Parler comme « une lady dans une boutique de fleurs » et non comme une vendeuse « au coin de Tottenham Court Road » : c’est ce que demande la jeune Eliza Doolittle, marchande de fleurs désargentée, au très distingué professeur Henry Higgins, dans le film My Fair Lady de George Cukor (1964), adapté de la pièce de théâtre Pygmalion de Bernard Shaw. Ce dernier, méprisant son accent cockney socialement stigmatisé et bien trop vulgaire à son goût, décide de lui donner des leçons de phonétique pour lui apprendre la prononciation soignée et prestigieuse de l’anglais britannique. Peu à peu, la jeune fille, à force d’acharnement, finira par maîtriser le langage distingué et passera pour une véritable « lady » en société. Cette histoire, bien que fictive, est un bon exemple, parmi tant d’autres, de l’importance de l’accent, et plus généralement du langage, dans la vie sociale d’un individu. Il existe des façons de parler plus valorisées que d’autres, et la maîtrise de la norme langagière dans une société donnée peut ouvrir l’accès à des positions sociales avantageuses. La question langagière est donc une question fondamentalement sociale. Or, dès lors que l’on aborde le langage comme un phénomène intrinsèquement social, dès lors que l’on ne décrit plus seulement les formes linguistiques, mais que l’on essaie aussi de comprendre les pratiques langagières et le sens que les acteurs leur donnent, « le besoin d’élargir le champ de nos références pour intégrer les recherches effectuées en dehors de la (socio)linguistique devient une évidence » (Hambye et Siroux 2009, p. 135). Dans cette perspective, l’analyse du langage nécessite donc d’adopter une approche pluridisciplinaire, qui implique un dépassement des frontières entre la linguistique et les autres sciences sociales. La question langagière peut être étudiée grâce à l’observation et à l’analyse des pratiques effectives des individus. Elle peut aussi être abordée grâce à l’analyse de leurs discours sur ces pratiques, qui nous permettent de comprendre comment les sujets s’inscrivent dans leurs relations aux autres par le biais du langage, et quelles significations ils attribuent à leurs pratiques. Ainsi, à partir de notions issues de la sociologie, de la psychologie sociale et de l’histoire, j’analyserai ici les discours de migrants d’origine camerounaise sur la pratique du whitisage, néologisme qui désigne le fait de « parler comme un blanc », c’est-à-dire, pour ces migrants francophones résidant à Paris, « parler français sans accent » [1]. Si l’on peut définir, d’un point de vue linguistique, l’accent comme « l’ensemble des caractéristiques de prononciation liées aux origines linguistiques, territoriales ou sociales du locuteur, et dont la perception permet d’identifier la provenance du destinataire » (Harmegnies 1997, p. 9-10), dire de quelqu’un qu’il a un accent, c’est d’abord le renvoyer à une « altérité linguistique ». Comme le dit Larrivée, tel que cité par Meyer :
« C’est la pratique langagière de l’autre qui est désignée comme ayant un accent, qui est la différence de sa propre pratique. Cette différence est celle qu’on identifie chez un locuteur qui a notre langue comme langue seconde, ou qui en parle une autre variété. Et toutes les variétés ne sont pas égales. Quand elles sont reçues comme compréhensibles, les variétés dominées sont désignées comme porteuses d’un accent » (Meyer 2011, p. 36).
Tout accent n’existe donc que par contraste avec le « non-accent » ou « l’accent standard ». Ce dernier, qui correspond à la prononciation couramment employée dans les médias, les classes éduquées, et plus généralement dans les groupes sociaux dominants, est un « mythe » ou une construction idéologique qui résulte d’un processus de subordination linguistique des groupes sociaux dominés ou stigmatisés (Lippi-Green 2012, p. 44). L’analyse des discours de ces migrants d’origine camerounaise, portant sur leur pratique du whitisage et sur leur rapport à leur propre accent et à celui des « blancs » ou des « Français », prendra donc en compte la perception par les sujets parlants eux-mêmes des rapports de domination qui sont en jeu dans cette pratique.
Analyser le langage comme pratique sociale : implications théoriques et méthodologiques.
Le choix d’une approche ethnographique, au plus près du vécu langagier des acteurs, a été guidé par le postulat selon lequel le langage est une pratique sociale qui « n’est pas réductible à une pure description ou explication du monde », mais qui a, au contraire, « une puissance d’action sur celui-ci ; non seulement le langage dit le monde, mais le langage transforme, modifie, façonne ce monde » (Boutet 2010, p. 5). Les pratiques langagières sont donc « indissociables de toute pratique sociale et constituent une composante centrale de l’organisation, de la mise en forme (désignation) et en ordre (classification, hiérarchisation, articulation) des expériences sociales ». Elles « sont d’emblée présentes dans toute activité humaine, et c’est à travers elles que les acteurs s’organisent et forment leurs schèmes de perception et de représentation » (Lahire 2009, p. 170). Partant de ce postulat, j’ai opté pour une démarche pluridisciplinaire, qui me permet de saisir le langage comme mode d’action sur le monde social, en relation avec le contexte de production des discours. En effet, le pouvoir des mots ou des discours réside dans « les conditions institutionnelles de leur production et de leur réception » (Bourdieu 1982, p. 111), c’est-à-dire dans l’adéquation entre la fonction sociale du locuteur et son discours, ou dans l’autorité dont jouit le locuteur en fonction de la position qu’il occupe dans le champ, selon un rituel dûment réglé (Bourdieu 1982, p. 111). Ce rituel « détermine pour les sujets parlants à la fois des propriétés singulières et des rôles convenus », et s’inscrit dans des rapports de pouvoir entre groupes sociaux (Foucault 1971, p. 41). L’étude des phénomènes langagiers doit donc prendre en compte non seulement les conditions de production des discours qui les accompagnent, conditions qui rendent possibles ces pratiques et qui les structurent en partie, mais aussi les effets sociaux de ces pratiques, tout en tenant compte des rapports de pouvoir qui sont en jeu. Ainsi, je m’efforcerai de montrer la nécessité d’une approche pluridisciplinaire pour comprendre les enjeux sociaux de la pratique du whitisage en contexte migratoire, ainsi que son rôle dans la négociation des relations interethniques. Cette analyse me permettra aussi de montrer en quoi l’étude du langage peut contribuer à la compréhension de processus sociaux complexes comme la migration, dans une perspective d’anthropologie du langage qui se donne pour objet d’étude « l’homme de parole », « le sujet parlant en tant que pris et constitué par les données sociales, politiques, historiques, anthropologiques, idéologiques, etc. » (Canut 2001, p. 391). Après avoir défini la pratique du whitisage et ses fonctions sociales, je décrirai les valeurs ambivalentes que les acteurs lui attribuent, en les mettant en relation avec les conditions socio-historiques possibles d’émergence de cette pratique sociale, qui serait une conséquence psychologique et culturelle du rapport de domination coloniale (Fanon 1952) (Memmi 1973) (Zambo Belinga 2003). Enfin, je conclurai sur l’intérêt d’étudier le langage pour la compréhension des faits sociaux.
« Whitiser, c’est parler comme un blanc » : définition et fonctions sociales.
La migration représente dans la vie d’une personne un moment clé, en ce qu’elle est l’occasion de déstabilisations et de reconfigurations dans le parcours des individus. Confrontés à de nouveaux espaces de socialisation, c’est-à-dire à l’insertion dans de nouveaux réseaux relationnels (professionnels, amicaux, etc.), lors du passage d’un pays à un autre, les individus sont ainsi amenés à incorporer de nouvelles dispositions pour s’adapter à leur nouvel environnement social. Ces changements s’observent tout particulièrement au niveau des pratiques langagières. Ainsi, je me suis intéressée au cas de quinze migrants camerounais, âgés de vingt-cinq ans en moyenne, qui résident en France depuis une dizaine d’années. Si l’on définit l’intégration comme « l’installation des immigrés, leur acculturation et leur acquisition d’une position sociale, économique et politique dans l’État d’installation » (Rea et Tripier 2008, p. 5), ces individus sont, sur le plan socioéconomique, bien intégrés au sein de la société française. Ils font partie d’une génération récente de jeunes migrants hautement qualifiés, venus d’Afrique subsaharienne, qui demandent et obtiennent plus souvent la naturalisation française que leurs aînés (Baroux 2002, p. 6). Dans tous les cas, la migration fait partie d’un projet familial, et les sujets s’insèrent dans des réseaux familiaux déjà existants en France (Baroux 2002, p. 12). Issus des classes moyennes éduquées, ils ont migré afin de compléter leur formation dans des écoles d’ingénieurs, de commerce ou de management, et d’être en mesure de « s’introduire dans la circulation mondiale, garante d’une intégration dans les sphères dominantes, ici ou ailleurs » (Poinsot 2014, p. 1). Plusieurs d’entre eux occupent des postes à haute responsabilité dans des entreprises : consultant en informatique ou en télécommunications, ingénieur d’études ou encore responsable commercial dans une banque. D’autres sont en stage de fin d’études dans ces mêmes secteurs. L’orientation de ces migrants vers les domaines « porteurs » du secteur tertiaire s’inscrit dans un processus plus large de réforme du système éducatif camerounais, qui se traduit depuis une vingtaine d’années par « l’accélération du phénomène de globalisation dans ses versants éducatifs, migratoires, économiques », et s’accompagne d’une privatisation et d’une internationalisation accrues de l’enseignement supérieur (Ngwe 2014, p. 80). Dès lors, la maîtrise des compétences langagières et communicatives appropriées, élément-clé dans la mobilité sociale des sujets, s’avère déterminante pour s’insérer dans un marché du travail national ou international. Les migrants auprès desquels j’ai enquêté sont francophones et ont appris le français, comme langue maternelle, à la maison dès leur plus jeune âge, au Cameroun. Pourtant, leur arrivée en France les a confrontés à un nouveau « marché linguistique » [2] (Bourdieu 1982), où l’accent parisien standard constitue l’accent légitime, la norme de référence à l’aune de laquelle les autres accents, et particulièrement les accents « étrangers », sont susceptibles d’être (d)évalués. Ainsi, la nécessité de whitiser dans certains contextes, c’est-à-dire de « parler comme un blanc », a été évoquée par tous les enquêtés. Cette pratique peut être définie comme une forme d’accommodation langagière, qui consiste à adapter sa façon de parler et de communiquer à celle de son interlocuteur français non camerounais, en imitant l’accent français standard de ce dernier, et en gommant ainsi son propre accent étranger (Giles, Coupland et Coupland 1991). Elle est alors perçue comme une stratégie langagière nécessaire pour s’intégrer dans la société d’accueil, et peut être envisagée comme une stratégie de contrôle du « stigmate » [3] (Goffman 1975) que constitue l’accent, « puissant prédicteur de la position sociale » (Bourdieu 1982, p. 92) dans l’imaginaire collectif, et vecteur de stéréotypes susceptibles d’être dévalorisants pour le locuteur, dès lors que celui-ci est associé à un groupe social stigmatisé. Au cours d’interactions avec des personnes extérieures au groupe, l’individu, susceptible d’être stigmatisé du fait de son accent étranger, va donc chercher à en contrôler les effets possiblement négatifs par la pratique du whitisage. Il s’agit d’une stratégie de « convergence » vers les façons de parler de l’interlocuteur « blanc », selon la théorie de l’accommodation communicationnelle, empruntée à la psychologie sociale :
« “Convergence” has been defined as a strategy whereby individuals adapt to each other’s communicative behaviors in terms of a wide range of linguistic-prosodic-nonverbal features including speech rate, pausal phenomena and utterance length, phonological variants, smiling, gaze, and so on. » [4] (Giles, Coupland et Coupland 1991, p. 7).
Les actes communicatifs de convergence visent donc à réduire les différences interpersonnelles entre les interlocuteurs en réduisant les différences langagières. Ils témoignent, chez le locuteur, d’un désir (plus ou moins intentionnel) d’intégration sociale ou d’identification à l’autre.
Ainsi, Yohan, l’un de mes enquêtés, décrit sa propre pratique du whitisage :
« Yohan [5] : whitiser c’est forcément parler comme un Blanc on parle tous avec notre accent + + on parle tous avec notre accent moi je parle avec mon accent +, mais quand tu parles avec les Français et que tu veux être dans la même longueur d’onde + c’est-à-dire quand il parle avec ses aigus et ses trucs tu veux aussi parler comme lui
Suzie : [rires]
Yohan : [rires] obligé + c’est systématique + si tu veux avoir une conversation avec lui
Suzie : se mettre au même niveau
Yohan : se mettre au même niveau + comme tu ne pourras jamais parler comme un Chinois + ou comme tu pourras jamais parler comme un Anglais +, mais quand tu vas vouloir discuter avec lui + tu vas vouloir t’aligner à sa façon c’est-à-dire euh + s’il marque des pauses tu vas vouloir faire les mêmes pauses que lui pour que il te comprenne tu vois
[…]
Suzie : mais du coup pour toi whitiser ça : + ça veut dire modifier l’accent enfin :
Yohan : oui + c’est modifier l’accent + là tu peux plus + tu peux pas avoir forcément ton accent + quand tu veux essayer de parler comme l’autre + voilà + c’est comme un commercial + tu t’imagines un Camerounais il arrive il quitte la France il arrive ici il est commercial il va se mettre à parler le français + eh ben il est obligé d’adapter sa voix
Suzie : mmh
Yohan : sinon tu vas voir que comment + les gars vont pas te comprendre + puisque si tu entends un Camer + va au pays + tu entends un Camer parler + ben je suis pas sûr que + je te dis + c’est-à-dire enregistre + et tu viens tu fais parler ça à un Français + et tu lui demandes si il comprend ».
Le sujet décrit ici le whitisage comme un comportement nécessaire, une contrainte sociale qui pèse sur le locuteur. En témoignent, notamment : l’usage de l’adverbe forcément, qui exprime ici à la fois la nécessité et un haut degré de certitude chez le sujet ; l’usage de l’adjectif obligé, employé à deux reprises (« tu t’imagines un Camerounais il arrive il quitte la France il arrive ici il est commercial il va se mettre à parler le français + eh ben il est obligé d’adapter sa voix ») ; l’emploi de l’adjectif systématique, qui indique un comportement généralisé au sein de la communauté et intégré, d’après le locuteur, dans les normes interactionnelles du groupe (« obligé + c’est systématique + si tu veux avoir une conversation avec lui »). Le locuteur énonce d’abord une définition qui équivaut à une maxime de comportement pour la communauté (« whitiser c’est forcément parler comme un Blanc »), et propose une justification de ce comportement, en décrivant cette pratique comme une forme de mimétisme du langage de l’interlocuteur (« parler comme l’autre ») et une identification à l’autre qui est désirée, voulue par le locuteur et qui relève donc aussi d’un choix personnel, comme en témoigne la répétition du verbe vouloir (« quand tu parles avec les Français et que tu veux être dans la même longueur d’onde + c’est-à-dire quand il parle avec ses aigus et ses trucs tu veux aussi parler comme lui » ; « quand tu vas vouloir discuter avec lui + tu vas vouloir t’aligner à sa façon »). Il décrit ensuite le whitisage comme une forme d’alignement à la façon de parler de l’interlocuteur, quelle que soit sa nationalité, qu’il soit Français, Chinois, ou Anglais. Cet alignement n’est pas une imitation parfaite de la façon de parler de l’autre (« tu ne pourras jamais parler comme un Chinois + ou comme tu pourras jamais parler comme un Anglais »), mais elle a une fonction sociale : elle permet de « se mettre au même niveau » que l’interlocuteur. Le passage du pluriel généralisant « les Français » au singulier indique une essentialisation maximale du sociotype du « Français » et de sa façon de parler, symbolisée ici de façon stéréotypée par un unique trait langagier, « ses aigus et ses trucs ». La référence au « Chinois » indique que le sujet, qui est responsable de production informatique dans une grande banque, conçoit la pratique du whitisage comme une stratégie de communication nécessaire dans un espace globalisé au sein duquel les relations commerciales avec la Chine ont une importance capitale. Elle peut également indiquer l’écart langagier du chinois par rapport au français, pour souligner et exemplifier la difficulté de parler exactement de la même manière qu’un groupe avec un autre accent ou un autre langage. Cette dimension sociale et stratégique du whitisage est ensuite évoquée encore plus explicitement à propos du « commercial » qui arrive au Cameroun : « c’est comme un commercial + tu t’imagines un Camerounais il arrive il quitte la France il arrive ici il est commercial il va se mettre à parler le français + eh ben il est obligé d’adapter sa voix ». Ici, le sujet opère un lien implicite entre le statut social du locuteur, un « commercial », métier caractérisé par une forte dimension relationnelle, et la nécessité de whitiser ou « d’adapter sa voix ». Peu après, il justifie la nécessité pour cette personne de whitiser par un autre argument : l’inter-compréhension entre locuteurs français et camerounais (« sinon tu vas voir que comment + les gars vont pas te comprendre »), du fait de la difficulté de compréhension de l’accent camerounais pour un Français (« si tu entends un Camer + va au pays + tu entends un Camer parler + ben je suis pas sûr que + je te dis + c’est-à-dire enregistre + et tu viens tu fais parler ça à un Français + et tu lui demandes si il comprend »).
On retrouve donc ici, dans les motifs avancés par Yohan pour justifier sa pratique du whitisage, les deux motifs principaux proposés par Giles, Coupland et Coupland (1991) pour expliquer les facteurs favorisant l’accommodation langagière :
– Whitiser pour se faire comprendre (recherche d’efficacité au niveau de la communication) : tous les locuteurs témoignent de la difficulté de compréhension de leur accent par leurs interlocuteurs lorsqu’ils sont arrivés en France, et de la nécessité de le travailler pour se faire comprendre et pour communiquer efficacement avec les autres. Tous ont pris conscience de leur différence et presque tous cherchent plus ou moins à modifier leur accent. Cette prise de conscience du « stigmate » de l’accent est généralement provoquée, d’après les discours des acteurs, par des actes de langage stigmatisants tels que la demande de reformulation, l’interpellation, la moquerie ou l’injure, qui ont aussi une valeur performative en ce qu’ils assignent une place de stigmatisé à l’interlocuteur en désignant sa différence langagière. Cette découverte par le sujet de sa différence est une étape essentielle dans la « carrière morale » du stigmatisé (Goffman 1975) et dans le processus de constitution de nouvelles dispositions langagières : au cours de sa « carrière morale », qui se définit comme la « construction du moi sous l’angle de l’institution », « dans un mouvement de va-et-vient du privé au public, du moi à son environnement », l’individu élabore le « système de représentations par lesquelles il prend conscience de lui-même et appréhende les autres » (Goffman 1975, p. 178-179). C’est donc à travers les relations de connaissances réciproques nouées dans des conditions de socialisation diverses et spécifiques que le sujet apprend à se penser comme différent et porteur du stigmate social que peut constituer l’accent dans certains contextes. Ici, Yohan explique la nécessité d’ « adapter » son accent camerounais pour se faire comprendre de son interlocuteur.
– Whitiser pour projeter une image de soi positive et valorisante (recherche d’« attractivité sociale ») : plus le locuteur aura besoin d’obtenir « l’approbation sociale » (social approval) de l’autre et de présenter une image positive et valorisante de soi, plus le degré de convergence de ses pratiques langagières vers celles de son interlocuteur sera important (Giles, Coupland et Coupland 1991, p. 19). Ainsi, le whitisage permet également de s’aligner sur l’autre et de « se mettre au même niveau » que l’interlocuteur, d’« être son égal ». L’enjeu n’est donc plus seulement de se faire comprendre, mais aussi de gommer sa marque d’altérité langagière, en parlant un « français sans accent », et de réduire ainsi les différences avec son interlocuteur. L’imitation des façons de parler de l’interlocuteur se fait non seulement au niveau de l’accent, mais aussi au niveau de l’intonation (on imite « ses aigus et ses trucs ») et des pauses (« tu vas vouloir faire les mêmes pauses que lui pour que il te comprenne tu vois »).
Si tous les enquêtés, à l’instar de Yohan, insistent donc sur la nécessité de whitiser dans certains contextes en présence de non Camerounais, ils attribuent toutefois à cette pratique des valeurs ambivalentes, et leurs positionnements vis-à-vis du whitisage ne sont pas sans ambiguïté. Toutefois, afin de mieux comprendre les valeurs attribuées au whitisage par les acteurs, il est nécessaire de tenir compte des conditions socio-historiques d’émergence de cette pratique, et du sens de la référence à la catégorie raciale « Blanc »/« White » dans la dénomination et la définition du whitisage d’une part, et dans les discours des acteurs d’autre part.
Hypothèse sur l’émergence du whitisage : « la construction du ”Blanc” » et le rapport au langage.
Comme l’explique Bourdieu dans Ce que parler veut dire, au sein d’un « marché » linguistique où les valeurs des formes linguistiques sont inégales, ce qui se passe entre deux personnes qui interagissent par le langage « doit sa forme particulière à la relation objective entre les langues ou les usages correspondants, c’est-à-dire entre les groupes qui parlent ces langues » (Bourdieu 1982, p. 61) : ainsi, « [l]es caractéristiques spécifiques du travail de production linguistique dépendent du rapport de production linguistique dans la mesure où il est l’actualisation des rapports de force objectifs (e.g. rapports de classe) entre les locuteurs (ou les groupes dont ils font partie) » (Bourdieu 1977, p. 22). Autrement dit, la structure sociale des rapports de pouvoir entre les interlocuteurs (ou les groupes auxquels ils appartiennent) détermine en partie la position de chacun dans l’interaction. Dans le cas de la pratique du whitisage, le rapport socio-historique de domination coloniale structure et informe en partie les interactions, et explique certaines valeurs sociales ambivalentes attribuées par les locuteurs à cette pratique, dans le cas de migrants venant d’un pays anciennement colonisé par la France. Ainsi, la référence à la catégorie raciale « Blanc » ou « White » et les valeurs attribuées par les acteurs au whitisage m’ont amenée à formuler une hypothèse sur l’émergence de cette pratique langagière, qui serait une conséquence psychologique et culturelle du rapport de domination entre colonisateur et colonisé. Si la dimension historique n’épuise nullement les significations de ce phénomène social, qui a évolué dans l’espace et dans le temps, et qui a été investi de nouvelles valeurs dans le contexte de la migration, sa prise en compte permet néanmoins de comprendre certaines significations ambivalentes attribuées par les acteurs à cette pratique.
Dans les rapports interethniques, comme dans toute interaction groupale, « le même se construit dans son interaction avec l’autre. L’identité – ethnique, sociale – ne préexiste pas au contact : elle est un produit socio-historique qui naît de lui », et qui résulte d’un rapport de domination historiquement situé entre les groupes (Bres 1989, p. 74). Ainsi, le sociologue Albert Memmi, dans son Portrait du colonisé, décrit ce processus de domination entre le colonisateur blanc et le colonisé noir, et ses conséquences au niveau de la construction des images sociales essentialisantes et antithétiques du « Noir » et du « Blanc » [6]. Il analyse en particulier l’attitude du colonisé qui cherche à imiter le comportement du colonisateur « Blanc », sa façon de s’habiller, de parler et de se conduire, pour sortir de sa condition inférieure (Memmi 1973, p. 152). Ce mimétisme du « Blanc » résulte, selon Memmi, de l’idéologie coloniale, qui a construit un « portrait mythique du colonisé » à l’exact opposé du portrait idéalisé du colonisateur, dans une relation dialectique « ennoblissement du colonisateur – abaissement du colonisé » (Memmi 1973, p. 109). De même, le philosophe et psychiatre Frantz Fanon, dans Peau noire, masques blancs, décrit une attitude similaire chez les Martiniquais :
« Dans un groupe de jeunes Antillais, celui qui s’exprime bien, qui possède la maîtrise de la langue, est excessivement craint ; il faut faire attention à lui, c’est un quasi-Blanc. En France, on dit : parler comme un livre. En Martinique : parler comme un Blanc » (Fanon 1952, p. 34).
On retrouve ici la définition exacte du terme « whitiser » en usage dans la communauté camerounaise. « Parler comme un Blanc » pour un Martiniquais qui arrive en métropole, d’après Fanon, consiste en particulier à imiter la prononciation du [r] du français hexagonal. Frantz Fanon explique ce mimétisme du langage du « Blanc » par un « complexe d’infériorité » chez le colonisé, qui l’amène à prendre pour modèle le langage et la culture métropolitains. Imiter le langage du « Blanc » permet au colonisé de s’élever dans la hiérarchie sociale et d’accéder à un statut privilégié au sein de sa communauté d’origine. D’après Fanon, si son analyse concerne les Antilles françaises, ce comportement se retrouverait chez tout peuple ayant été colonisé (Fanon 1952, p. 38-39).
Comme toute catégorie raciale, la catégorie « Blanc » est donc une construction historique et socio-politique, qui a été créée parce qu’elle était utile « au développement et au maintien de structures de pouvoir, y compris symboliques, et de systèmes socio-économiques généralement fondés sur l’exploitation de la force de travail », au temps de l’esclavage et de la colonisation (Ndiaye 2008, p. 239). En effet :
« Jusqu’au milieu du 20e siècle, les distinctions raciales furent présentes, en particulier pour justifier des rapports de domination matérielle et symbolique exercés par des groupes humains sur d’autres groupes humains. Elles étaient donc inséparables des hiérarchies sociales. La “race” était une catégorie sociale au service de systèmes de pouvoir, qui produisait des hiérarchies essentielles et irréductibles, et fournissait une justification à des crimes de masse. » (Ndiaye 2008, p. 35-36).
Le « Blanc » a été historiquement construit comme un modèle de comportement pour le colonisé et comme le portrait antithétique du « Noir », qui est lui-même une construction historique, « l’Autre par excellence, l’opposé absolu du Blanc » (Ndiaye 2008, p. 239). Ainsi, Pascal Blanchard et Gilles Boëtsch décrivent comment, dans l’iconographie coloniale, qui « devint au cours du 19e siècle le substrat majeur de conquête des opinions publiques en Occident », l’homme blanc a été défini comme un héros et un martyr, érigé en « un ” modèle de référence”, une normativité du monde colonial (…) au travers d’un certain nombre de codes graphiques opposés à ceux que l’on inventa pour l’indigène », l’Autre qui devait, à l’inverse, être « stigmatisé par l’image » (Blanchard et Boëtsch 2013, p. 132). De même, Görög-Karady (1975) remarque que, dans la littérature orale africaine, le « Blanc » a souvent été associé à des attributs stéréotypés : idéalisé et valorisé, il est investi de valeurs essentiellement positives et présenté comme supérieur par rapport au « Noir ». Ainsi, dans cette littérature, le « Blanc » est souvent représenté, par contraste avec la représentation courante des membres de la communauté africaine, comme « un homo faber », c’est-à-dire, comme « un technicien supérieur de la fabrication d’objets utilitaires, de la construction et de la destruction. Cette image semble dominer toutes les autres, les pénétrer même, si bien qu’on en retrouve les éléments jusque dans les vertus morales, intellectuelles ou autres imputées aux Blancs » (Görög-Karady 1975, p. 638). En plus de sa grande technicité, le « Blanc » est aussi caractérisé par sa grande beauté, « équivalant parfois explicitement à la clarté de [sa] peau », par son intelligence et par sa ruse, associées à sa culture livresque, et enfin, par ses vertus morales (Görög-Karady 1975, p. 639).
Comprendre les attributs historiquement associés à la catégorie « Blanc » nous permet donc de mieux décrire les valeurs attribuées par les acteurs à la pratique du whitisage au Cameroun. Ainsi, pour le cas du Cameroun contemporain, l’anthropologue Joseph Marie Zambo Belinga (2003) décrit la pratique du whitisage [7] comme le produit de l’« idéologie moderniste » de ce pays, marqué par un « mimétisme culturel » du « Blanc » qui serait la voie privilégie d’accès à la « civilisation » et au progrès social. La réussite sociale passerait nécessairement, d’après lui, par l’« aptitude à copier le comportement du Blanc » (Belinga 2003, p. 31). « Whitiser » conférerait un prestige social certain au sujet, en particulier dans « les milieux de jeunes, voire intellectuels » (Belinga 2003, p. 29) : « à l’intérieur de la strate qui utilise le français comme instrument privilégié de communication, on note une forte tendance dans leurs conversations à imiter le ton du Blanc au point où ceux qui ne s’y conforment pas sont traités de ”villageois” » (Belinga 2003, p. 29). Mimer l’accent du « Blanc » serait donc le signe d’une très grande compétence du locuteur en français. Le whitisage est associé à la modernité, par opposition à l’emploi du français avec l’accent des langues locales, pratique qui, associée au « village », est investie de valeurs négatives.
Plusieurs valeurs sont donc idéologiquement et historiquement associées à la catégorie « Blanc » : celles, notamment, de modernité, de supériorité, de civilisation, de réussite sociale, de maîtrise du français standard, ou encore de beauté, en relation avec la couleur de peau (blanche) [8]. Certaines de ces valeurs pourront ou non être activées en contexte, en fonction des circonstances et des objectifs communicationnels du locuteur. On voit ainsi comment les significations sociales attribuées par les acteurs à la pratique du whitisage sont indissociables de la construction historique du « Blanc » et des rapports historiques de domination politique qui lui sont liés. Toutefois, si la pratique du whitisage chez les Camerounais, qui est idéologiquement associée à la catégorie « Blanc/White », peut permettre au locuteur d’exprimer son identification à son interlocuteur blanc en s’alignant sur sa façon de parler, elle lui permet aussi d’indiquer de multiples positionnements en interaction : en effet, on ne whitise pas seulement en présence de personnes à peau blanche, et la catégorie « Blanc/White » ne renvoie pas seulement au phénotype de l’interlocuteur (sa couleur de peau), mais aussi à des attributs sociaux idéologiquement associés à cette catégorie. C’est pourquoi, dans de nombreux cas, une personne choisira de « whitiser » avec un interlocuteur non blanc (du point de vue du phénotype), car ce dernier va être jugé par le locuteur comme possédant des attributs sociaux idéologiquement associés au « White »/« Blanc », indépendamment de sa couleur de peau. Le whitisage entre Camerounais est un bon exemple de ce phénomène. Cette pratique, jugée très négativement par tous les enquêtés, instaure un rapport hiérarchique et inégalitaire entre les sujets. Elle peut être perçue par l’interlocuteur comme une forme de condescendance ou comme un manque de respect de la part du locuteur, ce qui introduit un rapport asymétrique entre les personnes. D’autre part, plusieurs enquêtés disent explicitement qu’ils « whitisent » avec moi malgré mes origines camerounaises et ma couleur de peau noire, en raison de ma façon de parler sans l’accent camerounais, qui est identique à celle des « Blancs » ou des « Français », du fait que je suis née et que j’ai grandi en France. Ma position de doctorante à l’université, associée à la norme du français académique, contribue sans doute également à ce choix. Au niveau de la signification, on serait donc passé, au cours de l’histoire et de l’évolution de cette pratique sociale, de l’expression d’un rapport de pouvoir associé au contexte de la domination coloniale, à celle d’un rapport asymétrique ou inégalitaire entre les locuteurs, que la pratique du whitisage peut renforcer ou au contraire réduire, en faveur d’une relation plus égalitaire avec l’autre.
Ambivalence des significations du whitisage.
La prise en compte de la construction sociale de la catégorie raciale « Blanc » et de la dimension historique du phénomène d’imitation langagière du « Blanc » nous permet de mieux comprendre pourquoi les acteurs attribuent au whitisage des valeurs ambivalentes. D’une part, lorsque cette pratique est jugée nécessaire par le locuteur qui souhaite être compris de son interlocuteur non camerounais, elle est valorisée comme une forme d’adaptation et d’ouverture à l’autre et à un nouvel environnement socio-culturel, comme dans le cas de Yohan vu précédemment. Mais dans certaines situations, le whitisage peut être perçu négativement comme une forme d’assimilation et de négation de soi, comme une forme de condescendance vis-à-vis de l’interlocuteur, ou encore comme l’expression d’un complexe d’infériorité, en particulier pour les Camerounais qui whitisent avec d’autres Camerounais. Toutefois, l’analyse des discours révèle que ni la définition de la pratique du whitisage, ni le choix de catégoriser ou non sa propre pratique de l’accommodation langagière comme une forme de whitisage, ne vont de soi. En fonction des formes d’identification qu’il construit en interaction, c’est-à-dire des groupes sociaux auxquels il s’identifie, de l’image qu’il construit de l’autre, de l’image qu’il veut donner de lui-même à son interlocuteur, mais aussi de la relation intersubjective qu’il souhaite instaurer avec ce dernier, le sujet va élaborer des positionnements variables. Ainsi, plusieurs enquêtés, qui déclarent pourtant adapter leur façon de parler à celle de leur interlocuteur français, disent ne pas « whitiser », notamment en raison des connotations péjoratives associées à ce mot. C’est le cas d’Émilie, dans le passage suivant, où je l’interroge sur sa pratique du whitisage :
« Suzie : est-ce que tu considères que tu whitises ou pas ?
Émilie : heu : + je dirais pas que je whitise + je dirais que je parle le français comme les Français
Suzie : mmh
Émilie : après heu + si ça s’appelle whitiser : + peut-être + je parle le français comme les Français
[…] après les Camerounais peut-être qu’ils appellent ça whitiser
Suzie : mmh +, mais tu dirais pas que tu whitises quoi
Émilie : non + pour moi non + pour moi je m’adapte à la langue du pays où je vis + ouais
Suzie : c’est pas la définition du : fait de whitiser + c’est pas ça whitiser ?
Émilie : ben pour moi + whitiser au Cameroun a un sens péjoratif + + donc heu vu que je parle plusieurs langues je refuserai de donner un sens péjoratif au fait que je m’adapte à mon interlocuteur ou à mon environnement + pour moi c’est plutôt m’adapter à mon interlocuteur et à mon environnement + après dans un autre contexte whitiser serait essayer de parler à un Camerounais avec un ton et un accent français + moi je trouverais justement justement [9] c’est généralement dans ces cas-là qu’on dit, mais + pourquoi tu whitises + pourquoi tu me parles à moi comme si j’étais quelqu’un d’autre + dans ce sens là oui je trouve que c’est pas approprié parce que + moi mon attitude dans la communication ben : c’est que je vais parler à la personne qui est en face de moi avec un ton qu’il va comprendre et par rapport à l’environnement culturel dans lequel on est ».
On remarque ici qu’Émilie, tout en reconnaissant s’adapter à son interlocuteur et à l’environnement culturel dans lequel elle se trouve (« je parle le français comme les Français », « je m’adapte à la langue du pays où je vis »), et en se définissant, plus loin dans l’entretien, comme un « caméléon », refuse de désigner cette forme d’accommodation langagière comme du whitisage, en raison des valeurs péjoratives qui sont associées à cette pratique au Cameroun. La répétition de la phrase « je parle le français comme les Français » exprime l’identification de la locutrice au groupe des Français et sa volonté d’imiter leur façon de parler. L’enquêtée propose une définition restrictive du whitisage : « après dans un autre contexte whitiser serait essayer de parler à un Camerounais avec un ton et un accent français ». Elle cite une définition qui serait socialement partagée, comme en témoigne l’usage du pronom « on » à valeur collective et impersonnelle qui renvoie à la communauté sociale, et l’usage de l’adverbe généralement qui indique qu’il s’agit d’une définition à valeur générale, communément partagée (« moi je trouverais justement justement c’est généralement dans ces cas-là qu’on dit, mais + pourquoi tu whitises + pourquoi tu me parles à moi comme si j’étais quelqu’un d’autre »). Elle sanctionne ce comportement en le jugeant inapproprié, en invoquant comme argument la norme interactionnelle décrite au début de l’extrait, selon laquelle le locuteur doit s’adapter à son interlocuteur et au contexte culturel dans lequel il se trouve.
Cette définition négative du whitisage apparaît dans de nombreux entretiens. Généralement, les commentaires stigmatisants et très critiques des acteurs vis-à-vis de ceux qui whitisent de façon inappropriée avec des Camerounais en France, agissant comme des « complexés », visent aussi à dénoncer un comportement qu’on pourrait qualifier d’« assimilationniste », par lequel les personnes agissant de la sorte seraient soupçonnées de vouloir dissimuler leurs origines en toutes circonstances, telles des « peaux noires sous un masque blanc », comme l’a remarqué Solange, l’une de mes enquêtées, faisant ainsi explicitement référence à l’ouvrage de Frantz Fanon. Un autre enquêté, Frédérick, décrit cette pratique du whitisage entre Camerounais comme un manque de respect envers l’interlocuteur. Il imagine sa propre réaction si sa petite amie Solange, qui est aussi d’origine camerounaise, se mettait à whitiser avec lui :
« Frédérick : si Solange se mettait à me whitiser sans aucune raison et si c’est pas sur un ton moqueur je lui dirais, mais + tu me respectes pas je suis Camerounais comme toi tu n’as pas à me parler comme ça en fait + [XXXXXX]
Suzie : ah ouais + [tu le prendrais mal en fait]
Frédérick : ouais je le prendrais mal alors que : + alors que ce serait quelqu’un d’autre je lui dirais pas ça +, mais c’est parce que je sais en fait qu’elle est capable de me parler comme un Camerounais donc pour moi en me parlant comme ça elle n’accepte pas le fait que je sois Camerounais en fait elle me parle comme si j’étais blanc alors qu’elle sait que + dans l’autre sens je suis capable de lui répondre comme ça + si elle ne savait pas je ne considèrerais pas la question +, mais si elle me répond pas je lui dirais non non + non non non arrête ça arrête ça + parle-moi normalement + pour moi le normal est bien de parler camerounais quand je suis avec elle ».
Ici, Frédérick considère la pratique du whitisage entre Camerounais capables de « switcher », c’est-à-dire de « parler camerounais » ou de « whitiser » selon les circonstances, comme une façon inappropriée de communiquer et comme un moyen de marquer une distance avec l’interlocuteur, en lui refusant son appartenance à la communauté « noire » camerounaise (« elle me parle comme si j’étais blanc »). Le locuteur oppose ici deux façons de parler français, qu’il présente comme parfaitement distinctes et opposées : le groupe verbal « parler camerounais », construit sur le modèle « parler + langue » (comme « parler français »), désigne la façon « normale », habituelle, de parler entre Camerounais, et s’oppose à la pratique du whitisage. Il instaure donc une hiérarchie de valeurs entre deux façons de parler dans ce contexte précis, où le whitisage est perçu comme un manque de respect, et le fait de « parler camerounais », qui est la norme d’usage ici, est présenté à l’inverse comme la manière courante, non marquée, de communiquer ; l’usage de l’adverbe normalement renvoie à cette norme d’usage que le locuteur invoque ici. Dans le discours fictif qu’il adresse à sa petite amie, l’interdiction de whitiser et le reproche fait à l’autre, accusée d’adopter un comportement irrespectueux (« tu n’as pas à me parler comme ça en fait », « tu me respectes pas »), expriment le point de vue du sujet sur les règles qui régissent l’interaction entre des personnes camerounaises. Cette norme d’interaction est basée sur l’identité (perçue comme similitude) entre locuteur et interlocuteur, le locuteur s’identifiant à son interlocuteur du fait de leur origine commune, comme l’indique la comparaison « comme toi » (« je suis Camerounais comme toi »). Cette identification du locuteur à son interlocuteur justifie, d’après lui, le fait de « parler camerounais » et explique l’incongruité du choix de whitiser. La répétition de la négation, dans l’expression du désaccord du locuteur face au choix de son interlocutrice de whitiser (« si elle me répond pas je lui dirais non non + non non non arrête ça arrête ça + parle-moi normalement »), a une valeur expressive : elle souligne l’agacement du locuteur face au comportement de l’autre, et son refus de ce comportement. Ici, le locuteur s’identifie clairement à la communauté des Camerounais, et revendique son phénotype « noir » en refusant la place que lui assignerait son interlocutrice en « whitisant » avec lui (« elle me parle comme si j’étais blanc »). La connaissance de l’interlocuteur et de ses aptitudes langagières est donc, d’après lui, déterminante pour juger positivement ou négativement la pratique du whitisage chez une personne. Whitiser avec un Camerounais aurait un sens, d’après lui, uniquement si l’acte avait une fonction ludique ou humoristique. Ailleurs dans l’entretien, il explique que whitiser avec un Camerounais revient à agir comme si on le « prenait de haut » : cela témoigne donc, selon lui, d’une certaine condescendance vis-à-vis de l’interlocuteur et de la volonté de la part du locuteur de montrer sa supériorité par rapport à son interlocuteur en instaurant une relation inégalitaire entre les participants à l’interaction.
On voit donc comment la définition et les valeurs attribuées à la pratique du whitisage dépendent en grande partie des perceptions du locuteur, de l’image de soi qu’il veut construire en interaction, de la relation entre les interlocuteurs, et du contexte de l’interaction. Néanmoins les locuteurs, conscients de leur altérité langagière du fait de leur accent, altérité dont ils font l’expérience au quotidien dans leurs interactions avec des membres extérieurs au groupe des pairs, déclarent whitiser en France, ou tout du moins faire l’effort de converger vers les pratiques de leur interlocuteur « français », par nécessité. Le rapport au langage est donc une composante essentielle de l’expérience migratoire des sujets : il structure leurs relations sociales, informe l’expérience subjective de leur différence, et constitue un enjeu déterminant pour leur insertion dans leur nouvel environnement socioculturel.
Analyser le langage pour éclairer des processus sociaux.
Envisager le langage comme une pratique sociale effective et indissociable des autres implique donc, au niveau méthodologique, de croiser des concepts et des analyses issus de différentes disciplines des sciences sociales, qui permettent d’éclairer les pratiques langagières dans leur dimension sociohistorique. Cette pluri-méthodologie, envisagée non comme une simple juxtaposition de points de vue disciplinaires sur un même objet, mais comme une véritable interdisciplinarité, ne peut s’effectuer qu’avec des méthodes cohérentes et complémentaires, afin d’« établir de véritables connexions entre concepts, outils d’analyse et modes d’interprétation de différentes disciplines » (Charaudeau 2010, p. 198). Toutefois, cette entreprise ne va pas sans difficultés. D’une part, le recours à différentes méthodes disciplinaires peut amener le chercheur à simplifier des notions empruntées à d’autres disciplines pour les adapter à l’analyse de son objet d’étude dans son propre champ disciplinaire, et donc à « [faire] cavalièrement l’impasse sur des distinctions plus fines qui montreraient au bout du compte qu’il y a plus de différences que de similitudes » (Charaudeau 2010, p. 197). D’autre part, la pratique de la pluridisciplinarité, si elle consiste dans la simple addition de plusieurs disciplines, ne permet pas de créer de véritable interaction entre elles ni d’aboutir à des résultats pertinents qui puissent amener le chercheur à remettre en cause certains de ses présupposés. Dans ce cas, on juxtapose des points de vue disciplinaires variés qui apportent un éclairage différent (et sans doute salutaire) sur un même objet d’analyse, tout en conservant néanmoins l’autonomie de chaque discipline et sans que chacune d’elle ne soit amenée à réinterroger ses présupposés par la confrontation avec une autre discipline. Cependant, si elle est envisagée comme une véritable interdisciplinarité, qui « [fait] se confronter diverses compétences disciplinaires afin de rendre plus pertinents ces concepts et outils d’analyse, ou d’étendre le champ des interprétations à partir de résultats eux-mêmes issus de protocoles d’analyse communs » (Charaudeau 2010 p. 198), la pratique de la pluridisciplinarité peut être l’occasion d’engager un véritable dialogue entre la linguistique et les autres sciences sociales, et de sensibiliser les chercheurs d’autres disciplines à la dimension sociale de la question langagière. En effet, si l’on peut observer d’autres pratiques sociales, telles que l’alimentation par exemple (Calvo 1997), pour accéder « à la connaissance des modes d’insertion [des migrants], et tout particulièrement aux formes empiriques qu’ils revêtent aux divers niveaux de la vie quotidienne » (Calvo 1997, p. 49), l’entrée langagière est tout autant susceptible de proposer un éclairage anthropologique complémentaire et précieux sur les effets que la mobilité spatiale et socioculturelle entraîne sur la vie quotidienne des individus. Ainsi, l’étude de questions aux enjeux sociaux (et politiques) majeurs, telles que les discriminations ethniques et raciales, pourrait inclure la question du langage, qui joue un rôle central dans l’accès des individus aux ressources matérielles et symboliques. D’autre part, une approche anthropologique de la socialisation langagière des migrants, basée sur des faits empiriques et adoptant le point de vue des acteurs plutôt que celui des États, permet de proposer une analyse fine des processus migratoires à la fois à l’échelle individuelle et à l’échelle d’un groupe social restreint. Ainsi, elle peut compléter et nuancer certaines analyses opérées au niveau macrosociologique, en questionnant certains concepts souvent utilisés pour décrire les processus migratoires, comme ceux d’« intégration » et d’« assimilation » (Kuagbénou 1997) (Rea et Tripier 2008), qui prennent un sens différent si l’on tient compte de la réalité subjective du processus migratoire, telle qu’elle est vécue au quotidien par les acteurs. Ainsi, l’analyse des discours sur la pratique du whitisage nous montre que pour ces individus qui sont pourtant bien « intégrés » sur le plan socioéconomique, l’insertion sociale n’est jamais définitive, mais se (re)joue et se (re)négocie à chaque interaction, dans les détails subtils des rencontres quotidiennes. La recherche en anthropologie du langage ou en sociolinguistique peut donc contribuer à alimenter une réflexion critique sur les phénomènes sociaux. Dans cette perspective, l’analyse du langage fait partie intégrante de l’étude du monde social.