Du 22 avril au 17 juin, la France a connu quatre tours d’élections nationales riches en événements spectaculaires et en rebondissements. Un mois après la fin de la séquence, on peut penser qu’il s’est bien passé quelque chose d’important, qui déplace le centre de gravité et rend imaginable le dépassement de ce que beaucoup d’observateurs considèrent comme des « blocages » de la société française.
Cette hypothèse tient bien sûr pour une part au projet politique du nouveau Président de la République. Elle n’est pas sans rapport, cependant, avec quatre caractéristiques originales, et connectées entre elles, de ces scrutins. La première fut l’émission, par chacun des trois candidats arrivés en tête du premier tour de la Présidentielle, de messages très appuyés visant, de différentes manières, à récupérer en faveur des partis de gouvernement la plus grande part possible de l’électorat de l’extrême droite et plus généralement des partisans du non au referendum du 29 mai 2005 sur la constitution européenne. La deuxième fut la réussite remarquable de cette stratégie non concertée : les candidats tribunitiens ont subi un revers qui semble faire plus qu’annuler leur symétrique exploit du premier tour de la Présidentielle de 2002 [1]. En troisième lieu, ces élections ont permis l’apparition, certes malaisée et fragile, d’un nouveau mouvement politique, celui du candidat François Bayrou puis du MoDem, démentant la thèse selon laquelle le bipartisme serait une fatalité dans les démocraties « mûres ». Enfin, tout cela a contribué à définir une scène politique renouvelée sur laquelle les partis tribunitiens ont peu prise et qui se trouve structurée par quatre forces principales, l’Ump, le Ps, les Verts et le Modem. Or aucun de ces courants, pour la première fois depuis l’entre-deux-guerres ― sinon depuis des temps encore plus éloignés de l’histoire politique française ― ne peut être considéré comme adversaire de l’état de droit, des droits de l’homme et de la démocratie. Ces événements doivent être, bien sûr, appréhendés dans un cadre temporel plus long que cette seule séquence électorale. Celle-ci a sans doute cristallisé des changements qui ont longtemps pu rester peu visibles et qui s’actualisent soudain dans des épisodes surprenants, mettant en forme et en scène des inflexions longtemps restées latentes. Pour pouvoir dire s’il s’est vraiment « passé quelque chose » qui ait une portée historique réelle, il faudra encore attendre un peu.
Cela étant posé, l’analyse géographique de ces résultats laisse apparaître une temporalité encore différente, se développant sur une période relativement longue de manière assez continue. En science politique, en sociologie et en géographie, on a jusqu’à présent le plus souvent utilisé deux modèles explicatifs concurrents : celui, « écologique » (et spatialiste), qui suppose que les caractéristiques naturelles ou géométriques d’un espace situé hors de l’histoire imprégneraient ses habitants ; celui, « social » (et anti-spatialiste) consistant à n’attribuer qu’à des substances indépendantes de leur localisation un pouvoir explicatif sur les configurations spatiales. Or la dynamique électorale des vingt dernières années peut être caractérisée, pour l’essentiel, par trois évolutions à la fois très nettes et difficiles à « faire entrer » dans l’un ou l’autre de ces deux [2] est claire. Dans un contexte où il y a, dans l’ensemble, reflux des courants protestataires, on dispose d’une expression spatiale sans doute encore plus stylisée. Ainsi, si les électeurs des zones centrales ont conforté leur rejet des mouvements protestataires et si ceux du périurbain sont systématiquement plus favorables à ces mouvements que les agglomérations morphologiques, on remarque que, dans certains cas, le centre de gravité du populisme se déplace encore vers la périphérie, dans l’hypo-urbain, c’est-à-dire un « périurbain externe » encore un peu plus éloigné des centres-villes. Dans le Nord et l’Est du Bassin parisien, il existe un continuum péri/hypo-urbain malaisé à découper, qui confirme les imperfections des délimitations de l’Insee (indiquées sur les cartes 1, 2 et 4), tandis que là où il existe (sud du Massif Central et hautes montagnes pyrénéennes et alpines), l’infra-urbain, plus à l’écart des aires urbaines, apparaît mal caractérisé. En tout état de cause, le rôle discriminant du niveau d’urbanité est encore plus net qu’en 2002.
La deuxième évolution montre, au sein des soutiens aux courants politiques « gouvernementaux », un ascendant croissant de la gauche sur la droite dans les centres-villes (cartes 2 et 3). Là encore, il s’agit d’une confirmation d’un phénomène repéré dès 1986.
Enfin, parmi ces mêmes courants politiques, on observe un déplacement des zones de force et de faiblesse : la Méditerranée passe de gauche à droite, la Bretagne et l’Ouest, de droite à gauche, la gauche et la droite « tenant » respectivement le Sud-Est, d’un côté, le Bassin Parisien et l’Alsace, de l’autre (cartes 2 et 3).
[3]. Si l’on retire les habitants des aires urbaines, qui, de toutes façons, représentent la grande majorité de la population, on trouve dans l’hypo-urbain des attitudes en gros comparables à celles du périurbain, tandis que l’infra-urbain présente des configurations moins nettes. Là, la mémoire des orientations régionales anciennes semble mieux résister, en dépit de mouvements migratoires importants. En revanche, les différentes aires urbaines élargies offrent presque toujours une gradation identique, à de très rares exceptions près, celles des espaces urbains à la centralité problématique (Marseille, Toulon et les anciens bassins miniers du Nord et de l’Est). Cela dit, tout en se situant à un haut niveau de vote tribunitien, Marseille (surtout si on la centre sur Aix-en-Provence) et Toulon ne démentent pas le modèle général. Dans le cas des bassins industriels, l’étude déjà citée [4] avait montré que, malgré leur masse, ces agglomérations morphologiques généraient des mobilités étonnamment basses, traduisant la faiblesse de la composante « diversité » de leur urbanité.
[5]. Cela se traduit dans le fait que les villes petites ou moyennes se situent souvent dans les mêmes classes que les plus grandes. Par ailleurs, on note une configuration répétitive dans un grand nombre d’aires urbaines : au centre, des revenus moyens, du fait de la mixité socio-économique des résidents ; en banlieue, le maintien d’une configuration en secteurs angulaires ; aux limites du suburbain et du périurbain proche, la présence systématique d’un « Anneau des Seigneurs », peuplé de personnes très aisées ; enfin une baisse rapide des revenus dans le périurbain éloigné, l’hypo- et l’infra-urbain.
[6]. En fait, il faut sans doute faire la distinction entre deux types d’habitants à revenus modestes localisés aux marges des villes. D’un côté, on a ceux qui émargent au mouvement de la périurbanisation et qui, sensibles au prix fonciers, s’installent plus loin du centre que leurs homologues plus aisés ; de l’autre, on trouve les personnes, plus démunies, qui choisissent un exurbain interstitiel car, à défaut d’y vivre confortablement, on y survit pour moins cher et il y a quelques opportunités de revenus « informels ». Il faudrait aussi prendre en compte une troisième catégorie, elle aussi plutôt modeste mais moins mobile, qui constitue une sorte de « fond de population » de ces zones autrefois rurales. Il n’est donc pas surprenant que la première catégorie manifeste des orientations électorales assez proches de celles des personnes plus aisées qui partagent la même attitude de limitation volontaire de l’exposition à l’altérité. Le fait qu’ils aient moins de moyens financiers et que leurs arbitrages les conduisent à s’écarter davantage des zones denses ne change pas, au fond, leur démarche.
La plupart des autres variables pour lesquelles on dispose de données récentes à l’échelle communale se distribuent selon les gradients d’urbanité mais avec des agencements variables, rarement sur une base régionale. C’est donc l’espace français dans son ensemble qui doit être relu, revisité au moyen de véhicules théoriques, de mesures systématiques et d’outils cartographiques qui permettent de le voir dans ses dynamiques profondes. Les chercheurs en sciences sociales de l’espace seraient bien inspirés de s’atteler, sans a priori, à ce projet.