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Serendipity.

Approches sociales et territoriales des communautés socio-religieuses à Dakar.

Image was captured by a camera suspended by a kite line. Kite Aerial Photography (KAP)

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Capitale du Sénégal, Dakar est une agglomération de 550 km² avec 2 536 959 habitants (estimation 2009) [1]. Sa superficie représente seulement 0,3% de la superficie totale du pays. Elle est urbanisée à 97,2% et concentre près du quart de la population totale du pays. Sa population très cosmopolite est issue à 40% des régions avoisinantes et des pays limitrophes (Gambie, Mali, Mauritanie, Guinée et Guinée Bissau). On y trouve plus de 21 groupes ethniques (wolof, peul, sérère, diola, mandingue, toucouleur, lébou, manjack, …) originaires pour la plupart du Sénégal et des pays frontaliers [2]. Au carrefour des identités culturelles multiples, son système social est caractérisé par le couplage spécifique de la forte densité et de la diversité socio-culturelle.

L’agglomération de Dakar est, à l’image des grandes villes africaines contemporaines, ancrée dans les aspects culturels locaux et résolument tournée vers la modernité par les effets de la mondialisation et de la globalisation. Cette conjugaison du local et du global est portée par les communautés qui partagent ce territoire, à savoir : les groupes ethniques, les confréries et les Églises [3]. Leur cohabitation se fait selon de nouveaux jeux d’acteurs, créateurs d’espaces sociaux. L’agglomération de Dakar est très sensible aux configurations sociales car celles-ci impriment sur l’espace les marques sociales et territoriales de leurs identités culturelles. Elle est tributaire de l’ingéniosité des acteurs publics dans leurs politiques d’aménagement du territoire mais aussi de ses habitants dont les actions sont inscrites dans une dynamique spatio-temporelle en perpétuel renouvellement. La symbiose de toutes ces actions administrées ou non donne à l’agglomération sa véritable identité. Celle-ci s’élabore en relation étroite avec les lieux ou territoires des communautés dans la durée d’une mémoire commune. En effet, si les acteurs de la société urbaine marquent fortement l’espace de l’agglomération, ils structurent aussi directement le temps en reproduisant des pratiques et faits mentaux hérités et transmissibles. La notion spatio-temporelle revêt une importance capitale dans l’assimilation des espaces et territoires communautaires. Elle les inscrit dans des logiques d’appropriation géohistorique propres à chaque communauté socio-religieuse et construites sur des légitimités qu’elles incarnent. Celles-ci viennent s’imbriquer à la légitimité étatique et apportent de la complexité à la gestion territoriale. Dans cette pluralité des légitimités, ce sont souvent les valeurs fortes de sociabilité (la religion, l’ethnie et l’appartenance) qui prédominent et déterminent la structure socio-spatiale du territoire urbain. De toutes ces légitimités qui se dessinent, quatre acteurs semblent exceller par leur pouvoir, et leur implication sur la gestion du territoire urbain :

– La communauté lébou,

– La communauté musulmane à travers ses confréries,

– La communauté chrétienne,

– Les acteurs publics à travers leurs institutions, administrations et collectivités.

La première fonde sa légitimité sur une conception patrimoniale du territoire dont elle a été la première occupante, du moins officiellement reconnue. La deuxième et la troisième la fondent sur le sacré alors que les quatrièmes se présentent comme les gestionnaires et les administrateurs du territoire dont ils ont la responsabilité juridique, institutionnelle et administrative.

Dans ce contexte de pluralité des acteurs, le rapport des sociétés urbaines à la ville peut être perçu comme l’imbrication de l’ensemble des actions et des logiques d’appropriation entreprises par les différentes communautés sur un territoire urbain administré par les pouvoirs publics. La gestion territoriale, au-delà de son administration par les acteurs publics, s’imprime dans les différents circuits de connexion que constituent les structures de sociabilité de la ville et s’adapte aux mutations socio-économiques et territoriales. Ces structures de sociabilité ne cessent de croître en épousant différentes formes d’organisation dictées par les stratégies de gestion et d’appropriation territoriale des communautés socio-religieuses. Elles définissent par la même occasion les moyens de survie et d’évolution de ces communautés.

À travers les différents modèles d’appropriation du territoire, les communautés créent des supports territoriaux qui leur servent d’ancrage social. Ceux-ci font généralement l’objet d’une forte effervescence communautaire qui est, par ailleurs, importante pour la visibilité des communautés. Par contre, cette effervescence les expose à toutes sortes de négociations sociales, économiques et politiques.

Ce que l’on veut montrer, c’est que dans les rapports des sociétés urbaines à la ville, l’approche territoriale de chaque communauté détermine la création de son espace social où viennent s’imbriquer d’autres jeux d’acteurs, notamment les négociations socio-politiques. La longue pratique que le politique a de cette inscription du social, du communautaire et du religieux dans l’univers politique s’affirme dans les recompositions socio-politiques instaurées sur la base de compromis mutuels.

Cette étude est structurée en deux parties : la première montre les différentes stratégies d’appropriation territoriale des communautés de Dakar, et la deuxième donne des éclairages sur les jeux socio-politiques dans les relations entre le socio-religieux et le politique.

Principes d’appropriation territoriale des communautés socio-religieuses à Dakar.

Trois principes se dessinent comme étant les fondements essentiels de l’organisation des communautés socio-religieuses de base :

– Défense des territoires traditionnels pour la communauté lébou,

– Modèle ponctuel pour la communauté musulmane,

– Modèle surfacique planifié pour la communauté chrétienne.

La communauté lébou : entre ouverture et préservation des territoires traditionnels.

Les territoires lébou de Dakar prennent la forme de quartiers informels à forte densité. Leur localisation sur le littoral se justifie par le fait que l’activité professionnelle des lébou — la pêche — nécessite le plus souvent une proximité avec le lieu de résidence. Pour cette communauté, la perte des territoires traditionnels dans une ville où la surenchère foncière est de plus en plus forte affecterait massivement ses activités économiques, et pourrait menacer son existence.

La communauté lébou de Dakar développe différentes structures de gestion. Celles-ci sont tournées vers une conception traditionnelle de protection de son patrimoine culturel, foncier et économique. Cette protection passe, d’une part, par la préservation des anciens foyers et villages de peuplement de la communauté [4]. D’autre part, par la présence de grands dignitaires et leaders lébous à des postes clés et symboliques dans les différentes institutions (politiques, administratives, culturelles et religieuses) de la région. Elle reste une communauté très soudée qui s’est organisée en associations, comités, et collectifs lébous pour protéger le reste de son patrimoine culturel et résister à la surenchère foncière. À travers ses leaders et structures organisationnelles traditionnelles [5], sur lesquelles elle s’appuie encore, elle préserve son patrimoine et s’impose comme une actrice incontournable dans la gestion territoriale de l’agglomération de Dakar. Le patrimoine foncier de la communauté lébou est reconnu dans sa grande majorité au droit de propriétés privées. Il est contrôlé par les grands dignitaires et familles de la communauté lébou comme le Grand Serigne de Dakar [6] (Serigne Ndakarou) et les chefs coutumiers, les Djarafs [7]. La forte mainmise des notables lébous sur le foncier de la communauté est due au fait que dans le droit coutumier lébou, la terre est avant tout un bien communautaire et/ou familial géré par les notables et dignitaires. Le statut communautaire et familial de la terre dans la communauté lébou est évoqué par Assane Seck qui montre que « dans le Cap-Vert, le sol appartenait à l’ensemble de la communauté qui distribuait aux familles des lots dont elles étaient entièrement propriétaires au sens moderne du terme » (Seck, 1970, p. 122). La reconnaissance successive, par le colonisateur (l’administration française) et l’État du Sénégal, du statut communautaire et familial du patrimoine foncier de la communauté lébou de Dakar et l’immatriculation d’une grande partie de celui-ci avant l’entrée en vigueur de la loi de 1964 sur le domaine national, ont été des obstacles à leur assujettissement à la dite loi. La communauté lébou à travers ses notables et représentants politiques, religieux et coutumiers a toujours fait pression sur l’État du Sénégal et les collectivités territoriales de Dakar (mairie de Dakar) pour obtenir un droit de libre gestion sur son patrimoine foncier. Sur ce point, beaucoup de décisions furent prises au plus haut niveau institutionnel pour accorder à la communauté lébou la gestion de son patrimoine foncier. Par exemple à Yoff,

Le décret 95-270 de mars 1995 portant morcellement du Titre 363 Grd de la zone d’extension écologique de Yoff, signé par le président Abdou Diouf, attribuait la gestion des terres aux Yoffois, par excellence l’autorité coutumière représentée par le Haut conseil des notables (Sidy, 2009).

La forte urbanisation de Dakar (97,2%) exerce une pression importante sur les terres de la communauté lébou. Elle la contraint à les vendre à de riches entrepreneurs et une nouvelle classe bourgeoise. Dans les enquêtes faites à ce sujet, la communauté lébou de Dakar estime avoir perdu en 20 ans plus de 63% de son patrimoine foncier. Cela s’est accéléré au cours des 10 dernières années. La plupart des lébous pêcheurs qui habitaient à Ouakam, Yoff et Cambèréne ont préféré, avec l’inflation du prix foncier dans ces localités [8], vendre leur bien foncier et aller s’installer beaucoup plus loin dans la banlieue où ils peuvent réaliser entre autres des projets immobiliers beaucoup plus ambitieux. Aujourd’hui, on assiste à un embourgeoisement de ces anciens villages lébou avec des poches de résistance sous forme de noyaux de peuplement informel. Ces noyaux de peuplement informel concentrent une forte population lébou attachée encore à ses valeurs culturelles comme le ndëp [9].

Sur le plan économique, le besoin d’ouverture vers d’autres secteurs d’activités économiques est de plus en plus réel face à la dégradation des ressources halieutiques et aux difficultés que connaît le secteur de la pêche artisanale. Ces difficultés pourraient déstabiliser, à la longue, l’hégémonie territoriale et sociétale de cette communauté très dépendante de son secteur d’activité traditionnelle : la pêche artisanale. Le rapport de la communauté lébou à la ville est plutôt un rapport de défense de ses territoires et espaces traditionnels encore présents sur le territoire urbain. Ils sont par ailleurs les seules empreintes territoriales visibles de l’identité lébou qui résistent encore. Ce rapport de défense justifie le besoin de conservation de ce patrimoine communautaire en perdition qui est condamné d’une certaine manière à exister symboliquement. Cela se fera sans doute par symbolisme identitaire à travers ces grands dignitaires (le Grand Serigne de Dakar, les chefs coutumiers), la confrérie layène [10] ou encore les manifestations culturelles [11] (Voir la carte annexée « Typologie des espaces dans la région de Dakar », d’après l’Atlas du Sénégal, Paris, Jeune Afrique, 2000).

La communauté musulmane : structuration territoriale par modèle ponctuel.

La communauté musulmane de Dakar s’inspire du principe de la Umma [12] selon lequel le rattachement au guide spirituel, à la communauté, prime sur celui de l’espace, du territoire auquel on est censé appartenir, à savoir le territoire résidentiel, le territoire du quotidien.

À observer de près le modèle ponctuel de gestion territoriale qu’utilisent les différentes confréries musulmanes pour s’approprier l’espace, on y voit une réplique du principe de la Umma dans sa version moderne. La Umma, comme le décrit Bouaouina Nora (2007), est un espace urbain de sociabilité qui combine la double particularité d’un espace collectif et privé. Il traduit aussi un ordre social et désigne un sentiment d’appartenance à une identité communautaire de proximité spatiale à l’intérieur de l’espace social de la ville. Seulement dans le cas des communautés et confréries musulmanes de Dakar, ce sentiment est avant tout activé par l’appartenance à un même guide spirituel. Les espaces sociaux qu’elles construisent sont ici matérialisés par le daara [13] ou dahira [14]. Les limites territoriales communautaires ne sont pas matérialisées par des frontières mais existent clairement par les rapports sociaux des fidèles unis par ce sentiment d’appartenance.

Le principe du modèle ponctuel ne cherche pas forcément à quadriller l’espace urbain de manière à intégrer chaque compartiment de celui-ci dans une circonscription territoriale donnée. Plutôt que d’harmoniser l’espace, la communauté cherche davantage à marquer le territoire urbain de son identité, à imprimer sur celui-ci le maximum de symboles, de valeurs, d’édifices, d’objets, de représentations matérielles, immatérielles et idéelles qui rappellent son appartenance communautaire. Ce principe ne s’inspire d’aucun modèle de l’urbanisation réglementaire. C’est un modèle d’occupation plutôt libéral qui se caractérise par une absence de maillage territorial. Autrement dit, le territoire n’est pas planifié mais plutôt informel et spontané sans hiérarchisation spatiale. On charge au mieux l’espace d’infrastructures religieuses (mosquées, iconographie, symboles), on le sociabilise pour créer une connexion avec le spirituel ou le haut lieu de culte : Touba pour la communauté mouride, Tivaouane pour la communauté tidjane, Yoff pour la communauté layène.

Il n’y a pas de politiques d’occupation concertées au sein des différentes confréries musulmanes. Par conséquent chaque marabout et chef religieux déploie sa propre stratégie. L’importance de son territoire d’influence dépendra fortement de son pouvoir religieux et social, du degré de sacralité du lieu. À l’exception des grands sites religieux régionaux (Tivaouane, Médina Gounass pour la confrérie tidjane, Touba et Darou pour la confrérie mouride), les territoires communautaires restent difficilement quantifiables. Cette quantification est encore plus complexe dans les territoires urbains à forte convergence confessionnelle comme Dakar où l’espace est soumis avant tout à l’aspect économique et social. (Voir la carte annexée « Les hauts lieux de l’islam sénégalais » d’après Ird Cheikh Guèye, cartographie A. Le Fur Afdec).

Le processus de territorialisation adopté par la communauté musulmane inscrit la mosquée dans une variable territoriale qui part de l’échelle du quartier à celle de l’agglomération. On parle alors d’une absence de référentiel spatio-temporel. Le degré d’inscription territoriale des différentes communautés musulmanes est assujetti à la valeur quantitative du nombre d’édifices religieux (mosquées), de symbolismes confrériques construits et affichés sur l’espace urbain de l’agglomération. Le modèle ponctuel laisse un libre choix à la concurrence spatiale. Il donne une certaine notoriété et liberté d’action aux marabouts qui doivent développer des stratégies ingénieuses pour instaurer une véritable base territoriale. Cheikh Guèye parle en ce sens de « marabouts urbanisants [15] » parce qu’ils ont le pouvoir de créer autour d’eux une centralité qui est à l’image de la confrérie à laquelle ils appartiennent. Le centre territorial qu’ils produisent devient pour la plupart un lieu de convergence des disciples et accueille de nombreux daaras. Il est sacralisé par alliance à la divinité qu’ils incarnent. Cette occupation spontanée de l’espace par les différents chefs religieux musulmans donne du point de vue organisationnel une image très informelle et déconcentrée ; une cartographie où s’entrelacent les différents territoires maraboutiques de la ville. Cette géographie en mouvement devient plus complexe dès qu’elle épouse des structures et organisations sociales sur lesquelles elle se constitue. Les stratégies d’appropriation et de gestion territoriale du mouridisme [16] sont très évocatrices de ce mode d’occupation ponctuelle. Chez la communauté mouride,

L’organisation de la confrérie est orientée, essentiellement, vers le contrôle des disciples par les élites maraboutiques. Le mouridisme parvient ainsi à réaliser deux de ses objectifs qui paraissent fondamentaux : maintien de la relation taalibé-marabout et dégagement d’un surplus, au profit des élites maraboutiques (Momar Coumba Diop, 1980, p. 238).

Comme l’évoque Momar Coumba Diop, l’occupation et l’évolution du mouridisme dans la gestion du territoire ne s’analyse pas seulement en termes d’accroissement numérique des adeptes ou d’extension de son espace de recrutement mais également d’innovation institutionnelle :

L’administration de la confrérie, pour gérer les changements induits par l’extension de l’espace de reproduction du mouvement, génère des institutions d’encadrement ou de contrôle des taalibé [17]. Dans les centres urbains la confrérie a mis en place une structure jusque-là inconnue de l’organisation : le dahira (Ibid. P 123).

Dans cette dynamique, le mouridisme a bouleversé l’ordre traditionnel de recrutement de ses guides spirituels en instaurant un nouvel ordre hiérarchique parallèle à celui de la lignée de son guide spirituel Cheikh Amadou Bamba. Sophie Bava (2005) affirme que cette oscillation entre l’héritage traditionnel et la performance de certains disciples, tant intellectuelle qu’économique, laquelle se revendique comme légitime, caractérise aujourd’hui les logiques de l’expansion de ce mouvement religieux en tant que nouvel ordre de gestion territoriale.

Dans le modèle d’occupation ponctuelle, l’identité communautaire de l’espace est prédéfinie par la symbiose de tous les facteurs matériels et immatériels en corrélation avec leur degré d’implication et d’importance. Leur combinaison définit le pouvoir d’attraction, le niveau d’importance du lieu et de surcroit le degré de concentration de la population communautaire. Plus les facteurs communautaires sont élevés, plus la concentration est importante, et plus l’espace est ségrégé, teinté de la couleur de la communauté ou de la confrérie dominante. Les grandes manifestations religieuses et les pèlerinages comme le magal [18], le maouloud [19], la tamkharit [20] servent ainsi de déterminants des espaces communautaires et confrériques. Pendant ces périodes, les espaces et territoires symboliques des communautés sont soumis à une véritable attraction.

À Dakar, le quartier de Yoff (Yoff-Diamalaye) est défini comme un « quartier layène ». C’est le lieu de fondation de la confrérie où se trouve le mausolée de Seydina Limamou Lâhi Al Mahdi (Psl), son fondateur, ainsi que le puits d’eau bénite qu’il fit creuser tout près de la mer. Ce lieu où réside aussi le grand khalif, actuellement Seydina El Hadji Abdoulahi Thiaw Lahi est un lieu saint de la communauté layène mais aussi un lieu de pèlerinage et de rassemblement spirituel. Entre les deux édifices (mausolée et puits),

Se trouve une place de sable fin qui est utilisée lors des prières de fin de Ramadan et de Tabaski. Elle est en outre utilisée pour d’autres cérémonies de recueillement ou de prières selon les circonstances. Les cérémonies marquant l’anniversaire de l’appel du Mahdi, ont aussi pour cadre ce lieu saint (Nurul Mahdi, 2009).

En plus de Yoff-Diamalaye d’autres quartiers de Dakar comme Yoff pêcheurs, Yoff Layène, Yoff Ngaparou, Cambérène (Këm-Médine), Ndingala, Nguédiaga sont aussi des « quartiers layènes » à forte concentration de population layène et de ses lieux spirituels : mosquées, mausolées, institutions religieuses. Par exemple, Cambérène (Këm-Médine), « ce lieu saint, a la particularité d’abriter une bonne partie de la population layène du Sénégal, car à plus de 95% » (Nurul Mahdi, op.cit.). Ces quartiers de la communauté layène sont constitués pour la plupart de l’ethnie lébou dont est issu le fondateur de la confrérie. Ils sont historiquement des noyaux de l’implantation lébou à Dakar. À l’origine de la religion traditionnelle, les lébous se sont convertis à l’islam entre le 17e et 20e siècle en adhérant pour la plupart à la confrérie layène. (Voir la carte annexée « Les espaces socio-religieux de la communauté layène à Dakar : seuil de concentration de l’espace » Christian Thierry Manga Umr Idees, 6266 Cnrs).

Comme il en est pour la communauté layène, la concentration des communautés socio-religieuses à Dakar est due avant tout à une concentration en un lieu des communautés socio-ethniques de même origine qui ont adhéré fortement à une même religion ou confrérie. Dans ces espaces urbains à concentration communautaire, les liens sociaux utilisent le socio-religieux pour se renforcer. La forte emprise qu’ils exercent sur les espaces urbains donne aux quartiers ce caractère socio-religieux.

Les communautés et confréries musulmanes développent des structures d’organisation connectées aux différents marabouts et chefs religieux présents sur le territoire. Elles ont une dimension extraterritoriale construite autour d’un modèle qui cherche à imprimer une identité socio-religieuse aux espaces urbains. A l’inverse de la communauté lébou, les communautés musulmanes insistent sur les structures de sociabilité et d’organisation communautaire connues sous les noms de dahira et daara.

La communauté catholique : structuration territoriale par planification surfacique.

La communauté catholique prend forme dans les institutions locales de l’urbain en se calquant sur leurs administrations, circonscriptions et hiérarchies fonctionnelles. Avec son organisation centralisée et un quadrillage exhaustif du territoire urbain, l’Église catholique imprime sur celui-ci sa stratégie d’expansion et d’appropriation. Les actions de son ministère ne peuvent s’exercer qu’à travers ses églises (lieu de culte) implantées sur l’ensemble du territoire urbain, sa présence humaine, (proximité avec les adeptes) mais aussi par la surveillance et le contrôle intracommunautaire fonctionnant constamment comme pression sociale.

Dans la gestion territoriale, le modèle structural surfacique est celui que préconise l’Église catholique dans ses lois, dans son organisation interne en diocèses, paroisses, communautés ecclésiastiques de base. Mais sa mission auprès des populations demande un statut extraterritorial. Et c’est cette extraterritorialité qui permet à un fidèle d’intégrer une autre structure catholique (association paroissiale, un mouvement catholique, une association, communauté de base) en dehors de son territoire ecclésiastique de base (paroisse, doyenné). Le modèle d’occupation surfacique de l’Église s’inscrit dans une perspective d’organisation et de structuration spatiale du territoire urbain en une géographie administrative ecclésiastique. L’espace est quadrillé de manière à intégrer par défaut chaque fidèle dans une circonscription territoriale catholique paroissiale ou diocésaine qui prend en compte le lieu de résidence. En revanche cela n’occulte nullement la liberté de choix de la circonscription territoriale. Le modèle d’occupation surfacique est un modèle classique de subdivision administrative du territoire en circonscriptions territoriales hiérarchisées. Il ne laisse pas aux guides spirituels catholiques une grande liberté d’action, car celui-ci est soumis à sa hiérarchie supérieure. Les décisions et actions sont coordonnées et nécessitent l’aval de l’autorité suprême de l’Église, celui du Vatican. Les politiques adoptées sont pour la plupart concertées et collégiales ; elles dépendent du synode, ou du Cesmcvgb (Conférence Épiscopale du Sénégal, Mauritanie, Cap-Vert, Guinée Bissau) qui ont pouvoir de décision sur l’orientation politique et la gestion du territoire. Le modèle d’occupation surfacique est utilisé dans le souci de mieux desservir, gérer et étendre la sacralité là où sa présence n’est pas permanente. Il donne une visibilité aux frontières qui délimitent le territoire occupé. Par exemple, la région apostolique urbaine du Cap-Vert qui n’est autre que l’agglomération de Dakar est subdivisée en doyennés calqués sur les départements de Dakar, eux-mêmes subdivisés en paroisses et les paroisses en communautés de base et de quartier. Ce territoire religieux, circonscrit au territoire urbain, est aussi intégré au territoire global de la catholicité administré et contrôlé par le Vatican. Et si on compare les politiques de gouvernance des territoires de la catholicité à celles de l’État, on se rend compte qu’il y a une forte similitude.

Par ailleurs, le modèle surfacique que je viens d’évoquer est davantage un modèle d’organisation et de gestion spatiale. Il est complété par le modèle d’occupation ponctuel où l’implantation du lieu de culte (les églises, les sanctuaires), la présence de symboles, des signes et représentations religieuses faisant référence à la communauté chrétienne, atteste de l’occupation physique et spirituelle de la communauté. En d’autres termes de son ancrage territorial sur l’agglomération. L’application du modèle surfacique requiert une certaine réglementation, une structuration, et une organisation administrée, concertée et centralisée. La tentative de décentralisation par la création des communautés de base est un besoin de réformer l’Église par sa base en la rapprochant de plus en plus de la population. Cette décentralisation est une réponse à la crise que traverse actuellement l’Église catholique : la crise des vocations. Dans le modèle surfacique de la communauté catholique, la densité semble être le facteur qui détermine la taille de l’entité territoriale. En effet, plus la densité est forte, plus l’entité territoriale est restreinte. La communauté catholique accorde aussi une place importante aux structures de sociabilités (mouvements d’actions, amicales) souvent connectées aux institutions ecclésiastiques de base ou aux espaces fonctionnels de la ville. Le rapport de cette communauté à la ville s’inscrit dans cette logique d’appropriation et de gestion territoriale construite autour du modèle surfacique qui cherche à quadriller le territoire urbain comme le montre la carte annexée (« Les aires d’influence des différentes paroisses de la Ville de Dakar », Christian Thierry Manga Umr Idees, 6266 Cnrs).

Les iso lignes qui déterminent les degrés de probabilité d’intégration des espaces aux différentes paroisses de Dakar ont été obtenues à partir du modèle de Huff. Le modèle de Huff qu’on a utilisé dans cette étude d’interaction spatiale nous a permis de traduire concrètement le continuum de situations qui existent dans la réalité face à l’attractivité et à la compétitivité spatiale qui s’exercent entre les différents pôles centraux des paroisses de la ville de Dakar. Construit à partir du modèle de Reilly, ce modèle permet ainsi de refléter la relativité des zones d’influences, et d’estimer la probabilité qu’une localité ou point j (point quelconque) de l’agglomération soit rattaché à un territoire paroissial, à un pôle central i (lieu de culte) de celui-ci [21].

Au-delà du seul fait religieux, l’Église intègre la ville par ses œuvres, par ses activités socio-économiques, par la création d’entreprises et d’infrastructures urbaines [22]. Celles-ci sont ouvertes à tous, sans limites ni contraintes socio-religieuses et territoriales. Elle permet au mieux l’accès à ses infrastructures urbaines aux plus démunis. Les services qu’elle propose, au nom de la charité chrétienne, créent au sein de ses instances une véritable mixité socio-culturelle. La présence de l’Église catholique dans les secteurs d’activité de la santé, de l’éducation, et du social était d’abord subsidiaire, elle s’installait dans les milieux où ces services n’étaient pas rendus. Cette stratégie d’approche lui permet de se fondre dans le paysage urbain pour être mieux accessible.

Les communautés protestantes et évangélistes : des structurations territoriales à faible articulation géographique.

La présence des autres groupes chrétiens, notamment les Églises évangéliques, bien que très importante de par leur nombre qui est estimé à plus de 200, reste encore insignifiante et très timide à Dakar. Cependant la situation actuelle nous amène à penser que, même sans une articulation parfaite entre ces églises, mais plutôt grâce aux associations et organisations évangéliques multidénominationnelles, qui peuvent servir d’intermédiaires, une stratégie est réellement mise en place. Cette stratégie territoriale consiste à s’implanter dans des espaces socialement sensibles. Plusieurs d’entre elles se définissent sous le vocable de mission (mission luthérienne, mission américaine,…). Elles sont reconnues d’utilité publique et endossent le label d’Ong à l’image de l’Église méthodiste [23]. Ces Églises recrutent l’essentiel de leurs fidèles parmi la population africaine immigrée, ou parmi la population locale très fragile, en quête de solution miracle.

Dans cette stratégie, la question n’est pas tant le nombre de lieux de culte que compte chacune d’elles, mais plutôt la façon dont ils sont disposés sur le territoire urbain de l’agglomération. On remarque en effet que les lieux de culte catholiques sont placés sur les voies principales, les grands axes de circulation et rarement vers l’intérieur des quartiers. Or, ceux des Églises évangéliques et autres sont implantés pour la plupart à l’intérieur des quartiers, ce qui n’empêche pas d’en trouver quelques-uns sur les axes principaux. La présence des lieux de culte évangéliques dans les quartiers est une stratégie d’occupation territoriale à partir de l’intérieur. Cette stratégie renforce le sentiment communautaire et celui d’une plus grande proximité avec la population locale. Face à la domination de l’islam et à une forte implantation de l’Église catholique, les évangéliques fonctionnent en réseau. Leur expansion, bien qu’encore peu visible, est due en grande partie à cette logique de fonctionnement, plus souple et plus dynamique. Leurs méthodes de recrutement mettent fortement en avant l’aspect social. Les nouveaux membres qui adhérent à une communauté intègrent de fait un nouveau réseau de relations, inter-solidaires, qui peuvent être d’un grand soutien moral, social et économique.

Les différentes dénominations des Églises évangéliques ont une plus grande liberté d’action. À la différence du catholicisme, elles constituent des réseaux de forces évangélisatrices, qui ne connaissent pas généralement d’autorité hiérarchique clairement identifiée. Ce fonctionnement en réseaux leur permet d’unir leurs forces dans certaines actions ponctuelles. Elles profitent souvent de la faible présence des pouvoirs publics et des autres communautés socio-religieuses, dans certains domaines ou territoires, pour remplir un rôle social ou économique auprès des populations, agrandissant ainsi leur champ d’action. Ce qui fait dire au Cardinal Théodore Adrien Sarr (2008) que, peut-être, les catholiques des Églises de l’Afrique de l’Ouest ou d’Afrique tout court, cherchent quelque chose et ne le trouvent pas chez eux, ce qui les pousse à embrasser ces nouvelles Églises [24].

Du point de vue de la structure organisationnelle et de gestion, nous pouvons distinguer trois principaux types d’organisation dans les Églises évangéliques et autres Églises chrétiennes de Dakar. Elles peuvent être structurées sous trois formes : presbytérienne, congrégationaliste, ou épiscopale.

En effet, on peut voir à travers ces différentes approches communautaires du territoire l’institution de nouveaux acteurs territorialisés. Si ces derniers puisent leur légitimité dans les territoires et espaces qu’ils construisent, en revanche ils créent de nouveaux rapports au politique par le pouvoir social et/ou religieux qu’ils incarnent. Ceux-ci sont déterminés par le glissement du social et du religieux dans le champ politique.

Territoires, pouvoirs socio-religieux et représentations politiques.

La relation entre le socio-religieux et le politique au Sénégal peut se concevoir en termes de compromis mutuels sur la base desquels ont toujours fonctionné les institutions politiques de l’État. Instauré depuis la colonisation sous la base du « contrat social » pour la communauté musulmane, celui-ci

Arrime les institutions formelles de l’appareil d’État aux dispositifs de l’islam confrérique dont l’enracinement dans les figures sociales de la loyauté, de la solidarité et des allégeances est à la fois plus légitime et beaucoup plus profond. Selon certains auteurs, ce modèle du « contrat social » a assuré la création d’un solide axe le long duquel s’est réalisée l’émergence d’une intégration nationale. Pour d’autres, il ne fut que l’instrument qui ordonna les logiques d’inclusion et d’exclusion des communautés ethniques et religieuses, des dissidences et irrédentismes qui étaient soit incompatibles, soit réfractaires à sa dictée (Cruise O’Brien, 2002, pp. 10-11).

Le rapport des différentes communautés socio-religieuses (lébou, musulmane et chrétienne) à l’instance politique et institutionnelle se traduit par une reconnaissance politique et institutionnelle de l’instance socio-religieuse, et/ou par la capacité à fédérer autour de cette dernière les institutions, pouvoirs et représentants politiques de l’appareil étatique. Le socio-religieux dans toute sa complexité sociale et spatiale intègre le politique en ce sens que les territoires symboliques religieux et les différentes communautés influencent le politique et ses institutions. Ils constituent de fortes bases électorales que s’arrachent les politiques. En effet, ils concentrent en leur sein de fortes populations auxquelles s’ajoute la légitimité spirituelle, communautaire et/ou territoriale des chefs religieux. Pour Donal Cruise O’Brien (1975), l’argument serait que la structure sociale et le modèle politique sont sensiblement interliés [25]. La reconnaissance et le pouvoir politique sont en partie assujettis aux soutiens des différentes instances, communautés et chefs socio-religieux locaux. Ceux-ci ont toujours joué les entremetteurs entre les politiques, les institutions et la base (population) en leur servant de caution morale et spirituelle. Ils constituent un enjeu électoral de premier ordre car ils ont sous leur tutelle des milliers voire des millions d’électeurs. Pendant longtemps les sensibilités politiques des collectivités à forte coloration communautaire étaient soumises aux allégeances que pouvaient avoir ces derniers sur le politique. Un compromis qui se solde par le soutien à l’instance politique ou étatique et en contrepartie par la défense de celui-ci des intérêts de la communauté. Les différentes nominations, cooptations politiques et administratives qui ressortent de ces compromis créent des lobbys sur lesquels s’appuient les communautés pour défendre leurs intérêts. Dans ce contexte, l’existence d’une population fortement confrérique et communautaire sur un territoire urbain est un fait de première importance. Les différentes élections (locale, présidentielle et législative) qui se sont succédées depuis la colonisation avaient été marquées par l’instrumentalisation de l’appartenance communautaire. Les grands hommes politiques du pays anciennement ou nouvellement élus ont à un certain moment de leur carrière politique bénéficié des « ndiguels [26] ». Courtiser les chefs religieux et dignitaires communautaires sur la base du contrat social est monnaie courante dans le monde politico-administratif. Seulement, la mouvance politique des élections présidentielles de 2000 qui a amené le président Abdoulaye Wade au pouvoir a été perçue comme la fin d’un modèle politique animé par le contrat social qui s’est toujours appuyé sur le socio-religieux. Ces élections étaient très symboliques en ce sens que le changement de régime politique prôné par le peuple sénégalais devait d’une part servir de levier au changement des autres instances non politiques et d’autre part permettre le réajustement des pouvoirs et rôles de chacun au sein de la société sénégalaise. Sur le plan des relations entre le socio-religieux et le politique, cette nouvelle ère qui s’ouvrait sous le régime du président Abdoulaye Wade donnait tous les prémices et assurances d’une perte d’autorité politique des chefs et dignitaires socio-religieux. Pour la première fois dans l’histoire politique du Sénégal, l’électorat communautaire s’est détourné des recommandations de vote, refusant de suivre les ndiguels donnés par les marabouts et dignitaires communautaires. Abdourahmane Seck, (2007) parle de « système clientéliste à l’épreuve du changement ». Mais une fois de plus les communautés socio-religieuses, et plus particulièrement les communautés musulmanes, vont démontrer une forte capacité d’adaptation en se réappropriant le nouveau champ politique. La force de

L’islam politique se trouve dans sa capacité à regrouper des imaginaires collectifs, d’ancrer le religieux au centre des débats, de faire du sacré une donnée essentielle de la vie politique. […] Il montre un visage pluriel et une capacité à transformer l’espace socio-politique (Muriel Gomez-Perez, 2005, p. 26).

Ce pluralisme de l’islam dans le champ politique ne va pas tarder à se confirmer. Les désillusions du peuple sénégalais à l’endroit du régime du président Abdoulaye Wade vont être un catalyseur permettant d’explorer de nouveaux champs politiques et d’instaurer par la même occasion de nouveaux rapports entre le socio-religieux et le politique.

La perte d’autorité politique des chefs de confréries n’est pas, pour autant, un signe d’affaiblissement des valeurs islamiques. Elle est, au contraire, la marque d’un profond renouvellement des enjeux et des méthodes employées. Le vieux consensus entre État et confréries cesse d’être un modèle opératoire. Par contre, de nouveaux entrepreneurs religieux (Moustapha Sy, Modou Kara Mbacké, et d’autres) œuvrent à la ré-islamisation de la société civile «  par le bas » et contribuent à faire de l’islam un facteur identitaire indissociable de l’identité nationale (Jean-Louis Triaud (dir.), 2007, p. 145)

Ces nouveaux rapports au politique ne présupposent nullement la fin du modèle ancien. Ils viennent seulement se substituer à lui, libéralisant les relations entre le religieux et le politique en permettant de nouveaux rapports au politique venant du bas. « Le contrat social même s’il est officiellement en régression continue d’exister sous diverses formes […] Il vit toujours, mais dans sa version démocratique » (Donal Cruise O’Brien, pp. 83-93). Pour beaucoup, la « pression du bas » comme nouveau lieu du dynamisme politique est une menace. Elle révèle la volonté de certains chefs et communautés religieuses à s’accaparer des institutions politiques, et plus encore, à s’emparer de l’appareil étatique. Par ailleurs, cette crainte est à relativiser car on pense que le contrat social continuera à structurer les relations entre le politique et le socio-religieux. Selon Abdourahmane Seck, (p. 28) trois facteurs dont la réunion contribuerait à relativiser les risques de cette pression du bas : l’ « ancienneté » de la relation du « contrat social », sa « démocratisation » et l’esprit de « prévoyance » de ses acteurs formeraient ainsi une sorte de garantie à sa perpétuation.

Dans ce rapport du politique au socio-religieux, la communauté catholique a su jusqu’à présent tirer son épingle du jeu tout en restant très discrète. Ses relations au politique sont différentes de celles de la communauté musulmane car, contrairement à celle-ci, elle refuse d’investir le champ politique affichant une certaine distance dans ses choix et convictions politiques. La structure organisationnelle de l’Église catholique, très hiérarchisée et centralisée, ne laisse pas la liberté à ses guides et chefs spirituels d’intégrer le champ politique local. Instauré comme une évidence sous l’ère coloniale, le rapport entre le politique et l’Église catholique n’a pas eu besoin du contrat social ni de clientélisme pour se perpétuer ; il y a eu comme une conservation de l’ordre ancien des relations. Le compromis entre le politique et l’Église catholique reste sous-entendu ; autant le politique a-t-il besoin du soutien de l’Église catholique pour qu’elle cautionne son action, autant l’Église a-t-elle besoin des faveurs et des prérogatives du politique. La communauté catholique a jusque-là été en retrait de la politique dissociant l’acte politique de l’acte religieux. C’est ce qui explique d’ailleurs sa faible représentativité dans les instances politiques du pays. Mais une prise de conscience d’invertir le champ politique semble renaître depuis que de nouveaux entrepreneurs religieux œuvrent à la « ré-islamisation » de la société civile « par le bas » et contribuent à faire de l’islam un facteur identitaire indissociable de l’identité nationale. (Seck, p. 16)

Dans le cas de la gestion territoriale, la question n’est pas tant d’avoir des élus et administrateurs communautaires, le problème serait de les voir se revendiquer de telle ou telle autre communauté socio-religieuse et porteurs des représentations de cette communauté. À partir du moment où les politiques et institutions étatiques se soumettent aux compromis communautaires, ces derniers exercent sur eux une forte influence qui se répercute sur les instances politiques et décisionnelles de l’agglomération et du pays. Le recours aux différentes communautés socio-religieuses comme stratégie politique ou institutionnelle concourt à l’imbrication de celui-ci dans le champ politico-institutionnel. Il a comme conséquence l’apparition de mouvements politico-religieux ou communautaires très actifs. C’est d’ailleurs ce que l’on constate aujourd’hui avec la multiplication des partis politico-religieux de soutien créés par des marabouts et guides spirituels qui se veulent réformistes et porteurs d’une déontologie éthique, morale et religieuse sur laquelle doit se construire l’État et les institutions. Quelles que soient les mutations relationnelles entre le politique et le socio-religieux, il est peu probable qu’elles remettent en cause entièrement la souveraineté étatique du fait de l’absence d’un fondamentalisme communautaire.

L’une des caractéristiques du Sénégal, c’est de ne pas avoir un christianisme fondamentaliste qui développerait une « activité militante de christianisation et de re-christianisation » qui le placerait en position d’affrontement direct avec l’islam dans toutes les zones géographiques sensibles, comme c’est le cas au Nigéria. Pour ce qui est de l’Islam, il y a eu un ancrage territorial solide de l’islam local qui s’est bâti autour des confréries locales (mouride,…) Et qui a laissé peu de champ libre aux réseaux islamiques transnationaux et transfrontaliers pouvant à tout moment bouleverser l’ordre public et socio-politique sur lequel s’est constituée la société sénégalaise (Triaud, 2007, p. 12.)

Cela est aussi valable pour les autres communautés et acteurs de la société civile. Les compromis entre le politique et le socio-religieux ne doivent pas seulement être perçus sous l’angle négatif, c’est-à-dire comme une distorsion du jeu de la démocratie. Ils doivent être conçus, ni plus ni moins, comme des régulateurs sociaux. Les États africains à l’exemple du Sénégal sont des États encore politiquement fragiles où le socio-religieux est une donnée prégnante de la société.

Nulle part, dans l’Afrique d’aujourd’hui, la séparation entre le politique et le religieux n’est jugée acceptable […] Dans le contexte relationnel actuel du politique et du religieux on peut imaginer incognito qu’on assiste à une régénération des légitimités politiques ou aucun pouvoir politique soit-il, ne peut exister sans une légitimation religieuse forte et, si possible, une conjonction de plusieurs forces légitimantes (ibid., p. 18).

Entre modèle surfacique, modèle ponctuel ou préservation du patrimoine traditionnel, chaque communauté se singularise par la manière de combiner ou non les différents modèles existants pour créer son propre modèle d’occupation et de gestion territoriale. Celui-ci est dicté par des facteurs endogènes qui lui sont propres mais aussi par le contexte environnemental local. Les communautés musulmanes ou chrétiennes impriment leurs territorialités dans les foyers de peuplement ethniques de la ville qui leurs sont favorables : Yoff, Cambérène, Ouakam, Thiaroye pour la communauté layène et lébou, Guédiawaye, Grand-Yoff ou encore Yeumbeul pour la communauté chrétienne. La communauté mouride, quant à elle, associe le religieux à ses activités économiques et sociales. Elle recrée ainsi des espaces sociaux dans la ville et plus particulièrement dans les espaces commerciaux en marquant symboliquement son appartenance par des iconographies et des chants religieux.

En effet, même si les communautés n’affichent pas une réelle volonté de concentration communautaire, elles ont créé tout de même des « espaces sociaux de référent » symbolisés par des iconographies et des édifices communautaires (lieux de culte, établissements éducatifs, entreprises…) que l’on voit un peu partout dans le paysage urbain. Les espaces créés par ces communautés sont des espaces de sociabilité. Ils jouent le même rôle que la place publique car ils servent aussi de lieux de rencontre et de manifestation aux membres de la communauté. Par contre, l’un des inconvénients est que le rapprochement communautaire dans des espaces « ségrégués » peut à la longue être un obstacle à la mixité. Avec la prolifération des espaces communautaires et notamment religieux, les populations d’un certain âge (seniors) ont tendance à se regrouper dans ces espaces fortement symboliques. Cette prégnance dans les rapprochements humains dispense la place publique d’établir des correspondances entre les différentes communautés existantes. La création d’espaces sociaux en tant que nouvelle dynamique d’évolution des communautés est à prendre en compte.

Abstract

À l’image des grandes villes macrocéphaliques de l’Afrique subsaharienne, l’agglomération de Dakar est soumise à une double logique d’organisation fonctionnelle de ses territoires urbains : logique des acteurs publics et logique sociale. Elle est le territoire de la complexité où différents espaces, représentations et légitimités des communautés socio-religieuses s’entrelacent et se superposent à ceux de l’urbanité. À la dynamique urbaine de ces espaces de l’agglomération est souvent combinée une dynamique sociale représentative des différentes communautés socio-religieuses. En outre, ce sont les actions administrées des acteurs publics, parapublics, les collectivités dans leurs politiques d’aménagements et les actions non administrées des populations locales dans leurs logiques et modes de vie qui constituent la ville. Dans cet ensemble, quatre acteurs semblent se démarquer par leur pouvoir, et leur implication sur la structuration du territoire urbain : les acteurs publics comme étant les gestionnaires et les administrateurs légitimes du territoire, la communauté lébou soucieuse de préserver ce qui reste de son patrimoine tout en valorisant son droit d’autochtone (premier occupant) pour s’imposer, la communauté musulmane très présente sur le territoire de par ses confréries et sa forte représentativité territoriale (plus de 90% de la population) et enfin la communauté chrétienne, en l’occurrence la communauté catholique qui jouit de la plus grande notoriété. Entre modèle d’occupation surfacique planifiée pour les uns et modèle d’occupation ponctuelle pour les autres, chaque acteur use de sa propre stratégie d’appréhension spatiale pour exister et imprimer sa présence sur le territoire de l’agglomération. On peut concevoir que toutes les stratégies et modèles d’appréhension spatiale utilisés par ces différents acteurs ont pour seule finalité la quête de la légitimité devant être cautionnée par le politique (État et institutions publiques.) Et/ou par la population elle-même.

Bibliography

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Jean-Louis Triaud (dir.), Islam, société et politique en Afrique subsaharienne, les exemples du Sénégal, Niger et du Nigériai, Paris, Indes savantes, 2007.

Documents annexes

Notes

[1] Données statistiques officielles de l’Ansd (agence nationale de la statistique et de la démographie) du Sénégal.

[2] La population est à 92% musulmane regroupée autour de quatre confréries principales : mouride, layène, tidjane et kadiriya. La population chrétienne est très minoritaire, en moyenne 6% de la population de Dakar. Elle est majoritairement catholique.

[3] Comme le dit Jean-Luc Piermay, la ville sénégalaise ne peut être traduite en termes de fragmentation, sans doute parce que les frontières du monde entrent dans cette société par de multiples canaux, produisant des interfaces innombrables. (Piermay et Sarr, 2007, p. 12). Les communautés s’adaptent au contexte urbain de l’agglomération pour évoluer en combinant acculturation et inculturation. Elles reproduisent des configurations sociales et territoriales adaptées à chaque territoire. Dans le cas par exemple du christianisme et de l’islam, ils ont créé un christianisme africain et un islam sénégalais incarnés par les différentes Églises africaines et confréries.

[4] Ils sont encore visibles sur le littoral de Dakar sous forme de quartiers informels.

[5] « Si chacun des villages jouissait ainsi d’une autonomie locale lui permettant de régenter ses affaires, les élus de la plus grande agglomération, firent assez rapidement figures de chefs qui coiffaient toute la collectivité, avec un président de la république (Serigne Ndakarou) assisté de ses ministres (Djaraf, Saltigué, Imam, Ndeye-ji-fré). À leurs côtés siégeaient deux autres grands dignitaires, (détenteurs de pouvoirs politico administratifs) qui limitaient ceux du président; ce sont le Ndeye-ji-rêw, sorte de Premier ministre et le Ndèye Jambour président de l’Assemblée Nationale des vieux sages, tous deux directement élus par le peuple » (Seck, 1970). Aujourd’hui les élus de la communauté lébou qui détiennent symboliquement ces titres ont un réel pouvoir et une influence dans la gestion de l’agglomération. Ils sont souvent consultés et détiennent encore une part importante du patrimoine foncier de la capitale.

[6] Le Grand Serigne de Dakar est le premier dignitaire de l’oligarchie de la communauté lébou au rang de chef suprême religieux et traditionnel.

[7] À ses origines dans la société traditionnelle lébou, le Djaraf avait le rang de ministre.

[8] Dans ces localités de Dakar, le prix foncier se négocie entre 200000 et 150000 Fcfa le m² contre 70000 à 40000 Fcfa le m² en moyenne dans la banlieue.

[9] Thérapie traditionnelle lébou qui consiste à entrer en transe pour se libérer de son mal.

[10] Les layènes sont une confrérie, originaire de Yoff, village lébou devenu l’une des communes d’arrondissement de Dakar. Ils sont une confrérie islamique basée sur le mahdisme. Sur le plan culturel, leurs principales caractéristiques sont notamment de faire précéder les prières rituelles par des litanies et par le chant des femmes. Le fondateur est Seydina Limamou Laye. Les layènes constituent environ 6% de la population sénégalaise.

[11] Par exemple le 24 avril 2010, le festival culturel mémoire des penc et village de Dakar a été organisé à Dakar pour perpétuer le patrimoine lébou.

[12] Le mot d’origine arabe signifie à la fois garder son espace privé et s’insérer dans une identité commune créée par la sacralité de la relation. Cf. Nora, 2007.

[13] École coranique. Chez les mourides ce terme désigne une communauté pieuse au sein de laquelle les jeunes disciples travaillent sous la direction exclusive d’un marabout ou de son homme de confiance.

[14] Dahira est une association à vocation religieuse et sociale regroupant des disciples d’une même confrérie soit sur la base des allégeances maraboutiques, soit sur la base du lieu où ils se trouvent.

[15] Voir Cheikh Guèye, « Touba: les marabouts urbanisants », in Monique Bertrand et Alain Dubresson (éd.), Petites et moyennes villes d’Afrique noire, Paris, Karthala, 1997, pp. 179-203.

[16] Communauté spirituelle d’inspiration sunnite crée par Cheikh Ahmadou Bamba. Les mourides sont la plus grande confrérie du Sénégal, sans doute la plus importante confrérie soufie sécrétée par le milieu noir africain. Le centre religieux des mourides est la ville Touba où se trouve l’une des plus grandes mosquées d’Afrique.

[17] Vient de l’arabe tâlib (étudiant, éléve). Disciple avec un sens très étroit de dépendance de maître à élève.

[18] Action de grâces.

[19] Fête musulmane célébrant la naissance du prophète Mohammed. Il est aussi appelé Gamou.

[20] Fête qui correspond au 10e jour de l’année musulmane. Elle est appelée Achoura en arabe.

[21] Cette probabilité déterminée à partir de la loi de probabilité, est obtenue en corrélant plusieurs facteurs et données d’enquêtes notamment : les enquêtes sur les populations catholiques, leur lieu de résidence, leur appartenance paroissiale, leurs motivations sur leur choix paroissial, mais aussi les enquêtes sur la localisation des pôles centraux et les infrastructures catholiques qui leur sont connexes. Les résultats obtenus dans cette étude font ressortir un facteur clé justifiant la cohérence et la pertinence des aires d’influence de la paroisse mais aussi celles de l’attraction du pôle central paroissial sur tout point de l’espace paroissial. Le facteur distance-temps entre le lieu central de la paroisse et le lieu de résidence des populations catholiques qui détermine l’accessibilité au lieu central de la paroisse (lieu de culte) mais aussi à ses infrastructures et services (concentration autour du lieu de culte déterminant sa centralité) semble être le plus déterminant.

[22] En 2008 par exemple, 7% des établissements de l’enseignement et de la formation de la communauté urbaine de Dakar étaient du privé catholique. Ils comptaient plus 50000 élèves, 1535 enseignants et 630 personnels administratifs et de service. Dans le domaine de la santé, le privé catholique représentait en moyenne 9%.

[23] Celle-ci est présente au Sénégal depuis 1995, avec l’aide de l’Ong Ofadec financée par les méthodistes unis des Etats-Unis.

[24] Propos recueillis lors de l’interview du Cardinal Théodore Adrien Sarr sur la prolifération des églises évangéliques au Sénégal. Voir African Global News, article du 16 juillet 2008.

[25] « The argument will be that social structure and political style are significantly interrelated », (Cruise O’Brien, 1975, p.158).

[26] Le ndiguel est un mot wolof qui signifie consigne, ordre émanant d’un guide spirituel, il constitue la théorie d’allégeance du mouridisme.

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