Quand l’homme réel, en chair et en os, campé sur la terre solide et bien ronde, l’homme qui aspire et expire toutes les forces de la nature… (Marx, 3e manuscrit de 1844).
La reproduction sur la première de couverture d’une toile « abstraite » de Kandinsky introduit à merveille le nouveau livre d’André Jacob Esquisse d’une Anthropo-logique (Cnrs, 2011) et d’une certaine façon en donne le ton : l’élan de symbolisation qui traverse l’homo sapiens traverse ici la peinture elle-même. À sa manière, cette toile figure la dynamique du procès anthropologique qui, d’un individu, a fait un sujet parlant puis une personnalité en quête d’autonomie. Il n’y a pas jusqu’aux formes retenues par le peintre qui écrivit Du spirituel dans l’art, triangles (ou cônes) différemment orientés comme des vecteurs temporels ou bien figures circulaires (ou sphères), symboles, nous le verrons, d’enfermement ou, comme dit l’auteur, de cloturation (p. 20), qui ne fassent signe vers l’ambitieuse tentative d’André Jacob de figurer l’intégralité de ce que Montaigne appelait, de façon si moderne : L’humaine condition dans le schéma général que nous reproduisons in fine.
[1]) est, à bien des égards, par elle-même, grosse de significations et elle est susceptible de nous ouvrir l’intelligence de cette anthropo-logie.
Cette notion de condition humaine dans laquelle André Jacob ancre sa réflexion possède d’abord une valeur stratégique : elle s’oppose implicitement à la notion métaphysique de nature humaine si centrale pour la pensée classique, notion qui renvoie à un immuable et intemporel donné. Mais il n’y a pas de nature humaine : les hommes, dirait Montaigne, ne se ressemblent pas par ce qu’ils cachent, ils ne se ressemblent qu’en ce qu’ils sont dissemblables. Cela ouvre une paradoxale universalité, celle qui précisément exige le respect de l’unicité de chaque sujet et la reconnaissance de sa singularité irremplaçable. Tel est, par-delà toute morale moralisatrice, le sens que doit avoir une éthique de la hauteur (comme on dit : « être à la hauteur ») ici retenue, éthique qui croise celle de Lévinas ancrée sur la reconnaissance de l’Autre. Chez André Jacob la version ou la con-version vers l’Autre s’enracine dans le tropisme (et trepein, en grec, c’est aussi tourner) ou le cinétisme du vertere (p. 191), ou du tournoiement continuel qui est la vérité de la branloire pérenne qu’est le monde, pour reprendre l’expression de Montaigne (ibid., p. 9).
Cette citation de Montaigne est sans doute intempestive ou anachronique (son scepticisme n’a que des rapports bien ténus avec le post-métaphysique qui a, d’abord, une postérité kantienne [2]) : elle donne pourtant déjà à entendre comment une certaine conception de l’homme — une anthropologie philosophique ou une anthropo-logique, c’est-à-dire une théorisation (logos) de la condition humaine (anthropos), le tiret ayant pour but de redonner un sens natif à ce mot et à marquer son écart avec les anthropologies culturelles — peut avoir un prolongement éthique avec lequel elle trouve son accomplissement. Cette condition que chacun réalise dans la particularité de son être et dans la contingence de sa situation, il la porte en effet comme un sceau, comme un poids, mais aussi comme une charge, comme une dignité et une responsabilité. Cette condition humaine chacun la porte aussi dans son intégralité, puisqu’une forme, même si elle s’actualise de multiples façons, est entière et indivisible : on est totalement homme ou on ne l’est pas du tout.
L’humaine condition, pourrait-on dire aussi, est ce qui est spatio-temporellement conditionné. De même qu’il n’y a pas d’idée, d’essence ou de nature humaine, « il n’y a pas d’homme intérieur », écrivait déjà Merleau-Ponty dans l’avant propos de la Phénoménologie de le perception (1945, p. V) qui ajoutait : « l’homme est au monde, c’est dans le monde qu’il se connaît ». La prise en compte de l’espace engage, à rebours de la croyance traditionnelle en l’homme intérieur chère à Saint-Augustin [3], une pensée de l’extériorité qui autorise une topique [4], une figuration spatiale ou des schémas qui vont permettre de visualiser la complexité de la condition humaine sur lesquels nous reviendrons.
De la même façon le refus du privilège accordé par la tradition (et notamment par les philosophies de l’esprit) à l’intemporel, à l’éternité et, en particulier, à l’éternité d’une nature humaine immuable conduit l’auteur à prendre en compte le temps humain, c’est-à-dire d’abord l’émergence et l’ouverture opératoire d’un avenir et d’un devenir Sujet qui a pour conséquence la reconnaissance d’une finitude radicale. Condition humaine, l’expression de Montaigne connotait déjà aussi elle-même le caractère humble et dramatique qui appartient à la vie humaine, celle qui pour chacun d’entre nous doit être menée et conduite jusqu’au bout, jusqu’au moment de la mort qui lui appartient de plein droit.
On voit que l’expression de condition humaine reprise et martelée tout au long de l’ouvrage exprime la conviction la plus profonde de l’auteur et sa volonté de se situer dans un âge post-métaphysique, c’est-à-dire dans un âge qui récuse toute onto-théologie, toute escapade méta-physique pour se mettre tout simplement à l’écoute des sciences et des sciences de l’homme en particulier. Mais il ne s’agit pas pour autant de verser dans un quelconque positivisme et de faire fi du procès de symbolisation qui, chez l’homme, se fonde et s’accomplit avec le langage, clé, foyer et modèle véritable de toute l’entreprise. La science du langage, la linguistique pourtant, nous allons le voir, n’est pas la seule discipline convoquée. Les acquis d’autres sciences vont réveiller aussi, rajeunir, renouveler et permettre de fonder cette analytique de la condition humaine que nous avons déjà esquissée.
Homo erectus, le relais de la préhistoire.
Il n’est désormais plus possible pour la philosophie d’ignorer les apports décisifs de la connaissance de l’univers dont l’immensité et les milliards d’années d’existence donnent plus que jamais à penser. La violence explosive du Big Bang et la disproportion de l’homme, infime face à l’univers, sont souvent évoquées par l’auteur. Et pourtant, la pensée rectrice, celle qui soutient, organise et donne son sens à toute l’entreprise d’André Jacob vient d’abord de la préhistoire et plus particulièrement de Leroi-Gourhan et de son livre majeur, Le geste et la parole. La verticalité, la conquête de la station debout par l’homo sapiens dont les effets sur l’anthropogenèse ne sauraient être surestimés, a aussi, incontestablement, une puissance symbolique formidable et c’est elle qui fournit la matrice de toute la construction et donne son orientation majeure (haut/bas) au schéma. La verticalité physique de l’individu dans l’espace, (produit d’une cosmo, d’une bio et d’une anthropogenèse) sert de modèle en effet à une verticalité symbolique, celle du sujet parlant dans le temps. Cette verticalité est le levier de tous les procès anthropo-logiques qui défient l’entropie, la chute et la dégradation qui les menacent : elle a donc une fonction et une valeur néguentropique et complexifiante et c’est sur elle que seront entés les fondements d’une éthique. « Os homini sublime dedit » écrivait Ovide dans le livre I des Métamorphoses, « il nous a donné un visage tourné vers le haut ». Cette hauteur et cette verticalité ne sont pas, pour l’auteur, le signe d’un appel du divin et le visage de l’homme n’introduit nullement, comme chez Lévinas, à l’autel de Dieu. Même si le « ciel », le Dominus et le Très-Haut lui-même, dans le champ de l’imaginaire, peuvent garder leur sens une fois ces représentations déconstruites, c’est avec cette verticalité dogmatique que commence toujours la pensée. Par opposition, en effet, à toute la tradition qui part d’en haut (du Bien, de Dieu, de la Loi morale… ce qui suppose donc bien une verticalité dogmatique), l’auteur, vigoureusement agnostique, en appelle à une verticalité génétique. Il utilise en effet une méthode génético-structurale [5] inspirée (p. 30) de L’introduction à l’épistémologie génétique de Piaget, une méthode qui part d’en bas, de cette terre solide et bien ronde sur laquelle l’homme réel en chair et en os, l’homo erectus, l’homme incarné dans l’espace et le temps est solidement campé, « aspirant et expirant toutes les forces de la nature », ainsi que le disait le jeune Marx dans le texte mis ici en exergue. Cette méthode appartient de plein droit à ce « second souffle de la modernité » (p. 216) généré par l’activité linguistique dont l’auteur entend bien dégager et porter au langage les puissantes structures [6].
Gauche et Droite : les fondements d’une différenciation dans l’espace.
Le relais kantien. Si la conquête de la station debout fonde l’opposition du haut et du bas, il génère aussi indirectement la distribution entre la gauche et la droite. « Il m’est indispensable d’éprouver par rapport à moi-même le sentiment (Gefühl) d’une différence ; je veux dire celle de la droite et de la gauche » écrivait Kant dans « Du premier fondement de la différenciation des régions dans l’espace » (in Quelques opuscules pré-critiques, 1970, p. 92) [7]. Et en effet nous vivons dans un espace orienté et hiérarchisé qui n’autorise aucune équivalence. La main gauche, en latin, se dit sinistra, la main gauche c’est la main maladroite, la main mal à droite, la main impure et dans le vocabulaire de la boxe cette opposition a une connotation sexuelle : ne dit-on pas « mon » gauche et « ma » droite ? Tout semble indiquer que, dans cette dissymétrie fondamentale, la nature a toujours privilégié la droite en marquant une inégalité entre ces deux pôles et cette inégalité joue en faveur de la droite, en faveur du côté le plus fort, le plus valide qui est aussi, pour le cerveau, le plus archaïque (le cerveau droit, centre vital de la sensibilité et de la créativité est le cerveau le plus ancien, il est génétiquement plus important que le gauche purement « cérébral » ou intellectuel). L’opposition de la gauche et de la droite figure dès les premiers schémas dessinés par André Jacob dans sa thèse de doctorat (Temps et langage). Je contemplais récemment le tympan de l’église romane Sainte Jalle dans la haute vallée de l’Ennuye ; comme tant de tympans romans, il est ainsi distribué sur ses deux versants : à droite sont figurés les symboles du Mal, des ténèbres et de la mort et à gauche ceux du Bien, de la lumière et de la résurrection [8].
[9], espace de protection et de l’aliénation dominé par la préoccupation des moyens et par la lente et universelle dérive entropique qui nivelle, indifférencie et réduit tout au même. À droite figure au contraire le champ de l’autre, celui de l’ouverture à l’altérité et à l’avenir, dominé par la préoccupation des fins (p. 140) et par une exigence dia-tropique (p. 203) soit par une lutte contre l’en-tropie qui se confond avec l’éthique elle-même : celui où les Sujets figurés par des cônes sont travaillés par des procès d’autonomisation qui sont à la fois simultanément procès de personnalisation et d’interpersonnalisation [10]. Qu’on ne se méprenne pas pour autant : c’est à droite qu’est figurée une attitude éthique et politique qui est communément qualifiée comme étant « à gauche » et il est bien clair que pour l’auteur la droite politique synonyme d’un conservatisme ou d’un pragmatisme qui risque toujours de « tourner en rond » n’a pas vraiment de fondement philosophique.
L’intrusion du mal. Le remaniement du schéma.
Cette opposition entre le clos et l’ouvert qui a son origine dans Les deux sources de la morale et de la religion de Bergson est toutefois trop simple et va se trouver comme dérangée par la question du mal dont l’intérêt théorique a tardivement retenu l’attention de l’auteur. Mais il va l’arracher à la mainmise bimillénaire de la théologie pour en donner une élucidation anthropologique à la fois génétique et structurale (Jacob, 2011). Aujourd’hui en effet, après le trou noir d’Auschwitz, le mal ne peut plus être pensé simplement en termes de cloturation, d’aliénation et de passivité et placé exclusivement dans le champ du même. Cette constatation va motiver, à partir de 1995, une refonte totale du schéma. C’est maintenant dans le champ de l’autre lui-même que les Sujets sont faillés et faillibles, irrémédiablement soumis à la chute. Le « il faut » de l’éthique dérive de faillir qui est formé sur le fallere : tromper, échapper, manquer à. « Falloir » est un doublet de « faillir » et la langue est ainsi faite que nous ne pouvons pas ne pas entendre dans cet il faut, le défaut, la défaillance et la faillite. Cette remarque de Lacoue-Labarthe (1992, pp. 421-440) fait écho au travail sur le lexique du faillir et de la chute auquel procède André Jacob. On voit que la référence faite plus haut aux figurations chrétiennes du mal n’est pas seulement pour nous un artifice rhétorique ou didactique. Sans qu’on puisse en rien soupçonner l’auteur de complaisance à l’égard d’une foi quelconque, il se réapproprie lui-même sous une forme symbolique, la grande tradition de la finitude que constitue l’anthropologie du christianisme.
« C’est un caractère particulier de la morale chrétienne, écrivait Kant dans La religion dans les limites de la simple raison (Pléiade III, p. 74, note), de représenter le bien moral différent du mal moral non comme le ciel diffère de la terre, mais comme il diffère de l’enfer ; cette représentation assurément symbolique et tout à fait choquante n’en a pas moins un sens philosophiquement exact ». Le mal, suivant cette représentation, n’est pas de la chair ni des passions : il est de l’esprit et c’est bien d’une chute à chaque instant possible vers le bas et le très bas, d’une dé-chéance, d’une catagenèse, d’une descente aux enfers ou d’une infernalisation que sont livrés les Sujets représentés ici comme barrés. Telle est l’interprétation synchronique du péché originel que l’auteur n’hésite pas à donner. Le mal figure cette fois-ci sur les deux versants de la condition humaine, il est polarisé entre enfermement dans l’ego et destructivité. Le mal extrême, la destructivité que le divin marquis [11] décrivit avec une telle lucidité est destruction et perversion (et le versus latin à l’origine d’expressions comme mal tourner, où tourner en rond est sollicité par l’auteur) de toute relation, il brise une ratio qui est avant tout relatio.
Linguistique.
Élaborer une philosophie post-métaphysique, c’est récuser toutes les philosophies de l’esprit qui commencent par le cogito et privilégient la conscience que les sciences humaines ont déboutée de son privilège indu. Il n’y a pas en effet de sujet substantiel et le sujet, avec un « s » minuscule, c’est d’abord celui, minuscule en effet, qui est assujetti à la société. Simplement quant à la langue ni purement active ni purement passive, elle n’est pas une institution comme les autres, elle ne saurait être fasciste selon l’affirmation délirante de Roland Barthes [12], elle ménage toujours, pour le sujet parlant, une possibilité de transcendance par rapport à la vie sociale, elle est ouverture d’avenir et opposition à toute passéisation (p. 146). Le discours (Rede) n’est subordonné et répétitif que lorsqu’il devient Gerede, (bavardage), disait Heidegger dans Sein und Zeit, et le langage ne trahit la pensée que lorsque d’abord nous avons trahi le langage en nous livrant aux clichés et à des stéréotypes qui nous font perdre toute relation authentique avec les choses. La générativité que permet le langage fait qu’il autorise une coordination mettant à mal toute subordination. La langue est un système aux lois duquel nous sommes sans doute soumis, mais ce n’est pas une prison car ce système est puissance d’ouvrir des discours (p. 69) : si bien qu’on ne s’étonnera pas de trouver le Sujet parlant, le Sujet majuscule génétiquement caractérisé, à droite du tableau.
Le loquor [13], le « je parle » qui doit remplacer le cogito se dit sans doute encore, comme le cogito, à la première personne, mais la profération vocale est par excellence une ouverture privilégiée sur le dehors, l’expression de l’apérité indépassable de notre être au monde comme disent les phénoménologues !
L’ancrage dans le loquor permet ainsi à l’auteur de surmonter toutes les oppositions métaphysiques, celles de la matière et de l’esprit, de la pensée et du langage, de la parole et la langue. La langue est l’être-là de la pensée comme elle est l’être-là de la temporalité. La pensée se fait à même l’expression, le mot confère objectivité à la pensée sans se séparer des forces de la subjectivité. La langue est en effet une réalité autonome qui a un style et une créativité propres. La forme interne de la langue, sa grammaire profonde guide différentiellement l’appréhension des choses sans que l’on ne puisse jamais opposer l’individuel au social. Chaque langue fait le pont entre percevoir et concevoir, chaque langue est « une théorie déjà faite » (p. 15) dira Gustave Guillaume soulignant la capacité compréhensive de l’organisation linguistique, transcendantale de l’expérience, modèle de toute symbolisation, sol de toutes les activités signifiantes supérieures. Toute la linguistique de Gustave Guillaume, sa théorie de l’article et des tenseurs linguistiques (p. 50) aussi bien que sa genèse des systèmes verbaux temporels des langues indo-européennes est une façon de mettre en rapport le singulier et l’universel, l’infime du singulier et l’infini de l’univers, une façon aussi de limiter l’arbitraire du signe pour mieux mettre en valeur la signifiance du langage qui nous oblige à faire partie du monde : car parler c’est toujours se mettre en quête de dire l’univers. Le langage est Dichtung, dict, dictare, dictamen. Le lieu de la langue n’est en effet ni le ciel ni la terre, mais l’activité du sujet parlant, l’instant du Sujet que l’on peut schématiser par un cône qui figure la tension entre le point et l’infini ou entre l’étroitesse et la largeur de l’horizon ouvert.
Sollicitant comme toujours les harmoniques multiples de la langue, André Jacob donne ainsi tous ses droits à ce qu’il appelle l’instanciation du langage (p. 136) en jouant sur le stare latin qui fait écho à la station debout de l’homme. Ce stare devient à la fois un instare et un constare, l’instance et l’instant du langage, lieu où se constituent les trois extases du temps [14], est ouverture de discours de telle sorte que le langage d’un instant est aussi langage « à tout instant » et cette instanciation [15] se distingue et s’oppose à la fois à la durabilité des institutions comme à l’instantanéité des transmissions cybernétiques.
Cette théorisation du loquor nous semble culminer avec la reconnaissance d’une cinétique de la langue ou d’une mécanique signifiante où les trois personnes, le « je », le « tu » et le « il » se répondent et s’impliquent mutuellement (p. 93). « Je » parle à quelqu’un (« tu ») de quelque chose (« il »). La circulation du je, du tu et du il qu’enveloppe tout acte de langage est au fondement, disait aussi Lacan (dans une lettre de l’Efp d’avril 1975), de la « géniale invention » de la Trinité dans laquelle le divin n’est plus substance, mais relation. Dieu et les dieux ont longtemps occupé ou incarné la place de l’Autre, l’instance symbolique, le tiers transcendant qui permet à toute communauté humaine de se constituer. Le dia-logique enveloppe ainsi toujours l’implication d’un tiers.
Une méthode génético-structurale. Le relais de l’épistémologie de Jean Piaget.
L’originalité de l’anthropo-logique repose sans aucun doute sur la connexion établie depuis longtemps par l’auteur entre la linguistique de Gustave Guillaume et l’épistémologie génétique de Jean Piaget (p. 8, note). Elle s’inscrit, nous semble-t-il, dans une tradition très française, tradition ouvrière, pourrait-on dire, qui privilégie l’operare, l’opération, l’opératoire, l’opérativité [16], la capacité de produire un effet ou un résultat. Philosopher ce n’est plus méditer (Descartes), ni contempler (Platon) ni communiquer (Habermas), c’est produire des concepts (Deleuze), des concepts opératoires. La cinquantaine de concepts qui figurent dans les différents glossaires de ses ouvrages attestent qu’à cette exigence de la pensée, André Jacob a parfaitement répondu. La pensée en effet est une action et non une vision, une intuition ou un contact avec l’être. Cette leçon ouvrière est bien celle de toute une tradition française qui passe par Bachelard, Canguilhem, Althusser, Deleuze mais c’est d’abord dans la mouvance kantienne de la révolution copernicienne qu’elle s’inscrit, non seulement parce que c’est Kant qui a mis en évidence le travail du concept dans la structuration des données de l’expérience, mais parce que cette conceptualisation n’a de sens que par sa schématisation dans l’espace et le temps [17]. « Penser c’est juger » (Critique de la raison pure, analytique des concepts, [1943, p. 88]) et juger c’est subsumer une impression sensible sous un concept, c’est com-prendre, saisir, rassembler ce qui renvoie en dernière instance au pouvoir synthétique que l’esprit exerce sur le monde pour se l’approprier. Parler le monde c’est le « concevoir », l’engendrer, le mettre au monde, le faire renaître comme sens [18]. La révolution de pensée qui, avec Kant, changea le centre du monde ne pouvait cependant s’accomplir que grâce à la prise en considération de la puissance de la langue [19], de ce que l’auteur appelle « l’opérativité linguistique » (p. 141) par laquelle se détermine concrètement le rapport au monde de Sujets opérants (ibid.). Sur ce chemin ou sur cette trajectoire les œuvres de Wilhem von Humboldt et de Ernst Cassirer ont constitué pour l’auteur des jalons particulièrement importants (p. 131 ; p. 216).
Le changement de centre que constitue la révolution copernicienne s’articule tout naturellement à la psychogenèse des opérations intellectuelles à laquelle est attaché le nom de Piaget (p. 110), psychogenèse qui s’organise justement pour lui autour de la notion capitale de décentration (p. 20 ; p. 53 ; pp. 150-151). L’enfant, rappelons-le, est moins égoïste qu’égocentrique, incapable qu’il est de se mettre à la place de l’autre si bien que la décentration apparaît comme la condition fondamentale de la connaissance. Un des points nodaux de la pensée d’André Jacob consiste à donner à la problématique du centre une valeur paradigmatique et une extension éthique : le décentrement est en effet aussi la condition de l’éthique, du devenir Soi (p. 132), du passage de l’ego, du Moi enfermé en lui-même, au Soi capable de se mettre à la place de l’Autre et de se remettre en question. On saisit ici l’intérêt et la portée d’une approche génétique : le Soi aussi bien que le Sujet ou la liberté ne sont jamais un donné, un fondement a parte ante mais toujours une instance à conquérir, à construire et à fonder a parte post dans la perspective d’une hominisation et d’une humanisation continuées. Car au commencement il y a toujours la gravitation, le vortex, le tourbillon que dit le vertere latin ou le trepein grec synonymes de la cloturation d’une existence qui « tourne en rond », incapable de sortir de ses enveloppes et prisons successives. Cette cloturation trouve son répondant, son achèvement ou son comble dans la sphère politique avec le totalitarisme qui apparaît comme une figure majeure du mal [20]. Dans ces conditions, seule une con-version à l’Autre dans un horizon dia-logique et dia-tropique peut ouvrir une voie d’avenir et de salut.
Dans une conférence remarquablement synthétique (1982, pp. 65-94), l’auteur a pu réagir aux dérives, à l’extrémisme et à l’ex-centricité [21] d’une certaine pensée française contemporaine en mettant parfaitement en valeur cette problématique du centre. Les excès de la centralisation, de la con-centration sous toutes ses formes (celle du foyer, de la ville, du capitalisme, des camps…) ont fini par provoquer par contraste d’autres excès, ce qu’on a pu appeler un retour de Dionysos, une invitation à l’excès (Bataille), au nomadisme (Deleuze), à l’ex-tase (Zen), à l’anarchie (Debord), à la dissémination (Derrida)… 1968 a été le point culminant de cette cure de jouvence et de folie et son sous les pavés la plage peut être considéré comme l’aphorisme qui résume à lui tout seul son hubris et son délire. Que cette pensée d’avant-garde soit l’occasion non d’un retour à l’ordre, mais d’un renouvellement de la philosophie et d’une anthropologie véritablement pluraliste a été le pari d’André Jacob. Car par delà les deux exigences de centricité et d’ex-centricité il faut faire la part de la décentration et de la dépossession qui libèrent de la pesanteur des gravitations sociales et dessine, pour parler comme Simone Weil (La pesanteur et la grâce, 1991, cité p. 175), la place de la grâce en tous les sens du terme, de la grâce gratuite et gracieuse qui devait être celle de la convivialité et des relations interpersonnelles.
En se présentant comme une dia-tropique l’anthropo-logique nous semble très clairement affirmer l’originalité de sa percée en se démarquant par son honnêteté des prétentions souvent mensongères de la dia-lectique et cela sous trois rapports.
Le tropos, c’est d’abord le tour — et l’auteur comme Ulysse en a plus d’un dans son sac — le tour, le détour et le retour qui font éclater le logos de la dia-lectique au profit de la reconnaissance de la tension et de la distensio qui caractérise le réel humain et du caractère aléatoire des échanges qui le tissent.
La dia-tropique se libère ainsi une fois pour toutes de l’illusion de devoir surmonter des contradictions, une illusion qui, dans la dialectique hégélienne, mêle indûment langage et réalité et prétend à une réconciliation dans des totalisations qui ne réconcilient les contraires que dans l’esprit.
Le terme de dia-tropique a enfin l’avantage d’évoquer comme repoussoir l’en-tropie neutralisante et mortifère des physiciens et de proposer par contraste une anthropologie de la libération qui obéit elle aussi à une structure ternaire, le dia de la dia-tropique permettant l’articulation de plusieurs figures (tropoï). Nous avons pu le voir à propos de la problématique du centre avec laquelle l’inventivité de l’anthropo-logie (figurée par un cône renversé) est conquise de haute lutte en se démarquant à la fois de l’enfermement et du conformisme (figurée par une sphère), et de l’errance et de la subversion.
Il est des penseurs qui occupent et quelquefois encombrent le devant de la scène sans être toujours réellement novateurs ; il en est d’autres qui, dans l’ombre, tissent depuis des décennies une œuvre originale et dont l’ambition mérite pour le moins quelques égards. Gageons que tel est le cas d’André Jacob qui, loin des projecteurs de l’actualité, poursuit avec ténacité depuis plus d’un demi-siècle une œuvre interdisciplinaire unique dans le paysage philosophique français. En s’appuyant, comme nous l’avons montré, sur l’approche structurale et génétique de Gustave Guillaume et sur celle génétique de Jean Piaget, elle se trouve être au carrefour de la philosophie la plus moderne, de la linguistique et des autres sciences humaines.
Mais la question qui, pour finir, tout naturellement se pose, est de comprendre pourquoi une telle œuvre a si peu d’audience ou n’a pas en tout cas l’audience qu’elle mérite. À cette question permettons-nous de proposer quelques hypothétiques réponses.
D’abord, et ce n’est pourtant pas un des moindres paradoxes de cette œuvre et en particulier de ce livre — qui se veut ordonné, subordonné à la grâce — que de s’énoncer dans un langage que l’auteur reconnaît être particulièrement aride ou, selon son expression, dépourvu de toute « poéticité gratifiante » (p. 206). L’invention des concepts, les violences faites à la langue, l’usage immodéré des substantifs et des néologismes… peuvent écorcher l’oreille et être reçus comme une provocation. Il y a pourtant dans cette œuvre toute à l’écoute des tournures du langage, travaillant à partir des racines latines et grecques de notre lexique, reconnaissant la puissance signifiante du langage (celle de son dict ou de son dictamen) une force poétique en puissance que l’auteur, comme s’il échouait à toucher la source secrète des réactions émotives, comme s’il souffrait d’une surdité proprement anaïsthésique n’arrive pas à faire passer à l’acte. Et l’anaïsthésie, disait Aristote, est chose inhumaine…
L’autre paradoxe — qui pourrait radicaliser le premier — réside dans le projet lui-même, dans la tentative très ambitieuse de mettre en espace, de mettre en schéma la totalité de la condition humaine. Nous n’avons pas manqué de saluer la vigueur avec laquelle l’auteur stigmatise l’abstraction inopérante des philosophies de la conscience et cherche, très concrètement, à articuler notre condition à un espace-temps humain. Nous y avons reconnu le meilleur de l’esthétique et de l’analytique transcendantale de Kant qui a pour la première fois fait de l’espace et du temps le milieu qui donne signification aux concepts et permet leur réalisation. Il reste que la multiplication des ces schémas, que l’opposition de ces sphères et de ces cônes [22], que ces vecteurs en tous sens risquent de rebuter et de lasser le lecteur (ou le spectateur) et qu’ils nous semblent avoir un avenir et une postérité bien problématique. On pourrait y voir aussi un avatar de la mise en système, de la volonté — que Freud jugeait paranoïde — de tout ranger, de tout classer et d’épuiser — en tous les sens du terme — la condition humaine : si la partie gauche du schéma n’était pas justement une dénonciation de toutes les tentatives de clôture, de subordination et de totalisation à l’inverse de sa partie droite qui est comme un hymne à l’ouverture, un appel à un avenir essentiellement imprévisible.
Mais que ces critiques ou ces réserves ne masquent pas l’essentiel : il y a dans cette œuvre une prise en compte de l’homme concret, du devenir sujet du corps, « une recherche de la base et du sommet » (Char, 1983, pp. 625-626) qui cadre la condition humaine sans la priver de son ouverture et de son aventure ou, comme le disait Rimbaud, une approche de « la vérité dans une âme et dans un corps » (Rimbaud, 1963, p. 244.) qui vise précisément à en dépasser la dualité.
André Jacob, Esquisse d’une Anthropo-logique, Paris, Cnrs, 2011.