĂ© du champ Â» (i.e. ses dimensions spatiales) dans sa conception. C’est un concept spatial par excellence Ă  condition de renoncer Ă  le traiter purement mĂ©taphoriquement : « un concept abstrait qui permet l’autonomisation mĂ©thodologique d’un espace d’activitĂ© dĂ©fini de façon relationnelle (selon des principes d’opposition structurale qui dessinent une topographie de positions en fonction de la distribution du capital spĂ©cifique) et dynamique (ces positions Ă©voluent en fonction des luttes internes au champ qui imposent une temporalitĂ© propre), Ă  condition que celle-ci se justifie par des raisons socio-historiques. Les frontières des champs ont trait Ă  la division du travail et aux frontières gĂ©ographiques, mais ces frontières ne sont pas donnĂ©es, elles Ă©voluent dans le temps, et sont constamment remises en cause. Â» (Sapiro 2013, p. 71, soulignĂ© par nous) On repère ici le glissement entre les mĂ©taphores spatiales et la conceptualisation spatiale.

Les « champs Â» de Bourdieu sont en effet conçus, sauf exceptions, comme Ă©tant a-spatiaux, reflĂ©tant d’ailleurs le travail de Bourdieu dans son ensemble qui se saisit rarement de la dimension spatiale, probablement l’une des limites majeures de sa thĂ©orie de la pratique et de ses multiples Ă©tudes empiriques. Il y a cependant des exceptions, elles aussi rarement relevĂ©es dans la littĂ©rature scientifique : le travail sur le capital culturel des agriculteurs dont la distance gĂ©ographique rend l’accès aux biens culturels difficiles (Bourdieu et Saint-Martin 1976) et la question de la proximitĂ© comme Ă©lĂ©ment central des liens sociaux (Bourdieu 1980). Plus citĂ© est son travail sur « l’effet de lieu Â» (Bourdieu 1993) qui conçoit l’espace uniquement comme rĂ©sultat d’une « projection Â» de la sociĂ©tĂ© sur ce qu’il appelle « l’espace physique Â», mais Ă©voque aussi des profits par l’espace, l’espace comme enjeu de luttes ainsi que la maĂ®trise de l’espace : « L’espace ou, plus prĂ©cisĂ©ment, les lieux et les places de l’espace social rĂ©ifiĂ©, et les profits qu’ils procurent, sont des enjeux de luttes (au sein des diffĂ©rents champs). Les profits d’espace peuvent prendre la forme de profits de localisation, eux-mĂŞmes susceptibles d’être analysĂ©s en deux classes :  (tels que les Ă©quipement Ă©ducatifs, culturels ou sanitaires) ; les profits de position ou de rang (comme ceux qui sont assurĂ©s par une adresse prestigieuse), cas particulier des profits symboliques de distinction qui sont attachĂ©s Ă  la possession monopolistique d’une propriĂ©tĂ© distinctive. […] Ils peuvent aussi prendre la forme de profits d’occupation (ou d’encombrement), la possession d’un espace physique (vastes parcs, grands appartements, etc.) pouvant ĂŞtre une manière de tenir Ă  distance et d’exclure toute espace d’intrusion indĂ©sirable. Â» (Bourdieu 1993, p. 256-257, soulignĂ© dans l’original)

Cependant, le fonctionnement des champs nĂ©cessite un « sens du placement Â» (Bourdieu 2016) dans un sens non-mĂ©taphorique, donc la prise en compte des hauts-lieux, de l’accès aux lieux de pouvoir ou de l’exclusion de ces mĂŞmes lieux, quel que soit le champ considĂ©rĂ©. N’y-a-t-il pas pour chaque « champ Â», un problème de pratiques des lieux, des lieux centraux, valorisĂ©s, et d’autres pĂ©riphĂ©riques, stigmatisĂ©s, des accessibilitĂ©s, des distances, des proximitĂ©s, des limites Ă  franchir, des acteurs impliquĂ©s les uns par rapport aux autres oĂą la localisation et la mobilitĂ© des corps est en jeu ? La maĂ®trise de l’espace serait ainsi une condition sine qua non pour valoriser les autres espèces de capitaux. La notion de champ pourrait alors ĂŞtre redĂ©finie comme un agencement spatio-temporel d’acteurs dotĂ©s de pouvoirs asymĂ©triques par rapport Ă  des enjeux et intĂ©rĂŞts singuliers [17]. La question des dimensions spatiales des espèces de capital ou bien d’un capital spatial en propre peut ĂŞtre reprise avec plus de prĂ©cision : une certaine forme de capital spatial — jamais la mĂŞme en fonction des champs â€” donnerait des avantages par rapport Ă  d’autres acteurs dans n’importe quel champ social : capital d’autochtonie comme avantage local dans un champ social singulier, capital international dans un champ Ă©conomique, capital de mobilitĂ© dans un champ migratoire etc.

Une deuxième voie d’investigation existe. Vincent Veschambre pose la question suivante : « les capitaux Ă©tant […] insĂ©parables des champs sociaux oĂą ils sont reconnus et efficaces, peut-on dĂ©gager l’existence d’un “champ spatial” relativement autonome oĂą les “capitaux spatiaux” seraient des armes et des enjeux spĂ©cifiques ? Â» (Veschambre 2006, p. 477). Cette manière de poser la question vise la logique d’adĂ©quation entre le capital spatial comme espèce spĂ©cifique et champ, et de poser la question d’un champ spatial. On trouve chez Bourdieu une piste de rĂ©flexion sous l’appellation de « champ territorial Â».

En effet, en s’intĂ©ressant Ă  la politique du logement, il indique que « le vĂ©ritable sujet de la mise en Ĺ“uvre du règlement n’est autre chose que le champ territorial Ă  l’intĂ©rieur duquel se dĂ©terminent les “choix” des responsables (ou, plus exactement, l’état de la structure de ce champ Ă  un moment donnĂ©). Â» (Bourdieu 1990, p. 92, soulignĂ© par nous) Il ne s’agit donc plus de la gĂ©ographicitĂ© de n’importe quel champ social (surf, musique, tourisme, littĂ©rature, science, mode, droit, etc .), mais d’un champ d’un type particulier, un territoire au sens d’espace politiquement dĂ©limitĂ© sur lequel s’exerce la souverainetĂ© d’une autoritĂ©. Celui-ci constitue un champ qui possède des enjeux (dont la mise en application de règlements) et intĂ©rĂŞts spĂ©cifiques au sein duquel la maĂ®trise des Ă©chelles est un Ă©lĂ©ment important : « la mise en Ĺ“uvre des règlements s’accomplit Ă  travers cette multiplicitĂ© de pouvoirs concurrents qui s’opposent au sein du champ territorial tout en restant intĂ©grĂ©s dans les champs nationaux (celui des prĂ©fets, celui des architectes, celui des ingĂ©nieurs des DDE, etc.). Â» (Bourdieu 1990, p. 93, soulignĂ© par nous) Si on suit ce raisonnement du champ territorial controversĂ© et traversĂ© de luttes, le capital spatial des agents s’engage autour des enjeux d’accessibilitĂ© (politique de transport), d’immobilier (politique du logement), d’amĂ©nagement du territoire (politique d’amĂ©nagement du territoire), ou encore d’urbanisme.

L’enjeu consiste donc Ă  articuler le capital spatial Ă  un champ. La rĂ©ponse peut ĂŞtre variable : en tant que capital spĂ©cifique, le capital spatial peut ĂŞtre conçu comme un atout dans un champ territorial ; en tant qu’espèce fondamentale, le capital spatial peut ĂŞtre conçu comme intervenant en tant qu’avantage ou limite dans n’importe quel champ social.

6. L’enjeu de l’acteur : individuel ou collectif ?

Un autre enjeu n’a, lui non plus, jamais Ă©tĂ© abordĂ© jusqu’ici dans la discussion sur le capital spatial : celui du type d’acteur concernĂ©. En effet, les rĂ©flexions se portent uniquement sur les « agents Â» individuels. Or, Bourdieu accorde aussi du capital Ă  deux autres types d’acteurs, l’État et l’entreprise.

C’est ainsi que pour lui, l’« Ă‰tat est l’aboutissement et le produit d’un lent processus d’accumulation et de concentration de diffĂ©rentes espèces de capital : capital de force physique, policière ou militaire […], Ă©conomique […], informationnel […], et symbolique. Â» (Bourdieu 2000, p. 28) Il dispose Ă©galement d’un capital juridique et technologique (Bourdieu 2012). Parallèlement, il envisage un capital technologique, social, culturel, financier, organisationnel, juridique, commercial et symbolique aux entreprises qui sont les acteurs d’un champ Ă©conomique, lui-mĂŞme structurĂ© en fonction des diffĂ©rentes industries : « ce sont les agents, c’est-Ă -dire les entreprises, dĂ©finies par le volume et la structure du capital spĂ©cifique qu’elles possèdent, qui dĂ©terminent la structure du champ qui les dĂ©termine, c’est-Ă -dire 1’état des forces qui s’exercent sur 1’ensemble des entreprises engagĂ©es dans la production de biens semblables. Â» (Bourdieu 2000, p. 293) L’usage du terme de capital par Bourdieu est donc Ă  la fois prĂ©cis et extensif en saisissant et mesurant les atouts de diffĂ©rents types d’acteurs. Ainsi, les collectifs jouent-ils aussi de diffĂ©rentes espèces de capital ; engagent-ils aussi des avantages que l’on pourrait interprĂ©ter comme relevant d’un capital spatial ?

La gĂ©ographie, plus que d’autres disciplines des SHS, construit comme objet scientifique des lieux gĂ©ographiques singuliers et de la gouvernance de ceux-ci en tant qu’acteurs collectifs. Le concept de capital spatial pourrait ainsi s’appliquer Ă  des juridictions Ă  diffĂ©rentes Ă©chelles (municipale, intercommunale, rĂ©gionale, Ă©tatique, internationale) qui engagent des atouts d’ordre spatial dans la lutte menĂ©e dans diffĂ©rents champs. En gĂ©ographie, certaines expressions laissent entendre une conception de ce genre : un collective symbolic capital de certaines villes par rapport Ă  d’autres (Harvey 2002), un « capital urbain Â» des villes (Lussault 2003), un « capital touristique Â» des stations touristiques dans un champ touristique mondial (Clivaz et al. 2011 ; Darbellay et al. 2011), un capital d’urbanitĂ© des stations touristiques (Equipe MIT 2011), un « capital territorial Â» des rĂ©gions (Camagni et Capello 2013), ou encore un « capital environnemental Â» pour les parcs naturels (Geffroy et Depraz 2017). Dans cette veine, on pourrait considĂ©rer que le paysage valorisĂ© comme atout est l’une des dimensions du capital spatial d’un lieu valorisable par exemple dans le champ sportif. Similairement, la souverainetĂ© sur un territoire d’Outre-mer constituerait un avantage comparatif stratĂ©gique d’ordre spatial pour un État dans la lutte pour l’accès Ă  des ressources.

L’enjeu consiste donc à définir le type d’acteur pouvant mettre en jeu un capital spatial. La théorie de Bourdieu autorise des acteurs collectifs à engager de multiples formes de pouvoir dans leurs actions. Cela fait-il sens de concevoir un capital spatial de l’État, des collectivités locales et des entreprises, en plus de celui des agents individuels ?

7. Enjeux de gĂ©ographes vs. de sociologues : un effet de champ ?

Un champ est notamment rĂ©gi par un enjeu partagĂ© par les agents le constituant, ce que Bourdieu nomme illusio, c’est-Ă -dire « la croyance fondamentale dans la valeur des enjeux et du jeu lui-mĂŞme Â» (Bourdieu 1997, p. 25). Pour illustrer ce problème, il prend l’exemple du gĂ©ographe (non sans malice) : « Un champ […] se dĂ©finit entre autres choses en dĂ©finissant des enjeux et des intĂ©rĂŞts spĂ©cifiques, qui sont irrĂ©ductibles aux enjeux et aux intĂ©rĂŞts propres Ă  d’autres champs (on ne pourra pas faire courir un philosophe avec des enjeux de gĂ©ographes) et qui ne sont pas perçus de quelqu’un qui n’a pas Ă©tĂ© construit pour entrer dans ce champ (chaque catĂ©gorie d’intĂ©rĂŞts implique l’indiffĂ©rence Ă  d’autres intĂ©rĂŞts, d’autres investissements, ainsi vouĂ©s Ă  ĂŞtre perçus comme absurdes, insensĂ©s, ou sublimes, dĂ©sintĂ©ressĂ©s). Â» (Bourdieu 1984b, p. 113) Le problème a Ă©tĂ© jusqu’ici analogue pour le capital spatial : les intĂ©rĂŞts empiriques et thĂ©oriques ne sont pas identiques pour la sociologie et la gĂ©ographie. Il y a donc un enjeu disciplinaire Ă  considĂ©rer.

La géographie pose la question de la pratique, de la maîtrise ou de l’appropriation de l’espace et de la valorisation différentielle des lieux. En géographie, les manières inégales et différenciées de faire avec l’espace ainsi que les luttes pour la localisation ou l’espace public, constituent l’objectif cognitif. L’espace comme concept est une aide à l’interprétation d’une dimension relativement moins soulevée dans d’autres disciplines.

Ce qui est un objectif cognitif important en gĂ©ographie est secondaire en sociologie. Pour cette dernière — pour autant que l’interprĂ©tation spatiale fait sens par exemple dans la « sociologie de l’espace Â» (Simmel 1995 ; Löw 2015) ou la sociologie urbaine (Joseph 1998) â€”, ce sont les inĂ©galitĂ©s telles qu’elles peuvent se mesurer par des diffĂ©rences en termes d’accès aux lieux, placement, accessibilitĂ©s, etc. qui sont en ligne de mire. La maĂ®trise de n’importe quel champ social peut-elle faire abstraction d’un capital spĂ©cifiquement spatial ? La position sociale et les pratiques (goĂ»ts, domination, habitus) sont-elles dĂ©pendantes d’avantages d’ordre spatial ? Plusieurs propositions ont Ă©tĂ© faites en sociologie pour intĂ©grer la dimension spatiale dans l’analyse par capital sans cependant utiliser l’expression « capital spatial Â» : Wagner (2011) parle du « capital international Â» des Ă©tudiants, Retière (2003) et Renahy (2010) construisent le terme « capital d’autochtonie Â» pour parler des effets d’interconnaissances locaux, limitĂ© Ă  un seul lieu, tandis que d’autres auteurs Ă©voquent un « capital de mobilitĂ© Â» (Kaufmann et al. 2004 ; Kaufmann et Jemelin 2008). On voit donc Ă  l’œuvre ce que Bourdieu nomme des « effets de champ Â» disciplinaires dans la manière de s’emparer des dimensions spatiales.

S’y ajoute l’enjeu de l’usage stricto sensu ou lato sensu de l’écosystème thĂ©orique de Bourdieu. En gĂ©ographie, on observe un usage plutĂ´t lâche : LĂ©vy (1994) invente le terme « capital spatial Â», Centner (2008) en fait un usage crĂ©atif, Cailly (2007) discute en profondeur les « profits d’espace Â» en lien avec les enjeux de lutte et postule l’existence de « champs spatiaux Â». Certes, Ripoll (2019) plaide pour une lecture stricte de Bourdieu, mais prĂ©sente une vision peu complexe du modèle qui Ă©vacue notamment la question du champ, mais aussi l’articulation aux autres concepts-clĂ©s de la thĂ©orie bourdieusienne. En sociologie, l’usage est souvent plus strict, avec la recherche de correspondance entre capital et champ, voire la mise en en Ĺ“uvre d’autres concept spĂ©cifiques tels que « habitus Â» et « espace social Â», mais sans vĂ©ritable prise en compte des enjeux relatifs aux dimensions spatiales. S’y ajoute enfin le problème des mĂ©taphores spatiales : l’œuvre de Bourdieu est saturĂ©e de mĂ©taphores spatiales (champ pour dĂ©signer les interdĂ©pendances, position sociale pour dĂ©signer la hiĂ©rarchie des acteurs individuels, espace social pour dĂ©signer la sociĂ©tĂ© dans son ensemble, etc.) qui peut conduire Ă  des erreurs d’interprĂ©tation. Jusqu’ici, le dĂ©bat autour du capital spatial ne fait pas mention des diffĂ©rents projets cognitifs et propriĂ©tĂ©s de la thĂ©orie elle-mĂŞme.

Ces enjeux disciplinaires forment un biais qui informe de manière implicite un grand nombre de rĂ©flexions et constitue un obstacle Ă©pistĂ©mologique. Si l’on considère que la gĂ©ographie constitue un champ scientifique avec ses thĂ©ories propres, il fait sens de dĂ©velopper la notion de capital spatial de façon autonome. Cependant, dans une discussion interdisciplinaire — la gĂ©ographie et la sociologie non comme deux sciences indĂ©pendantes mais deux perspectives spĂ©cifiques dans le champ des SHS (avec l’anthropologie, l’économie, l’histoire, la science politique, etc.) â€” l’avantage d’un vocabulaire partagĂ© est patent.

Dans l’objectif de bâtir une thĂ©orie des formes de capital en lien avec la thĂ©orie des champs en incluant les dimensions spatiales (ou temporelles, autre dimension sous-estimĂ©e), l’une des prĂ©mices Ă  la discussion est de remettre non seulement en cause le terme « capital spatial Â», mais aussi les autres espèces fondamentales de capital. Pourquoi tenir pour acquis les uns et non pas les autres ? Les distinctions proposĂ©es jusqu’ici — capital culturel, social, Ă©conomique, symbolique â€” ne font pas nĂ©cessairement beaucoup plus sens que le capital spatial. D’autant que ces distinctions Ă©voluent dans l’œuvre de Bourdieu.

De la nécessité pour la géographie de capitaliser.

Ce travail critique dĂ©montre qu’il n’y a pas de raison conceptuelle de rejeter l’existence d’un « capital spatial Â». Ni le risque d’une approche dichotomique de l’espace ni le manque d’interrelation avec d’autres formes de pouvoir ne peuvent ĂŞtre retenus comme raison suffisante pour ne pas travailler avec ce concept. Cependant, il y a au moins sept enjeux, d’ordre thĂ©orique et Ă©pistĂ©mologique, qui mĂ©ritent d’être approfondis.

Le « capital spatial Â» est selon nous nĂ©cessaire dans la mesure oĂą les dimensions spatiales sont co-constitutives des pouvoirs d’action. En dĂ©finitive, face Ă  la multiplicitĂ© et l’évolution des capitaux, un capital spatial n’est, a priori, ni moins ni plus pertinent que d’autres types de capitaux. D’ailleurs, les expressions « profits d’espace Â» (Bourdieu 1993) et « sens du placement Â» (Bourdieu 2016), rares Ă©vocations du spatial non-mĂ©taphorique dans la thĂ©orie de la pratique de Pierre Bourdieu, mettent sur la piste de la nĂ©cessaire prise en compte des dimensions spatiales du jeu entre formes de capital et champs sociaux. En tous cas, l’espace Ă©tant un concept relationnel, ce sont fondamentalement les spatialitĂ©s — i.e. les rapports Ă  l’espace et non l’espace en tant que tel â€” qui sont en jeu. L’hypothèse du capital spatial implique que les acteurs (individuels et collectifs) disposent d’une capacitĂ© diffĂ©rentielle — localisation, valorisation, etc. â€” dans la maĂ®trise des champs sociaux.

L’enjeu du capital spatial concerne probablement moins son intĂ©rĂŞt intrinsèque qu’un positionnement dans un agencement thĂ©orique. En effet, notre investigation a montrĂ© que de multiples solutions existent pour intĂ©grer les dimensions spatiales comme pouvoir d’agir : comme espèce fondamentale de capital existant sous diffĂ©rents Ă©tats — incorporĂ©s (compĂ©tences), objectivĂ©s (matĂ©rialisation) ou institutionnalisĂ©s â€”, comme espèce spĂ©cifique dans un champ territorial spĂ©cifique ou encore comme condition sine qua non pour maĂ®triser un champ et mobiliser d’autres capitaux. Le problème fondamental d’un agencement thĂ©orique pertinent et de la capacitĂ© d’engager des recherches empiriques reste cependant entier.

Le dĂ©bat autour de la notion de capital spatial peut ĂŞtre bĂ©nĂ©fique pour la thĂ©orie gĂ©ographique Ă  condition de saisir les rĂ©fĂ©rents thĂ©oriques et de se rendre compte des enjeux thĂ©orico-empiriques. L’une des faiblesses du dĂ©bat a rĂ©sidĂ© jusqu’à prĂ©sent dans l’incapacitĂ© Ă  rendre prĂ©cisĂ©ment compte de la thĂ©orie dans son ensemble. La focalisation sur la notion de capital fait perdre de vue les autres notions (champ, espace social, habitus, hexis corporelle, doxa, illusio, stratĂ©gie, intĂ©rĂŞt, sens pratique, agent, domination, schème, règle, double bind, disposition, libido, intĂ©rĂŞt, position sociale, etc.) constitutives de la thĂ©orie de la pratique [18]. De mĂŞme que le dĂ©bat est rendu difficile par l’évolutivitĂ© du rĂ©fĂ©rent : la rĂ©flexion de Pierre Bourdieu est marquĂ©e par des remaniements importants et certains s’appuient sur ses travaux des annĂ©es 1970, d’autres sur ceux des annĂ©es 1980, 1990 ou 2000. Cette complexitĂ© doit ĂŞtre prise en compte, faute de quoi tout dĂ©bat restera vain.

Abstract

This article is a reflection upon the “spatial capital”, a concept proposed in addition to the capitals introduced by Pierre Bourdieu in his practice theory. Indeed, this theory does not take into account the spatial dimensions as societal issue, and one of the geographers’ tasks may consist in integrating them. But this concept provokes a debate in geography. Drawing on the Bourdieusian conceptual framework, this paper raises seven issues to consider when including a “spatial capital”. The purpose is to show why this concept is necessary, specifically in the understanding of human spatialities, and more broadly for a geographical contribution to the theory of practice.

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