Au printemps 2018, le quartier du Marais à Paris a été le théâtre d’évènements politiques qui n’ont pas manqué d’attirer l’attention. Rappelons les faits. À l’occasion, en juin, de l’anniversaire de « la Marche des Fiertés » ou Gay Pride, plusieurs passages piétons avaient été peints aux couleurs de l’arc-en-ciel, une référence aujourd’hui bien identifiée de la communauté LGBT. L’inscription générique et linéaire des arcs, disposés perpendiculairement aux bandes blanches du passage piéton autant qu’au sens du défilé prévu pour la manifestation, affichait d’emblée des portées transgressives. Les réactions homophobes ont été très violentes, avec des dégradations et l’inscription au sol de tags, en blanc (!), avec des messages du type « dictature LGBT », « LGBT hors de France », « Hidalgo dégage »… Les condamnations furent générales, la justice saisie et la mairie a décidé que ces installations seraient maintenues de façon permanente.
Pour qui suit un tant soit peu l’actualité urbaine, difficile, les derniers mois, de passer à côté des nombreuses autres nouvelles relatives aux passages piétons. Parmi les plus remarquables, il y a, par exemple, des appropriations artistiques plus ou moins spontanées et durables. C’est le cas de celles de l’artiste bulgare Christo Guelov dans les rues de Madrid. Sa série d’interventions Funnycross, qui consiste à barioler de formes géométriques les intervalles entre les bandes blanches, capte plus que jamais les regards… Construit dans une démarche participative intitulée « coup de pinceau rue du Drac », c’est carrément tout un tapis à motifs qui a été dessiné et inauguré à Grenoble, en juin 2018. L’objectif de cette appropriation collective militante était clair, avec un slogan mobilisateur : « Apaiser, sécuriser et embellir l’espace public ». Cette dimension interactive était encore plus évidente dans une autre opération, menée, elle, par l’agence Camisa 10 sur une route de front de mer au Brésil. Elle consistait, avec l’aide d’un pianiste, à suivre en musique les mouvements des individus traversant un passage piéton. Il s’agissait ici, manifestement, d’un événement fondé sur une rupture avec la quotidienneté d’une pratique de franchissement. Avec en perspective l’idée de sensibiliser à la sécurité des piétons. Cela a pu se traduire ailleurs par des artefacts plus ou moins sophistiqués. La ville indienne d’Ahmedabad a ainsi été pionnière dans la réalisation de passages piétons peints pour obtenir un trompe-l’oeil en trois dimensions, comme si l’installation était suspendue dans le vide. Depuis quelques mois, la petite ville islandaise d’Ísafjörður, puis l’agglomération de Lille, ont fait le buzz bien au-delà d’un périmètre local, avec des croisements similaires. Cela attire désormais des badauds, qui s’arrêtent en plein milieu de la chaussée pour se faire photographier !
Polarités et interactions.
Il existe pourtant des expériences radicalement inverses. Pour marginales qu’elles soient, elles n’en demeurent pas moins intéressantes, puisqu’il s’agit ici de bannir toutes formes de signalétiques visibles dans la régulation des circulations. C’est le cas depuis les années 1970 à Drachten et à Makkinga aux Pays-Bas, ou encore à Bohmte en Allemagne, ainsi que dans des opérations ponctuelles en Belgique, en Grande-Bretagne ou au Danemark, dans le cadre d’un programme européen. La responsabilité traversière y est rendue aux usagers, selon le principe du shared space (« espace partagé »), soit un système d’autorégulation des flux. Point ici de matérialisation des passages piétons, mais un ensemble de principes destinés à repenser de façon non ségrégative la place des différents modes de déplacements urbains. Le bilan et le niveau de réplicabilité de ces expériences (plus ou moins d’accidents, évolutions comportementales, requalifications paysagères, place laissée à certaines populations comme les aveugles, etc) restent à établir. Tout au moins peut-on s’interroger sur le caractère déjà connu, partagé et intégré des habitus traversiers. Par leurs pratiques, les usagers ne reproduisent-ils pas un modus operandi largement commun, qui puise à la source de conventions et de codes déjà acquis dans d’autres contextes ? Cela devient bien une modalité de gestion collective du risque, fondée sur la responsabilité cognitive individuelle, mais aussi civile. C’est ce qu’on appelle – et pas seulement chez le conducteur automobile – la partie sociale de la conduite.
Cette manière de voir se situe à l’exact opposé d’un des crédos urbanistiques du 20e siècle, qui a consisté à étanchéifier les espaces en fonction des vitesses de circulation. Des chercheurs comme François Ascher ont insisté sur les nombreuses conséquences de ce fonctionnalisme urbain, dont les flux et les vitesses automobiles sont sortis grands vainqueurs. Les fameux passages cloutés du début du 20e siècle, plantés perpendiculairement à la chaussée hippomobile ou automobile, priorisaient da façon claire les mouvements piétons. Avec des bandes jaunes ou blanches marquées dans le sens du trafic routier, les « zèbres » (zebra crossings) traduisent pourtant un véritable retournement des polarités, auquel on va avoir affaire dès les années 1950. La rue est alors peu à peu enfermée dans sa linéarité, avec des corridors spécialisés, juxtaposés et séparés physiquement, des tunnels traversants, des passerelles suspendues et des traversées en étages qui ne se croisent pas. Ce qui produit « l’effet tunnel » ou « l’effet couloir », ce n’est pas tant le marquage, dans quelque sens qu’on puisse le lire, mais bien l’addition de l’attribution fonctionnelle d’un linéaire et d’un dispositif de régulation rythmique des circulations, les feux rouges… Le séquençage normé des espaces circulatoires vient de cette combinaison. Le décloisonnement ainsi opéré de l’îlot urbain conduit au cloisonnement des horizons piétons, limités à des cheminements. L’argumentaire est d’ailleurs clairement énoncé comme celui de la « sécurité routière »… et même si l’on connaît tous des exemples de passages piétons in the middle of nowhere, ce sont bien désormais les carrefours qui concentrent les injonctions à traverser ici plutôt qu’ailleurs, avec des aménagements dédiés. Les contraintes sont dès lors prégnantes, avec toutes sortes de dispositifs de feux multicolores, de signaux sonores et autres appareillages sensoriels, de comptes-à-rebours, etc. En phase avec un processus de « smartisation » généralisée et dans un souci de gestion d’impatiences croissantes, ne voit-on pas aussi apparaître aujourd’hui des formes de plus en plus sophistiquées de passages « intelligents » ? Les « appels piétons » sont alors remplacés par des capteurs, des caméras, des led, désormais associés à du machine learning. Au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en France, les installations ponctuelles se multiplient et nous avons désormais dépassé les séquences de test développées par la société londonienne Umbrellium. Là où des installations matérialisent des lignes de circulation pour les « piétons zombies » (en particulier ceux qui ne quittent pas des yeux leur smartphone), ces croisements interactifs seraient bientôt les garants du meilleur des mondes circulatoires. Smart cities ? Smart mobilities ? Pas si sûr, tant la gestion des rythmes différenciés de traversée conduit à des cloisonnements urbicides, c’est-à-dire à une atténuation, voire à une disparition des interactions urbaines. Les divergences rythmiques ont été depuis longtemps entérinées par l’aménagement, nous direz-vous. Développé notamment à Paris depuis une vingtaine d’années, le système encadré d’une traversée multi-temps (avec le panneau « Piétons Attention Traversez en deux temps ») n’était-il pas déjà une forme de validation directe instituée par les gestionnaires publics ? Le discours de la mairie justifiant le développement de ce type de dispositif était sans équivoque : « Sur les larges avenues, si l’on fait traverser les piétons en un seul temps, on contraint énormément la circulation » ! Pour l’avenue du Trône, dans le 12e arrondissement, un calcul a établi qu’à la vitesse d’1m/s, il fallait deux minutes à un piéton pour traverser… soit « un temps beaucoup trop long pour la résistance nerveuse d’un automobiliste parisien », n’hésitait pas à dire Guy Maillet, de la mairie de Paris, en 1996 ! L’argument, assez surréaliste, ne tient pourtant pas, puisque le système s’est développé dans des voies beaucoup moins larges, comme le boulevard Voltaire (11e). Les pouvoirs publics semblent avoir arbitré ici les compétitions spatiales… De manière comparable, de nombreuses villes britanniques ont institué l’obligation pour les piétons de presser sur un bouton s’ils veulent espérer traverser la rue, faute de quoi le feu ne sera jamais vert pour eux. Pareille capitulation n’avait pourtant pas eu lieu lors des premières mises en place de passages piétons dans l’Antiquité. On pense bien sûr aux passages surélevés de Pompéi. Les trottoirs y encadraient une chaussée surbaissée et étaient reliés entre eux par des pas installés en hauteur. Difficile d’identifier alors une quelconque forme de priorité entre usagers de l’espace public dans ce dispositif, puisqu’il s’agissait autant de sécuriser le parcours des chars que de permettre aux piétons de passer en restant au même niveau. Il y avait en outre des objectifs de propreté. On retrouve aujourd’hui cette continuité dans les trottoirs traversants (l’équipement joue de surcroît le rôle de ralentisseur), développés notamment en Belgique ou en Suisse. L’expression de « trottoir traversant » ne laisse pourtant pas d’interroger sur le caractère inabouti du nouveau retournement souhaité des polarités. En effet, si les mobilités piétonnes sont priorisées, cela devrait être à la chaussée d’être considérée comme traversante… ! L’aménagement de « zones 30 » (sections de parcours à vitesse limitée) ou de « zones de rencontre » (section ou ensemble de sections de voies limitées à 20 km/h ou moins et constituant une zone affectée à la circulation de tous les usagers, mais avec une priorité des piétons sur les véhicules) va également dans ce sens… qui reste inscrit dans un corpus de contraintes. Comme pour les passages piétons, la garantie de sécurité par le code de la route déborde de plusieurs mètres au-delà de l’installation elle-même. Une vision non irénique des choses oblige à analyser tout cela comme une adjonction de pratiques et une discrétisation entre les agents circulants, plutôt que comme une synergie.
Expositions et appropriations.
C’est à l’aune de ces clés de lecture que peut s’exercer un regard critique sur les codes de la route et sur les récentes tentatives de codes de la rue, d’abord entrevues en Suisse et en Belgique, puis en France depuis 2006. L’objectif serait, là encore, de faire cohabiter de manière pacifique dans un même espace toutes les traversées urbaines. Elles ne sauraient pourtant être réduites à des ensembles de dispositions législatives et réglementaires régissant la circulation sur la voie publique (déclinée en catégories infrastructurelles – chemins, routes, autoroutes, … – ou selon les parties de la trame viaire – trottoirs, espaces de stationnement et de circulation des véhicules…). Les détails relèvent bien sûr de conventions qui ne vont pas toujours de soi. Leur mise en place a, de fait, été progressive, jusqu’à une intelligence actuelle qui tend à une compréhension immédiate. Ce processus doit bien être compris comme une validation sociale progressive, construite à partir de stabilisations partielles. L’ordonnancement et le contrôle des priorités circulatoires fondent ainsi la « police » dont parle Jacques Rancière. Panneaux, affichages et marquages doivent être connus et s’incorporent à un capital spatial permettant de traverser sans dommage un espace partagé.
Cette intégration de codes comportementaux est volontiers associée à tel ou tel groupe de population. Des formes de civilité générique seraient ainsi identifiables chez le piéton allemand, qui seraient différentes de celles du piéton français ou japonais. Dans le même ordre d’idées, l’actrice américaine Scarlett Johansson n’a pas hésité, il y a quelques années, à opposer les mérites des marcheurs new-yorkais et parisiens, pointant du doigt le côté « mal élevé » de ces derniers, « leur véritable nature » qui « ne serait finalement pas qu’un mythe ». Si les différentes langues révèlent bien des gammes de spatialités plus ou moins spécifiques, à quoi doivent les régulations réglementées ou spontanées des flux entre eux ? Il faut sans doute se garder ici d’une lecture culturaliste, pour interpréter des observables communs à telle ou telle ville ou à tel ou tel pays. Ils doivent plus à des conventions et à des intégrations de dispositifs techniques, les unes et les autres n’étant ni redevables ni solubles dans l’amélioration de l’offre de mobilité. Quoique réversibles sur le temps long, les différences entre les sociétés sont d’abord d’origine historique.
Les attitudes des différentes catégories d’usagers ne s’appuient donc pas sur les seuls signes matériels et symboliques, mais bien sur ce que Algirdas Julien Greimas appelle une « signification élargie ». Elle est d’autant plus forte dans les situations où le régime de visibilité des codes et conventions peut paraître réduit ou affaibli. C’est par exemple ainsi qu’il faut interpréter les capacités des piétons vietnamiens à forcer le passage au milieu du trafic incessant des deux-roues motorisés… Quiconque a aussi expérimenté, comme étranger, la traversée piétonne d’une ville comme Beyrouth comprend très vite la nécessité d’intégrer, au moins en partie, les conventions et les usages. Au Liban comme dans de nombreux pays, l’utilisation des klaxons supplante le message des panneaux. Elle occupe une place majeure et manifestement assimilée par tous dans toute sa sophistication. Court ou long, simple ou saccadé, le signal sonore peut s’inscrire dans un usage d’alerte assez classique, mais sa systématisation dit bien davantage. Elle manifeste une forme d’assurance et de réassurance pour tous les opérateurs des traversées urbaines, puisque l’automobiliste klaxonne même quand il passe au vert… Du coup, les modalités d’engagement obéissent elles aussi à toute une série de règles, qui passent, par exemple, par des simulations corporelles destinées à afficher ses intentions de traversée… Les pratiques lui donnent bien une signification élargie, intégrée dans les spatialités et dans l’espace circulatoire. Dans un autre contexte, apparemment ultra policé, n’est-ce pas de la même façon le ballet sans cesse répété des traversées piétonnes et automobiles qui fait exister l’espace de Shibuya, à la fois la place (avec le passage piéton le plus traversé au monde) et le quartier environnant, à Tokyo (Japon) ?
Dès lors, prendre place dans un passage piéton devient aussi un acte politique pour les individus mobiles, un lieu où l’on est exposé mais aussi un lieu où l’on s’expose. L’iconisation de la traversée, par les Beatles, du croisement de Grove End Road et Abbey Road, à Londres, a ainsi ouvert la voie à quantité d’appropriations des passages piétons. Sa postérité doit beaucoup au fait qu’elle ait servi à la pochette de l’album Abbey Road. Le 8 août 1969, à 11h30 du matin, le photographe écossais Iain MacMillan (qui expliquera le choix porté, parmi la série réalisée, sur ce cliché en particulier en disant avoir retenu celui « où leurs jambes formaient un “V” parfait ») prend la fameuse photo des Beatles traversant le passage piétons (de gauche à droite : George Harrison, Paul McCartney – pieds nus –, Ringo Starr et John Lennon). À ce titre, nous pouvons dire qu’ils sont synchronisés mais aussi synchorisés : ils rendent possible une convergence effective des spatialités dans un même espace. Le nom même de Beatles est d’ailleurs issu d’une composition de « beetle » (scarabée) et « beat » (rythme). Les détournements de la scène sont tellement nombreux qu’ils alimentent depuis une forme de gimmick médiatique.
Les œuvres de Denis Darzacq, et en particulier l’image associée à cet article, s’inscrivent, d’une certaine façon, dans la même veine :
« Depuis plus de quinze ans, [dit-il], j’interroge la place de l’individu dans la cité. Pour ce travail spécifique, j’utilise une construction photographique qui oppose deux réalités sans manipulations numériques. D’un côté, le décor d’une ville à l’architecture générique et sans âme et de l’autre la puissance orgueilleuse de corps en action qui refusent la soumission et le silence. Les modèles sont des jeunes de cités populaires que je compare volontiers à des chevaliers des temps modernes, qui savent allier travail et discipline et se jouer des lois de la gravité […] ».
La relation au passage piéton est ici éminemment transgressive dans l’inscription discordante des corps.
En concentrant les flux et en produisant des lieux de rencontre, les passages piétons deviennent des places plus sûrement encore que des étendues de circulation. Ils sont en ce sens des catalyseurs urbains.
Traversez ! Il en restera toujours quelque chose…