À l’intersection du parcours de Nathalie Blanc à travers l’écologie urbaine et du champ de l’esthétique, le lecteur rencontre le dernier ouvrage de cette auteure Vers une esthétique environnementale, publié aux éditions Quae, collection Indisciplines, en 2008. Il trouvera, dans cet essai polymorphe, une proposition à la problématique, à la pluridisciplinarité et aux pistes de réflexion alléchantes pour la géographie, mais qui gagnerait à venir s’étayer sur une mise en œuvre scientifique pluridisciplinaire plus rigoureuse et aboutie. Le présent compte-rendu critique est le fait d’une géographe moins informée d’écologie urbaine que d’art contemporain et d’esthétique, qui s’est attachée à la lecture de cet ouvrage du fait du rôle clé que joue l’activité artistique contemporaine dans la restauration écologique urbaine que Nathalie Blanc appelle de ses vœux et dont elle tente de construire ici le cadre de possibilité. Il est par conséquent sans doute partiel par rapport à l’ampleur même du projet, mais il s’impose dans un contexte d’émergence de ce champ en géographie.
[1] de la ville qui en découle relève d’un nouveau « mode d’habiter » urbain à l’interface société/nature et idéel/matériel.
La pertinence de son propos prend appui sur une définition non uniquement matérielle, objectivante et globale de l’environnement urbain mais sensible, phénoménale et située (le quartier urbain comme milieu sensible), qui vient s’articuler, d’une part, à une attention portée à l’expérience vécue quotidienne de la ville par les citadins et d’autre part, à une déclinaison de formes visibles ou invisibles de la manifestation de la nature en ville (le végétal, l’animal, l’air), afin d’identifier des formes ordinaires de la créativité par laquelle les citadins représentent et communiquent la valeur et la signification qu’ils attribuent à leur milieu de vie (le « paysage », le « récit », l’« ambiance »). Elle prend aussi appui sur une définition non strictement artistique de l’esthétique — définition qu’elle emprunte à John Dewey (1980) (voir aussi Blanc et Lolive, [2008]) —, mais plus généralement engagée du côté de l’expérience sensible [2] pour faire de leur représentation dans des créations individuelles et collectives la condition d’une participation active des citadins à l’« habitabilité » des villes. Le retour de l’« éludé » urbain, de la nature en ville, passe par la prise en compte de sa dimension idéelle telle que construite dans l’exercice d’une sensibilité située et devenue ressource d’un processus de symbolisation qui se fixe dans des formes. Ainsi, le processus d’« environnementalisation » n’est pas un simple processus technique de verdissement de la ville visant la restauration ou la mise en réserve de sa nature, tandis que l’esthétique n’est pas une simple contemplation du bel objet (le paysage, par exemple) mais une adaptation créative et fictionnante des citadins à leur milieu de vie dont la puissance configurante doit être dorénavant reconnue.
Depuis cette perspective phénoménologique et esthétique sur le rapport entre la ville sensible et les sujets urbains, Nathalie Blanc dessine, en effet, les contours d’une conception relationnelle et dynamique du développement urbain envisagé alors comme une politique d’un « partage du sensible » (p. 162), où « paysage », « récit » et « ambiance » deviennent les cadres de référence et d’opérationnalité d’une action publique dorénavant « démocratisée ». Cette « politique des formes » est construite en opposition critique d’un aménagement dénoncé comme « formaliste » — au sens où chose du couple experts-élus, il produit des « formes pures, sans attaches ni contextes » (p. 81), et impose à des citadins, aux comportements supposément rationnels et aux participations strictement électorales, un « déterminisme formel » (p. 81). En tant que compétence partagée, l’esthétique devient à la fois opérateur d’une appréciation créative de la dimension vivante ou naturelle des lieux, moteur et moyen de l’engagement des citadins dans une « politique des formes » visant le développement durable des lieux urbains, bref la condition en expérience, en représentation et en acte de l’« habitabilité durable » des villes.
L’art y trouve alors sa place, dans la mesure où le faire artistique contemporain, à la fois processuel, relationnel et contextuel, est doté d’une forte capacité à créer les conditions d’une expérience esthétique partagée autour du végétal, de l’animal et de l’air, et à participer à l’élaboration de ces formes de l’« environnementalisation » urbaine que sont le « paysage », le « récit » et l’« ambiance ». Plus encore, depuis les années soixante, l’art contemporain dématérialisé et préoccupé d’écologie ou d’environnement a été l’une des premières disciplines à engager l’esthétique du côté de la « restauration écologique » urbaine, ouvrant les conditions de possibilité d’une activité esthétique dans l’espace public pour les habitants, et participant à « la naissance d’une culture et d’une sociabilité proprement environnementale » (p. 22) en ville. Ainsi, l’art, peut-il être instauré en modèle d’action de l’habiter esthétiquement la ville, en modèle pour un « art environnemental » (p. 202) ?
Au final, le lecteur trouve dans ce texte une proposition d’écologie urbaine organisée autour de l’usage social et politique de la sensibilité esthétique dans le contexte de l’aménagement urbain. L’engagement esthétique, éventuellement préparé par l’activité artistique, est envisagé comme un outil pour renouveler le développement urbain, posant le sentiment esthétique comme « référentiel de la durabilité et du vivre ensemble » (p. 173), installant le monde sensible vivant comme ressource matérielle et idéelle d’un projet politique urbain « démocratisé », et autorisant une typologie des « conduites urbaines » (pp. 90-94) — « l’habitant » qui, investi dans la reproduction de son milieu, « participe à l’effort de formalisation d’un monde commun » (p. 208), le « citadin » qui, mobilisant « utilement la ville, définit les lieux par l’usage qu’il en a » (p. 90) et le « citoyen » qui vit la ville « comme un gisement en termes relationnels » (p. 93).
À la lecture du texte néanmoins le lecteur attentif se trouve sans cesse dérouté, voire malmené. Cela tient au statut, à la visée, à l’architecture et à l’écriture du texte : un essai engagé, qui — et c’est fait pour ça — s’affranchit des contraintes de pensée des disciplines scientifiques et qui chemine avec ardeur (cf. les remerciements) vers la formulation des linéaments d’une esthétique environnementale, entre questions récurrentes, conceptualisations parfois instables, affirmations non démontrées (voir, par exemple, la différenciation entre le citadin-prédateur, le citoyen-opportuniste et l’habitant-investi évoquée plus haut), généralisations fréquentes, longs copier-coller d’extraits de textes dont elle est co-auteure (p. 40 à propos de la lecture de John Dewey par exemple, voir Blanc et Lolive, 2008 et 2009), encadrés dont on peine à reconnaître le statut (extrait d’entretiens ou analyse de ces entretiens), injonctions et convictions proférées. Une réflexion qui est détachée donc des disciplines qu’elle conjoint néanmoins, de l’état de la recherche qu’au final elle néglige souvent, et des règles et précautions qui président normalement à la production du discours scientifique dont elle s’affranchit, mais dont le positionnement même affaiblit en retour la proposition. Il est, en effet, difficile de mesurer l’apport du texte, au-delà de la pertinence du questionnement et de l’intuition des pistes proposées pour baliser une réponse, quand le lecteur ne peut pas sonder ses fondements, quand lui est refusé un appareil critique objectivé.
Sur quel ensemble bibliographique et surtout dans quel rapport dialogique avec les nombreux auteurs référencés, autour de quel contenu de sens des concepts déjà construits et repris (parfois sans avertissement), sur quels principes de généralisation (voire d’universalisation) à partir de situations singulières et localisées, et surtout sur quel corpus et dans quelles conditions pratiques et méthodologiques d’élaboration des sources, cette proposition étaye-t-elle sa pertinence ? Mais aussi, pourquoi des notions problématiques pour les sciences sociales telles que « demande sociale (ou habitante) de nature » ou, dans une moindre mesure, « espace public » ne sont-elles pas élaborées quand elles fondent le texte en ses multiples parties ? Enfin, pourquoi, dans cette vaste entreprise d’hybridation disciplinaire autour d’un questionnement alliant environnement, ville et esthétique, une zone d’ombre projetée sur la géographie, la discipline d’origine de l’auteure, autour d’approches, de thématiques et d’objets qui tout à la fois y trouvent leur racine (pour l’auteure) et s’y trouvent aujourd’hui élaborés (par d’autres) — ainsi, parmi d’autres, les pratiques artistiques contemporaines, le paysage ou l’habiter ? J’aurais aimé connaître, par exemple, le positionnement de Nathalie Blanc par rapport au géographe français Augustin Berque auquel elle fait un peu référence, à ses apports théoriques qu’elle ne discute pas et dont pourtant sa proposition ne se trouve éloignée ni en termes philosophiques (phénoménologie, ontologie, critique du constructivisme) ni en termes théoriques (pensée de la médiation société/nature) ni en termes d’objets de pensée (paysage, soutenabilité de l’urbain contemporain) ? Et plus généralement, j’aurais aimé connaître son positionnement par rapport à la phénoménologie de l’espace ou de l’environnement, francophone ou anglophone. Dans une autre direction disciplinaire, comment expliquer une véritable faiblesse bibliographique, et partant cognitive et conceptuelle, autour des disciplines analytiques de l’art compte tenu de la problématique esthétique élaborée ici ? Le lecteur averti est quelque peu surpris de trouver comme seule référence bibliographique à une histoire de la relation artistes/institutions de l’art/espace urbain une communication non publiée de Blanc, Lolive, Ramos, à l’École d’art de Nîmes, en 2005 (p. 202). Certes, les champs de l’esthétique, de la critique et de l’histoire de l’art contemporain sont vastes et ne se résument pas malheureusement à quelques textes repères des années 2000 (Nicolas Bourriaud et Paul Ardenne, par exemple). Ainsi, dans des registres différents, qu’en est-il des questions de l’engagement (voir, par exemple, Les cahiers d’EspacesTemps, 2002 ; Grout, 2002 ; Van Essche (dir.), 2007), de l’in situ, de l’outdoors (Penders, 2000 ; Brun, 2004), du rapport au « monde de l’art » (Becker, 1988) qui se trouvent somme toute inscrites au cœur de cette réflexion ? Et aussi, qu’en est-il des mouvements du Land Art (Beardsley, 1984 ; Tiberghien, 1995) ou de l’art environnemental (Kastner et Wallis, 1998) — qui sont au fondement d’une telle approche et dont les comptes sont réglés sans référence bibliographique et sans discussion en quelques phrases lapidaires et dépréciatives (p. 70) —, ou encore de concepts d’artistes comme celui de « sculpture sociale » proposé par Joseph Beuys [3] — qui, de manière surprenante compte tenu de la perspective écologique sur l’art développée ici, n’est pas évoqué —, d’expositions majeures d’art contemporain comme Quand les attitudes deviennent formes [4] — dont les mots mêmes sont plusieurs fois mobilisés sans guillemets dans le texte comme s’ils étaient d’usage commun (par exemple, p. 173), ou encore de concepts d’artistes comme celui de sculpture sociale proposé par l’artiste allemand Joseph Beuys [5] — qui, de manière surprenante compte tenu de la perspective écologique sur l’art développée par l’auteure, n’est pas évoqué ? Et enfin, comment trouvent à s’articuler intellectuellement la perspective phénoménologique de John Dewey sur l’esthétique et la perspective politique d’Hannah Arendt sur l’espace public, soit les deux principaux fondements théoriques de la proposition de l’auteure ?
En dernier lieu, je souhaiterais faire trois séries de remarques afin d’ouvrir ou de compléter ici la perspective esthétique proposée en l’inscrivant dans une dimension plus résolument artistique et en l’ancrant plus fortement dans un raisonnement géographique portant sur la spatialité de l’art contemporain — spatialité dont je pense qu’elle garantit en grande partie les conditions de possibilité de l’engagement esthétique développé dans le texte.
L’engagement du public dans l’œuvre de l’art.
Nathalie Blanc propose donc d’ouvrir une perspective esthétique dans la question de l’habiter urbain pour en faire l’instrument de la restauration écologique urbaine qu’elle appelle de ses vœux, et elle organise sa proposition autour de l’œuvre [6] de l’art contemporain dans l’espace public. Le rapport entre esthétique et art élaboré dans l’ouvrage fait déborder l’esthétique de l’art tout en l’instaurant en modèle de la dimension politique de celle-ci, au point d’étendre le terme d’art à la restauration écologique elle-même (cf. dernier chapitre, « Vers un art environnemental »). Ce qui se joue avec l’art contemporain est envisagé ici comme le modèle de l’activité esthétique engagée en général. Pourtant, le développement de cette perspective souffre, à mon sens, du maintien in fine d’un point de vue formel sur l’art centré sur l’objet et non pas sur l’activité, et partant, d’une définition du public comme spectateur de l’objet et non pas comme acteur de l’œuvre. L’auteure malgré sa compréhension plusieurs fois réitérée (p. 38, p. 163, p. 206, etc.), et néanmoins rarement élaborée, de l’art contemporain comme « processuel », « relationnel » (Bourriaud, 2001) et « contextuel » (Ardenne, 2002), et son usage du terme « forme » — qu’elle emprunte peut-être à Nicolas Bourriaud — en lieu et place d’objet, n’envisage jamais sérieusement l’art comme une co-activité quand il s’agit d’en rendre compte — et cela malgré le titre de sa troisième partie « De l’artiste à l’habitant : modèles d’action ».
Il est surprenant qu’à l’appui de sa proposition, elle s’attache plus à présenter des objets conçus comme des formes concrétisées soumises à l’« appréciation » des spectateurs (pp. 164-165 et pp. 174-75) qu’à rendre compte des manières de faire par lesquelles l’art engage le sentiment esthétique d’un public autour de formes à l’œuvre/en train d’œuvrer. Ce faisant, elle fige la relation artiste/spectateur dans la dualité conceptuelle intention/réception de l’objet (p. 72), rendant impensable leur inter-activité autour d’un projet artistique partagé en des situations artistiques. Il est surprenant, par ailleurs, qu’elle privilégie le registre de l’évocation ou de la référence à d’autres textes sur celui de la description de situations, ne donnant pas à voir au lecteur les actes et procédures de cet engagement artistique. Ainsi, elle rate quelque peu les moyens d’une démonstration qui me semble fondamentale à l’étayage de sa thèse : c’est par l’expérience et le jugement attachés à une co-activité artistique (artiste/habitants), de fait dissymétrique, que l’esthétique peut œuvrer politiquement à l’« environnementalisation » urbaine. Pour le dire autrement, ce n’est pas par le truchement de formes concrétisées qu’il présente à l’expérience du spectateur placé dans un rapport d’extériorité avec elles que l’art engage le sentiment esthétique du public, mais par sa manière d’en investir et d’en œuvrer avec lui le fond dans toutes ses dimensions, de faire avec ce fond — manière par laquelle les formes deviennent représentables et concrétisables, temporairement stabilisées et éventuellement mises en vue dans des objets. Par conséquent, ce sont le rapport entre les co-acteurs (parmi lesquels le public et l’artiste) de l’esthétique en des situations artistiques et le mode opératoire des projets artistiques, soit la question de la méthode dans l’engagement artistique contemporain (voir Van Essche (dir.), 2007 ; La Luna, 2007), qui restent insuffisamment investigués dans cet ouvrage, empêchant par là même de comprendre comment fonctionne le modèle artistique de l’activité esthétique que Nathalie Blanc s’est à juste titre donnée.
Œuvrer d’art avec l’espace : le principe spatial de l’art engagé.
Cette première remarque, qui relève donc d’une interrogation sur la dimension pratique de l’engagement esthétique, en appelle une seconde portant sur le principe de son opérationnalité politique. Qu’est-ce qui fait que ça marche ? C’est bien le mouvement de la dématérialisation de l’art contemporain (p. 173-74), c’est-à-dire les stratégies mises en place autour de l’objet d’art par nombre d’artistes dans les années 1960 pour abattre le « monde de l’art » (Becker, 1988) institué et le rapport de représentation de l’art à la réalité extérieure, qui fonctionne aujourd’hui comme condition de possibilité de l’« environnementalisation » urbaine sur le modèle de l’art contemporain. Mais la mise en relation de l’esthétique, de l’art, de la ville et de la nature autour d’une problématique d’engagement collectif qu’entreprend Nathalie Blanc impose qu’on identifie et élabore le rôle crucial que joue l’espace dans l’art contemporain. C’est en effet la spatialité de l’art contemporain, soit sa manière de faire avec l’espace, qui sert d’opérateur à l’engagement artistique et, partant, esthétique qui le prend pour modèle. Selon moi, pour comprendre comment le lieu/l’espace dans toutes ses dimensions s’est retrouvé au cœur de la stratégie de dématérialisation conduite par certains artistes, il faut justement redonner sa place au Land Art états-unien dans l’argumentation et lui reconnaître son statut de matrice disciplinaire des pratiques situées contemporaines. C’est, en effet, le Land Art états-unien qui, pour peu qu’on prenne au sérieux le terme de land derrière lequel ont été progressivement rassemblés et reconnus ses acteurs, initie la conversion de l’art contemporain au lieu pris dans toutes ses dimensions (matérielles et idéelles). C’est ce qui peut expliquer la place argumentative en creux de ce mouvement de l’art contemporain dans le texte de Nathalie Blanc — il y est systématiquement évoqué à l’amont des développements sur l’art environnemental et l’art écologique —, et qui lui interdit a contrario de le traiter aussi lapidairement.
En substituant le lieu à l’objet [7], les land artists ont organisé la dématérialisation autour de stratégies proprement spatiales : l’outdoors (le « en dehors » des institutions muséales) (voir Penders, 2000), l’in situ (l’alternative à l’objet d’art trouvée dans le lieu) et l’échelle (le changement de grandeur de l’objet d’art). Ils faisaient alors du land un enjeu et le plaçaient nommément au fondement de leur pratique artistique [8]. Les land artists états-uniens ont conduit leurs stratégies spatiales dans le cadre historique du mouvement civique du Land Use Reform [9] (fin des années 1960) et trouvé la solution au problème de dégagement d’un sol pour l’usage artistique dans la réglementation foncière états-unienne, le Homestead Act de 1862 [10], et dans le National Environmental Policy Act [11] de 1970. C’est ce que montre leur parcours des opérations de land claiming [12] aux programmes du land reclamation [13] – un tournant qu’ils prendront, non sans réflexion critique, au début des années 1970, sous l’impulsion de Robert Smithson et qui se trouvera exemplifié dans l’exposition organisée par le King County (État de Washington, 1979) « Earthworks : Land reclamation as sculpture ». L’objet d’art était la cible à travers laquelle l’ensemble du monde de l’art incriminé et de ses codes pouvait être atteint et, inversement, l’œuvre de l’art avec le lieu une solution pour en sortir. Avec la délocalisation outdoors de l’activité artistique, le lieu devenait non seulement le sol de l’activité artistique mais sa ressource, et la mise en œuvre artistique de ses multiples dimensions (matérielles, idéelles) devenait la condition de la recomposition d’un monde de l’art situé (par opposition à institué) et de l’avènement d’un monde de significations construit et mis en visibilité dans une forme, l’objet-lieu d’art. C’est-à-dire, un objet d’art qui n’est pas simplement localisé dans l’espace/un lieu entretenant avec lui un rapport d’extériorité — soit in situ, au sens où le lieu fonctionne comme un nouveau socle pour l’objet, où l’objet est posé dans le lieu —, mais le produit d’un rapport de liaison dynamique et de concrétisation réciproque de l’objet et du lieu qui se noue dans la situation créée par l’activité artistique outdoors.
Ainsi, en abordant le collectif social par le land (urbain ou rural), le projet land artistique états-unien le travaillait radicalement et fondamentalement, l’engageait à co-construire un monde qui n’était pas insensé pour lui, un monde tissé de significations situées, à la fois attachées au lieu et relatives aux situations qui les avaient faites émerger et par l’entremise desquelles elles avaient été élaborées. Pour le dire autrement, la prise foncière (land claiming) sur le collectif social fonctionne comme le déclencheur de ce qui pourrait être éventuellement appelé « demande sociale » et l’opérateur de son déploiement en un agir collectif dans un projet artistique visant l’habiter territorial. L’analyse de ce moment matriciel des land arts d’aujourd’hui, de sa spatialité fondamentale, permet de comprendre comment les diverses dimensions de l’« espace public » (p. 39, p. 172) — ses dimensions juridiques et administratives, ses dimensions sociales et sa dimension politique — peuvent s’articuler étroitement dans l’activité artistique pour façonner un modèle de projet territorial/isé organisé autour des multiples dimensions (matérielles et idéelles) du lieu, parmi lesquelles sa dimension naturelle, ce que développera l’Environnemental art (voir Kastner et Wallis, 1998).
Ce sont ces diverses articulations entre activité artistique et lieu/espace expérimentées depuis la fin des années 1960 dans le cadre du Land Art qui font de l’art contemporain aujourd’hui une science de l’ingénierie spatiale capable d’atteindre et d’articuler en ses lieux d’intervention toutes les sphères du social pour dépasser un simple rôle d’animation sociale localisée. Cette compétence de l’art contemporain est reconnue aujourd’hui par les architectes et les urbanistes (voir Aventin, 2007 ; La Luna, 2007).
Quelles formes ?
Enfin, ces deux premiers points sur la méthode et sur le principe spatial de l’art engagé contemporain entraînent une troisième remarque qui porte quant à elle sur la « forme » finalisée de l’action artistique. Pourquoi Nathalie Blanc privilégie-t-elle le « paysage », le « récit » et l’« ambiance » sans les mettre en perspective avec d’autres formes concrétisées possibles, aujourd’hui massives et massivement reconnues. La carte, par exemple, qui, en tant que médiateur de l’activité artistique avec le lieu, articulateur des spatialités engagées dans les situations artistiques et figure du récit territorial, est devenue une des grandes mises en forme et concrétisations des situations artistiques contemporaines, ainsi que l’objet de l’intérêt des disciplines traditionnelles de l’art (Bayer, 1995 ; Vanci-Perahim (dir.), 2006 ; Tiberghien, 2007 ; Textimage, 2008). Par ailleurs, pourquoi l’auteure articule-t-elle exclusivement et sans réflexion critique le végétal au paysage, l’animal au récit et l’air (/la pollution) à l’ambiance ?insi, le rapport d’évidence qui va du végétal au paysage qui est posé dans l’ouvrage conduit à ne pas reconnaître le long travail d’émancipation des artistes contemporains par rapport à l’encodage paysagé de l’objet/l’œuvre d’art paysage (Tiberghien, 2001), travail qui leur permet en retour d’expérimenter d’autres modalités possibles de l’adaptation créative des habitants avec la dimension végétale des lieux urbains. Ainsi, c’est un schème botanique et économico-alimentaire (regard micro au sol, itinéraire et promenade, économie solidaire, restauration) qui organise nombre d’interventions artistiques contemporaines autour du végétal en ville, et pas seulement dans le cadre des jardins. Par exemple, l’artiste Liliana Motta (2004), dans les interventions de « phyto-remédiation » [14] qu’elle a menées en association avec les projets de réhabilitation architecturale de Patrick Bouchain [15], conçoit des dispositifs où la posture d’observation à laquelle elle convie les collectifs territoriaux mime celle du botaniste « qui, dit-elle, regarde à ses pieds » et non pas celle du paysagiste « qui regarde au loin ». Ce rapport aux plantes participe à la requalification non seulement des terrains mais des territoires détériorés. C’est un même schème qui organise l’expérience d’articulture Back2Earth de la ferme urbaine de Tottenham (Londres).
La proposition esthétique de Nathalie Blanc est donc alléchante dans le contexte de la géographie française en ce qu’elle incarne bien le potentiel de fertilité d’une ouverture du champ factuel de la géographie aux phénomènes esthétiques, dans une période où inversement l’art a fait son tournant spatial et s’impose comme une science de l’ingénierie spatiale alternative qui interpelle le couple expert-politique. Mais je pense qu’elle gagnerait en force de conviction en adoptant un ancrage dimensionnel spatial, dont à mon sens relève in fine sa problématique (son origine et son développement), et en assumant un ancrage disciplinaire géographique pour déployer son sujet jusque dans la pluridisciplinarité. Enfin, elle gagnerait en force de démonstration à s’appuyer sur un véritable appareil critique, à se mettre en perspective des élaborations contemporaines de la géographie (Française et anglophone), et enfin à investir profondément le vaste champ de l’esthétique, de la critique d’art et de l’histoire de l’art.
Nathalie Blanc, Vers une esthétique environnementale, Versailles, Quae, 2008.