Parmi les intellectuels ayant travaillé pour l’UNESCO, le cas d’Alfred Métraux, ethnologue helvéto-américain, qui a passé seize ans à travailler pour cette institution internationale, permet d’analyser ce qu’implique, pour un chercheur en sciences sociales, le fait de travailler pour un tel organisme onusien. L’ouverture de ce chercheur aux peuples extra-européens lui est venue entre autres de ses parents, qui l’ont emmené, enfant, en Argentine où son père était médecin. Devenu étudiant, Alfred Métraux a étudié à l’École des Chartes à Paris, où il a rencontré Georges Bataille et Michel Leiris. Il a soutenu ensuite, en 1928 à la Sorbonne, une thèse sur les Tupinambas. Cette même année, il a créé en Argentine l’institut d’ethnologie de l’université nationale de Tucumán.
En 1941, il a obtenu la nationalité américaine, car il était professeur à l’université de Yale depuis le début de la Seconde Guerre mondiale. Puis il est devenu chercheur à la Smithsonian Institution de Washington, ainsi qu’à l’École Libre des Hautes Études, créée à New York en 1942 (Loyer 2015, p. 288). En cette période de Seconde Guerre mondiale, il aide des collègues français, comme Claude Lévi-Strauss, à le rejoindre aux États-Unis. À partir de 1946, il travaille au Département des Affaires Économiques et Sociales de l’ONU, à New York. Peu après, en 1947, grâce à ses contacts noués aux États-Unis, il entre à l’UNESCO à Paris, y devenant fonctionnaire à partir de 1950. Il travaillera au sein du département des sciences sociales de l’UNESCO jusqu’à sa mort en 1963.
L’UNESCO, dans ces années, est une institution internationale dynamique qui lance des projets éducatifs et culturels variés, grâce à la coopération d’intellectuels et de scientifiques de différents pays. Malgré une certaine paralysie due aux tensions de la Guerre froide et des rivalités entre pays anglo-saxons et pays « latins » [1] qui n’ont pas la même conception de la culture [2], l’UNESCO mène alors des actions souvent originales et novatrices, dans un esprit pacifiste et universaliste, comme le projet d’écrire une « Histoire de l’Humanité » (Maurel 2010) ou de préserver les œuvres d’art et monuments en cas de conflits armés.
Plus particulièrement, l’UNESCO compte, à cette période, sur la collaboration de plusieurs ethnologues, de par sa volonté d’étudier les différentes cultures du monde et de les promouvoir. C’est dans ce cadre qu’Alfred Métraux est associé aux activités de cette organisation internationale.
De par son passage par les États-Unis, Métraux est, en tant qu’ethnologue, influencé par l’anthropologie américaine, plus ouverte à une ethnologie appliquée. Le fait d’avoir travaillé aux États-Unis, puis de travailler à l’UNESCO (où il avait comme collègues plusieurs chercheurs anglo-saxons) l’amène à développer une conception personnelle de son travail, plus proche de l’anthropologie américaine, et très critique vis-à-vis de l’ethnographie française représentée notamment par Marcel Griaule ou par le Musée de l’Homme, car jugée trop théorique, ignorante des réalités sociales, ainsi que trop colonialiste. Chercheur humaniste, il est touché par la misère des peuples qu’il étudie : ainsi, il est affligé par la situation misérable de la population de l’Île de Pâques, qu’il a visitée en 1934-35, et où il observe que les habitants ont oublié leur propre langue et leurs « traditions propres » (Laroche 1990). En même temps, fréquemment dépressif, comme en témoignent de très nombreux passages de son journal intime, Métraux se sentira toujours étranger aux peuples qu’il étudie, et même à sa propre culture (Loyer 2015, p. 314). « Grand travailleur » doté de connaissances encyclopédiques, mais « personnalité instable et inquiète » (Loyer 2015, p. 314), il confiera à son journal intime ses doutes, son ennui, son sentiment d’inutilité, que contredisent les réalisations importantes qu’il a menées ou supervisées dans le cadre de l’UNESCO.
Outre de nombreux articles écrits pour la revue Le Courrier de l’UNESCO, il a été amené à travailler directement sur trois programmes importants de l’UNESCO, entre la fin des années 1940 et les années 1950 : le « projet-pilote d’éducation de base de la vallée de Marbial » en Haïti, le « programme andin » qui s’est déroulé en Amérique latine, et le programme sur « la question des races ». Or, en cela, son métier d’ethnologue est à plusieurs reprises entré en conflit avec les exigences de son travail d’agent de l’UNESCO. À travers l’étude de ces trois programmes auxquels Métraux a participé, il s’agit de s’interroger sur l’adéquation entre les valeurs d’ethnologue de Métraux et ses actions à l’UNESCO, ou encore sur l’influence réciproque de ses travaux ethnologiques et des programmes de l’UNESCO qu’il a menés à bien. Comment Alfred Métraux a-t-il tenté d’articuler, de concilier, ses exigences scientifiques en tant qu’ethnologue et les exigences de l’UNESCO, qui l’amenaient à participer à des projets à visée éducative et culturelle, mais aussi parfois socio-économique ? Plus largement, comment les exigences scientifiques d’un chercheur en sciences sociales peuvent-elles se concilier avec la recherche d’applications pratiques, concrètes, comme y tend un organisme onusien ?
Cet article se fonde sur l’analyse de sources de première main : les correspondances, confidentielles, échangées avec ses collègues dans le cadre de ces trois programmes, conservées dans les archives de l’UNESCO [3], les archives de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) sur le programme andin [4], la correspondance avec son ami intime Pierre Verger (Métraux et Verger 1997) et son journal intime (Métraux 1978) [5], permettant de suivre le parcours de Métraux, tout d’abord dans le projet de Marbial en Haïti, de 1947 au début des années 1950, puis sa participation au « programme andin » dans les années 1950 et, enfin, son action dans le programme portant sur la « question des races », dans les années 1950 également.
L’enquête ethnologique dans le projet de Marbial (Haïti).
Dans la vallée de Marbial, en Haïti, l’UNESCO lance en 1947 un projet-pilote d’« éducation de base » (Maurel 2013). Il s’agissait d’inculquer aux populations locales, frappées par la misère, des connaissances aptes à les aider : ce projet éducatif comportait des aspects novateurs, inspirés par les méthodes de Célestin Freinet, Maria Montessori et Frank Laubach, ainsi qu’une approche participative en langue créole. Il s’agissait aussi de donner à ces populations les moyens de sortir de la pauvreté. Alfred Métraux est envoyé sur place pour écrire une monographie sur la population locale. Il est chargé de mener une enquête [6] préalable au projet, visant à recueillir des renseignements pouvant servir de fondement à la mise en place du projet d’éducation de base [7]. Elle porte en grande partie sur « l’étude de l’économie locale ». Il entreprend aussi d’étudier « les conditions sociales et écologiques actuelles et les coutumes locales » [8].
Il se donne pour principe de vivre au contact des paysans, communiquant avec eux en créole haïtien (langue qu’il apprend), et s’assure le concours d’un groupe d’étudiants haïtiens pour mener son enquête. Il recrute comme assistant le haïtien Rémy Bastien ; cet effort pour s’entourer de collaborateurs haïtiens est très apprécié sur place [9].
En réalité, Métraux s’intéressait déjà beaucoup à la culture haïtienne depuis l’époque de la Seconde Guerre mondiale, pendant laquelle il s’était rendu en Haïti et y avait fait la connaissance de l’écrivain haïtien Jacques Roumain (Métraux 1978, p. 126) (Laurière, 2005). Sous l’influence de celui-ci, il avait été choqué par la « violence » de la « campagne anti-superstitieuse » menée par l’Église catholique et par le gouvernement contre le vaudou dans les années 1930-40, ce qui l’avait amené à s’intéresser au culte vaudou en voie de disparition : « l’ampleur de l’offensive dirigée contre le vaudou et la brutalité des mesures prises contre ses adeptes m’avaient paru présager sa disparition ; ce qui éveilla en moi le désir d’en entreprendre l’étude avant qu’il ne fût trop tard », écrit-il (Métraux 1978, p. 21) (Métraux, 1958). En 1941, les Haïtiens Jacques Roumain et Jean Price-Mars [10] ont créé en Haïti un « bureau d’ethnologie » qui visait à recueillir la culture haïtienne, le folklore, et spécialement le vaudou, dans l’esprit de la revue Les Griots, créée en 1938 par Lorimer Denis et François Duvalier (Métraux 1958, p. 12-13). Métraux entretient des contacts avec ces intellectuels haïtiens.
En plus des tâches que lui a assignées l’UNESCO, Métraux entend aussi étudier le vaudou haïtien. Il entreprend donc en cela une recherche parallèle à sa mission pour l’UNESCO. Toutefois, à son arrivée dans la vallée de Marbial en 1947, il est déçu sur le plan ethnologique, constatant que c’est loin d’être le meilleur endroit d’Haïti pour étudier le vaudou, puisqu’il s’agit au contraire d’une des régions où la campagne anti-superstitieuse a été la plus intense et où le vaudou a été le plus vigoureusement réprimé [11] (Métraux 1978, p. 231-232) (idem, p. 243). En effet, à la fin des années 1940, 80% des habitants de la vallée de Marbial sont catholiques, 10% sont protestants, et seulement 10% sont encore vaudouïsants [12] [13]. C’est en fait surtout à Port-au-Prince que Métraux parvient à assister à des rites vaudous, dont il ressort enthousiasmé (Métraux et Verger 1997, p. 75) (idem, p. 100-102) (Métraux 1978, p. 156) (idem, p. 232). Tout au long de son séjour en Haïti, il visite des Houmfos (lieux du culte vaudou), dont celui de la mambo (prêtresse) Lorgina.
Sur le plan religieux, Métraux a été pris en tenaille, sur place, entre les protestants (et notamment Arthur Bonhomme) et les catholiques, et plus précisément le curé Louis-Charles, très opposé aux protestants et aux vaudouïsants, mais aussi des « laïques » comme le directeur du projet nommé en 1949 par l’UNESCO, Alfredo Fernandez Ballesteros, personnage peu compétent, autoritariste et caractériel. Métraux, protestant agnostique, a dissimulé son attirance pour le vaudou, ainsi que ses positions rationalistes, en fréquentant la messe [14].
Pour ce qui est des recherches relatives au projet de l’UNESCO à Marbial, elles aboutiront au recueil d’une immense somme de données ethnographiques, malgré diverses entraves à la réalisation de son enquête (Métraux 1978, p. 245-246). Métraux réussit néanmoins à s’entourer à la fois de collaborateurs occidentaux (comme Yvonne Oddon, Jean Comhaire et Lucien Bernot) et haïtiens (Emmanuel Gabriel, Rémy Bastien, Berrouet et les sœurs Sylvain, dont l’une épousera Jean Comhaire [15]), même s’il est déçu par la collaboration des étudiants haïtiens qui ont du mal à adopter une démarche d’observation scientifique et objective et sont l’enjeu de « deux clans en guerre » [16] .
La correspondance de Métraux avec son ami Pierre Verger donne un éclairage intime sur le mal-être que ressent l’ethnologue lors de son séjour à Marbial en 1948-49. Il se sent très déprimé en observant que le volet socio-économique du projet, qui entendait sortir les habitants de la misère, ne fonctionne pas. Il ressent un intense désespoir devant la situation de détresse des habitants, victimes alors d’une famine qui en tue plus d’un. Voici ce qu’il écrit le 3 avril 1949 :
« Ma vie ici s’est figée à un tel point que je n’ai plus la notion du temps. […] Le projet de Marbial végète et prend un caractère de plus en plus sordide. Les paysans crèvent de faim plus encore que l’année dernière. […] Tout prend donc l’allure d’une farce et d’une mystification qui commencent sérieusement à m’ennuyer d’autant plus que les mois passent et qu’il n’est pas question de mon retour en France. Cette année est sans doute la dernière que je passe à l’UNESCO, car j’ignore si je suis d’humeur à vivre ainsi dans l’irréalité d’un univers dont rapports et conférences font la seule substance. […] Il est possible que je sente les effets d’une malaria larvée, mais il m’est rarement arrivé d’éprouver un détachement aussi absolu et un sentiment aussi complet d’éloignement vis-à-vis de toutes choses. […] Ma plus grande joie est de rester seul dans ma petite chambre de Marbial et de regarder tomber la pluie. » (Métraux et Verger 1997, p. 104-106).
Le malaise que ressent Métraux semble dû non pas seulement à son empathie pour la détresse socio-économique des habitants de Marbial, mais aussi à l’irritation devant le caractère bureaucratique de l’UNESCO [17] et au manque de portée concrète des conférences et rapports émanant de cette grande institution ; mais ce malaise apparaît aussi lié à une cause existentielle plus profonde, à un intense dégoût de la vie qui le fait se sentir détaché de tout. Métraux traverse donc une grande période de dépression durant ce projet (Maurel 2013), bien qu’il inspire une grande sympathie aux habitants de Marbial, qui le surnomment affectueusement « Blanc-Métraux » [18].
Malgré les difficultés et le découragement, Métraux s’implique beaucoup dans ce projet, pour lequel il nourrit de grandes ambitions ethnologiques [19]. Il réussit, grâce à sa patience, à sa disponibilité et à son réel intérêt pour la culture de ces paysans, à se faire apprécier d’eux et à obtenir leur collaboration [20]. Il parvient à les faire coopérer « avec beaucoup de bonne volonté » et d’enthousiasme à l’enquête [21]. Ainsi, un paysan de Marbial instruit rédige un exposé sur les coutumes en matière de mariage ; un autre dicte ses souvenirs d’enfance détaillés ; une vingtaine d’instituteurs ruraux de différentes régions d’Haïti rédigent eux aussi des souvenirs d’enfance et une description de leur vie quotidienne d’instituteurs [22]. Métraux a ainsi eu le mérite d’avoir fait collaborer les Haïtiens eux-mêmes à son enquête. Et le résultat est à la hauteur des espoirs : ses collaborateurs et lui-même recueillent rapidement plus de mille pages de données sur la vie économique, sociale et religieuse des habitants de la région.
Malgré cette précieuse compilation, l’ethnologue se heurtera à la circonspection du Secrétariat de l’UNESCO, qui n’appuiera pas avec conviction cette enquête ethnologique ; l’UNESCO se montrera au contraire réticente à la publier. En octobre 1950, Métraux souligne, dans une lettre à Jean Comhaire, « combien il [lui] a été difficile de convaincre l’UNESCO de prendre la responsabilité de publier un rapport technique aussi détaillé qui porte sur une région limitée d’Haïti » [23]. En mars 1951, il se plaint auprès du Secrétariat de l’UNESCO d’un nouveau retard dans la publication de ce rapport [24]. Celui-ci est finalement publié par l’UNESCO en 1952 sous le titre L’homme et la terre dans la vallée de Marbial [25]. Métraux se désole en 1952, dans une lettre à un ami, Walter Goldschmith :
« le département de l’éducation [de l’UNESCO] n’a jamais profité des 1200 pages de notes manuscrites que nous avons accumulées et n’a publié ma monographie L’homme et la terre dans la vallée de Marbial qu’avec la plus grande réticence. Personne, autant que je sache, n’a jamais fait usage des données que nous avons collectées avec tant de soin » [26].
Cela ajoute à son accablement et à son sentiment d’inutilité. Cette monographie reçoit néanmoins en 1952 une critique favorable dans la revue Man, qui estime qu’elle peut être considérée comme comptant « parmi les activités les plus utiles de l’UNESCO » [27].
Un des aspects intéressants du projet de Marbial était notamment la volonté d’« aider le paysan à acquérir un sentiment de respect pour sa culture », se fondant sur la constatation que « le respect exagéré que les paysans éprouvent pour les gens de la ville et les blancs les conduit à mépriser leur propre culture et à perdre conscience de la dignité de la vie rurale » [28]. Métraux s’est attelé à cette dimension du projet avec ardeur : il déplore ainsi en 1948 que les Haïtiens « manifestent souvent une confiance excessive envers les blancs et un empressement exagéré à rejeter leurs traditions propres », et souhaite que le projet parvienne à faire renaître chez eux « l’orgueil de leur civilisation propre » [29]. En 1948, il publie dans le Courrier de l’UNESCO un article sur la culture haïtienne, dans lequel il réfléchit à la disparition des cultures traditionnelles, et met en garde contre le fait que dans les civilisations dites « sous-développées », « l’homme est souvent tenté de mépriser son patrimoine culturel et d’adopter sans discrimination les idées et les façons de faire auxquelles on l’initie » ; il observe que « c’est là un danger auquel on se trouve particulièrement exposé à Haïti, pays dont les habitants les plus cultivés désirent occidentaliser leur patrie le plus rapidement possible » ; il estime que, dans ce contexte, la tâche qui revient à l’ethnologue est de « signaler […] les aspects de la culture du pays qui méritent d’être conservés et encouragés ». Pour lui, un des rôles de l’ethnologue est de « contribuer à empêcher l’apparition au sein de la communauté d’un complexe d’infériorité » (Métraux 1948).
Le projet de Marbial sera finalement abandonné, dans une discrétion feutrée, par l’UNESCO en 1954, sur un constat interne d’échec [30], et Alfred Métraux avait lui-même depuis longtemps saisi les causes de cet échec : le lieu choisi pour le projet était totalement inapproprié, car les conditions socio-économiques y étaient beaucoup trop désespérées (Maurel 2013).
Ce projet aura quand même permis à Alfred Métraux de rédiger Le Vaudou haïtien, étude ethnologique qui deviendra vite une référence en la matière (Métraux 1958). L’attitude négligente de l’UNESCO vis-à-vis de ce précieux recueil éclaire les limites de l’application des sciences humaines. Christine Laurière remarque à juste titre qu’à la fin du programme, Métraux revient sur sa position enthousiaste vis-à-vis de l’anthropologie appliquée. Intervenant dans un symposium aux États-Unis, il analyse les limites de l’action des chercheurs en situation d’anthropologie appliquée, soulignant entre autres les obstacles mis par les institutions internationales à la prise en compte des recommandations des chercheurs, la suspicion des États à l’égard de l’anthropologie, et l’incompatibilité totale des fonctions de chercheur et d’administrateur (Maurel 2006). En fin de compte, l’expérience de Marbial illustre que la production anthropologique de Métraux s’avère la plus pertinente là où la dimension appliquée de la recherche est la plus atténuée.
Le programme andin.
Au début des années 1950, sur l’initiative du BIT (Bureau International du Travail), cinq agences des Nations Unies (l’ONU, l’OMS, l’OIT – l’organisation dont le noyau est le BIT –, la FAO et l’UNESCO) se lancent dans un vaste programme en Amérique latine, appelé le Programme andin (Maurel 2011). Il commence au Pérou et en Bolivie, s’étend à l’Équateur, puis, dans les années 1960, à l’Argentine, à la Colombie, au Chili et au Vénézuéla, donc porte au total sur sept pays. Il comporte plusieurs volets : culturel, sanitaire, économique et social. Il s’agit de venir en aide aux Indiens des Andes, réduits à la misère depuis des siècles, et de les aider à atteindre un certain développement économique, social et culturel.
Le programme andin a consisté notamment à faire migrer, de manière plus ou moins forcée, des Indiens des Andes vers une région moins peuplée. Il s’agit de mettre un frein à l’exode rural des Indiens des Andes, qui sont chaque année 20 000 à 30 000 à émigrer vers les villes de la côte, où ils constituent, comme l’observe Alfred Métraux « un prolétariat misérable », et de les inciter à coloniser plutôt la vaste région rurale et peu peuplée du Tambopata, dans l’Est, région chaude de climat subtropical (Auroi 2003) [31].
Cet ambitieux programme, mené de 1954 à 1968 sous l’impulsion du BIT, est un exemple intéressant de programme des Nations Unies, car représentatif de la mutation de ces institutions, dans ces années, vers une action de grande ampleur d’assistance technique dans les pays en voie de développement (Maurel 2011b). En 1967, selon le BIT, il concerne au total 400 000 personnes directement, et le double indirectement. À la fin 1968, 27 experts des cinq agences onusiennes y ont participé.
Ce programme est révélateur de la priorité donnée, à cette époque, à l’industrialisation par le BIT. « Dans des pays tels que l’Équateur, le Pérou, la Bolivie, les populations indigènes représentent une source de main-d’œuvre précieuse pour le développement économique », note David Morse, le directeur général du BIT, dans la préface d’une publication de cet organisme sur ce programme [32] . David Morse décrit les activités du programme en ces termes :
« Le Programme andin édifie des écoles et des habitations modèles ; il équipe des ateliers de formation professionnelle dans lesquels on prépare des artisans et des travailleurs qualifiés ; il forme de nouveaux administrateurs locaux, des promoteurs sociaux, des directeurs de coopératives et de futurs instituteurs ; enfin, dans quelques cas, il aide à organiser le transfert de communautés entières vers des terres plus fertiles » [33].
Alfred Métraux, grand spécialiste des Indiens des Andes, prend une part active au programme à partir de 1953 [34], sur l’invitation de Jef Rens, DG adjoint de l’OIT et artisan du projet. Jef Rens l’accompagnera d’ailleurs dans l’une de ses missions sur place.
Or, l’approche du BIT est beaucoup moins culturelle que celle de l’UNESCO. C’est une approche principalement technique, l’objectif étant surtout d’améliorer les conditions d’existence matérielles de ces populations, en engageant des travaux de menuiserie, de maîtrise de l’eau, et en mettant sur pied des coopératives. Métraux restera assez indifférent, voire sceptique, vis-à-vis de ces innovations et de leur efficacité sociale.
En tout cas, dans le cadre de ce programme andin, Métraux, toujours très empathique envers la souffrance vécue par ses semblables, observe avec tristesse les mauvaises conditions sanitaires de ces Indiens qui, une fois émigrés dans les villes, succombent rapidement à des maladies. Il s’oppose à la thèse de l’inadaptabilité physique des Indiens aux conditions des terres chaudes, très répandue à l’époque [35]. Il défend, comme l’ONU, la thèse de la colonisation massive du Tambopata. Observant que le principal obstacle à une telle colonisation est le manque de voies d’accès, il prône la construction de routes et l’attribution de titres de propriété aux Indiens. En 1954, sur son conseil, le gouvernement du Pérou fait des démarches auprès de la Banque mondiale pour obtenir des crédits destinés à la construction d’une route.
Les recommandations de Métraux ne se cantonnent pas à la question des infrastructures, mais s’orientent aussi vers la préservation de la culture et de la dignité des Indiens. Claude Auroi note que « sa position, toute de nuances, n’a pas toujours été comprise par les bureaucrates du développement, qui voulaient implanter des stratégies de modernisation sur le modèle occidental » (Auroi 2003, p. 114).
Métraux se sentira de plus en plus inutile au fil de l’avancée du programme. Il consent cependant à rédiger un article destiné à doter les experts internationaux de données de base sur la culture indienne. La réception de ce texte sera plus que tiède. On lui impose des changements qui « illustrent parfaitement le passage des Nations Unies à la langue de bois et à la simplification abusive » (Auroi 2003, p. 124). Les modifications imposées illustrent une nouvelle fois l’incompatibilité d’une recherche anthropologique pertinente avec les perspectives développementalistes du programme.
En parallèle, le programme andin se heurte à l’opposition de nombreux intellectuels progressistes, comme Paul Rivet, qui dénoncent son aspect quelque peu paternaliste, voire réactionnaire [36]. En effet, les agences onusiennes, avec ce programme qui visait à décongestionner l’altiplano et à développer l’agriculture dans la vallée du Tambopata au Pérou, cherchent à faire diminuer les réclamations de ces Indiens de redistribution des terres (en les faisant partir de leur lieu de vie). Mais les Indiens voulaient conserver leur droit de propriété sur leurs terres de haute altitude, et restaient attachés à la transhumance, comme l’a observé plus tard dans ses travaux l’anthropologue John Murra (Murra 2002). Selon M. Arca Parro, expert des Nations Unies, le projet est « une tentative de diversion pour faire oublier les réclamations, toujours plus nombreuses et plus pressantes, des collectivités indigènes qui demandent des terres » [37]. Entrevoyant les implications politiques et économiques de ce programme, Alfred Métraux est pris entre deux feux, entre d’une part l’exigence d’obéir aux instructions des agences onusiennes, et d’autre part la responsabilité morale dont il se sent personnellement investi par rapport aux Indiens.
En tout cas, l’aspect ethnologique du programme andin intéresse beaucoup Alfred Métraux. Il coordonne l’organisation d’une enquête ethnologique, et effectue lui-même des séances d’ethnographie auprès de ces Indiens (Métraux 1978, p. 182-184 et p. 467). En 1953 est réalisé un film, Les Indiens oubliés [38]. La même année, le BIT publie un ouvrage intitulé Populations aborigènes, qui constitue une sorte d’encyclopédie des conditions sociales des populations aborigènes du monde entier. Dans son enquête, Métraux réfute les théories racistes sur un prétendu immobilisme et une soi-disant résistance au progrès des Indiens des Andes, en démontrant que la cause du retard social de ces groupes ne se trouve pas dans la « race », mais plutôt dans leur situation d’oppression sociale, comme l’a observé rétrospectivement l’anthropologue péruvien José Matos Mar, qui a montré que cette étude de Métraux « porte un coup décisif aux théories racistes sur un prétendu immobilisme et la résistance au progrès des ethnies américaines, en démontrant que la cause du retard social de ces groupes n’est à rechercher ni dans la race ni dans l’éthique, mais bien plutôt dans des causes externes, liées à une longue situation d’oppression » (Matos Mar 1992, p. 71-72). La participation de Métraux aux études ethnologiques dans le cadre de ce programme a beaucoup contribué à sa passion pour les Andes, et a conditionné ses recherches futures [39].
Si le président de Bolivie, Victor Paz Estenssoro, se montre très favorable à la réalisation de telles enquêtes ethnologiques, celui du Pérou se montre beaucoup moins coopératif sur ce plan [40]. Le volet culturel du programme se heurte alors à des ambiguïtés et à des contradictions. Ainsi, alors que l’UNESCO préconise de dispenser un enseignement en langue vernaculaire aux Indiens quechuas et aymaras, afin d’assurer la perpétuation de ces langues menacées [41], les Indiens eux-mêmes préfèrent que leurs enfants apprennent l’espagnol, « pour des raisons de prestige social ». Alfred Métraux propose alors un compromis : enseigner l’espagnol aux enfants, mais en aymara et en quechua [42].
Analysant l’attitude des Indiens face au volet ethnologique du programme, Alfred Métraux observe en 1956 que, après une période de méfiance, « l’attitude des Indiens subi[t] des changements, et que leur défiance habituelle, leur conservatisme et la rigidité de leur culture commen[c]ent à s’atténuer ». Il observe « une volonté d’adaptation qui […] marque une importante évolution » [43]. À la même époque, Jef Rens observe qu’il a eu « des surprises agréables » tout au long des visites qu’il a effectuées, et considère que le programme « est d’ores et déjà un succès ». Il est intéressant d’observer que Jef Rens utilise, pour désigner les agents des Nations Unies envoyés en Amérique latine mettre en œuvre le programme, l’expression forgée par Alfred Métraux de « missionnaires laïcs ». Ce parallèle avec le domaine religieux apparaît souvent dans les projets menés par les Nations Unies sur le terrain [44].
Le travail des ethnologues est toutefois rendu difficile par l’ambiguïté de leur tâche. En effet, Jef Rens maintient « que l’équipe qui est sur place est là non pas pour étudier les Indiens, mais pour travailler avec eux », alors que les ethnologues ont pour objet précisément d’étudier les populations auprès desquelles ils travaillent [45].
Malgré la valeur objective des travaux qu’il mène auprès des Indiens, Métraux éprouve tout au long de cette mission un sentiment d’ennui, d’inutilité. Les notes de son journal intime en témoignent ; 4 décembre 1953 : « Je me sens comme paralysé et très déprimé. » ; 19 décembre 1953 : « Je me sens envahi par un sentiment d’isolement et d’ennui ; c’est une sorte de paralysie qui s’empare de toutes mes facultés. » ; 26 décembre 1953 : « Journée désespérément calme. L’ennui s’empare de moi comme une maladie, et me paralyse. » [46].
Il ressent même dans ces moments une profonde antipathie vis-à-vis des Indiens, notant dans son journal son sentiment à l’égard de ces Indiens si sales et rustres. Ce jugement, confié à son journal, montre le caractère complexe de la personnalité de Métraux, car il s’inscrit en contradiction avec son intérêt intellectuel et personnel sincère pour ce peuple, dont témoignent ses écrits (Métraux 1955).
Le programme andin est révélateur de l’ambiguïté des actions d’aide au développement menées par les agences des Nations Unies dans les années 1950-60 : d’un côté il est, officiellement, motivé par la volonté d’aider les Indiens misérables des Andes à trouver de meilleures conditions de vie et de travail. Mais, d’un autre côté, ce programme paraît conçu pour le bénéfice des grandes entreprises de la région, qui cherchent alors de la main-d’œuvre bon marché et docile. Le déplacement massif de paysans indiens des Andes et leur transformation en ouvriers répondent aux besoins de ces grandes entreprises [47]. Le programme semble avoir tendu à détourner les paysans indiens de leurs revendications de redistribution des terres, puisqu’il consiste à les faire partir de leurs terres, que s’accaparent dans le même temps de grands propriétaires terriens.
Des chercheurs qui ont, dans les années 1990-2000, étudié ce programme ont eux aussi souligné cet aspect : le programme andin aurait été, selon l’ethnologue André Marcel d’Ans, « de conception très paternaliste », fondé sur la certitude de la supériorité de la civilisation occidentale, et mené à bien d’une manière favorable au pouvoir conservateur. Selon lui, le projet consistait à « identifi[er] parmi les indigènes les individus les plus “réceptifs” » et à s’« arrang[er] pour les embringuer comme exécutants subalternes, à la grande joie des pouvoirs conservateurs locaux », et « la dominante du projet consistait finalement en une vigoureuse action en faveur de la propriété privée et de l’économie mercantile », ce qui a valu au projet « des complicités de mauvais aloi de la part d’astucieux propriétaires terriens » (d’Ans 1992, p. 19-21) (Auroi 2003, p. 113-126). Claude Auroi souligne lui aussi les intérêts politico-économiques de ce projet de déplacement de population, et observe qu’Alfred Métraux y aurait œuvré sans en comprendre les implications politiques [48].
Si ce programme semble avoir eu des résultats mitigés, l’UNESCO a cependant eu le mérite, en y participant, de contribuer à faire reconnaître aux gouvernements concernés la réalité de la situation économique catastrophique des Indiens des Andes, notamment grâce aux études menées à ce sujet par Alfred Métraux (Auroi 1996). Ce programme donnera l’occasion à Métraux d’écrire son livre de 1962, Les Incas, dont Claude Lévi-Strauss écrira à sa sortie : « il n’existe certainement pas […] de meilleure introduction à la connaissance des sociétés péruviennes » [49]. Mais là encore, la production du chercheur se situe en amont du programme onusien de développement, échappant ainsi partiellement à ses enjeux politiques. Ces derniers seront par contre décisifs dans la production scientifique du programme suivant, mené autour de la délicate « question des races ».
Le programme de l’UNESCO sur « la question des races ».
En 1950 est créée, au sein du département des sciences sociales de l’UNESCO, une « division pour l’étude des questions de race », chargée de diriger la réalisation d’un programme visant à combattre le racisme (Maurel 2007) (Banton 2008, p. 1098) (Hazard, 2012). Sur l’invitation du directeur général de l’UNESCO, Alfred Métraux en devient le chef en avril 1950 (Loyer 2015, p. 400), après avoir longuement hésité à accepter. Il sera, avec la Suédoise Alva Myrdal, qui prend la tête du département des sciences sociales, et avec Otto Klineberg (Maurel 2015), chef de la division des sciences sociales appliquées, un des principaux piliers de ce programme portant sur « la question des races ». Émile Delavenay, directeur des publications de l’UNESCO, qui est à ce titre lui aussi très impliqué dans ce programme, témoigne de leur motivation commune : « diffuser le plus largement dans le monde entier des ouvrages écrits dans un style simple, faisant le point des connaissances scientifiques sur la signification du concept de race, cette tâche nous apparut passionnante, à Métraux, Alva Myrdal et moi, ainsi qu’à Otto Klineberg » (Delavenay 1992, p. 367). Selon André-Marcel d’Ans :
« Métraux, Juif et Russe par sa mère, longuement déraciné en Argentine, naturalisé américain, appelé en outre par son métier d’ethnologue à fréquenter intimement Polynésiens, Noirs et Indiens, était mieux préparé que quiconque à mesurer la misère du préjugé racial, à s’interroger sur ses causes et à s’atteler à la tâche de chercher des remèdes pour soulager de ce préjugé un monde qui en était malade » (Métraux 1978, p. 285).
Cependant, cette tâche se révèlera vite très difficile. La première « Déclaration de l’UNESCO sur la race », élaborée en 1949 par un comité de savants présidé par l’anthropologue anglais Ashley Montagu, suscite des critiques, qui reposent notamment sur le fait que cet anthropologue, poussé par ses convictions antiracistes, aurait inclus dans la déclaration des affirmations non scientifiquement vérifiées. En fait, la Déclaration Montagu a été rédigée essentiellement par des scientifiques « sociaux » (social scientists), très peu par des représentants des sciences « dures » (biologie, génétique). Le milieu des sciences « dures » a donc sévèrement critiqué cette déclaration, initiant une controverse sur le rôle respectivement des facteurs génétiques (acquis) et culturels (appris), et cela a mené à la rédaction, l’année suivante en 1951, d’une deuxième Déclaration [50], tenant mieux compte de l’apport de la génétique dans la détermination des « races », terme que Métraux lui-même récuse et qu’il estime être une construction intellectuelle fondée sur des préjugés.
Métraux n’est pas directement mis en cause dans le caractère problématique de la première Déclaration. Il estime, comme Margaret Mead, que l’incompétence d’Ashley Montagu est responsable de ses nombreux points faibles. En revanche, Métraux se trouvera rapidement pris dans des enjeux extra-scientifiques, concernant sa propre production et celle de collègues dont il doit évaluer les textes en vue de la publication par l’UNESCO d’une série de livres sur « la question raciale ».
En 1952, l’UNESCO décide de réunir des « informations scientifiques sur les progrès sociaux et culturels réalisés grâce à l’éducation par les membres de groupes ethniques en cours d’intégration dans la société moderne » [51]. L’objectif est de « faire connaître le phénomène important que constitue la formation d’une élite indigène qui s’est assimilée la culture européenne et qui, par ses succès et par ses contributions à cette culture, démontre l’inanité du préjugé racial » [52]. Ces recherches, désignées sous le terme de « recherches sur les évolués », donnent lieu à deux enquêtes de terrain, entreprises en Afrique sous la direction d’Alfred Métraux. Le cadre choisi pour la première d’entre elles est, sur la proposition de Théodore Monod, le Dahomey, alors colonie française, faisant partie de l’AOF. La réalisation concrète de cette enquête est confiée à Claude Tardits (Métraux 1978, p. 350), et s’organise en collaboration avec les autorités coloniales françaises. La seconde est prévue au Nigeria [53]. Une autre enquête est aussi entreprise au Congo belge, par le sociologue belge Pierre Clément (Métraux 1978, p. 515). En parallèle, le département des sciences sociales décide de financer une étude de Roger Bastide, professeur à l’École Pratique des Hautes Études (EPHE), et d’Alfred Métraux, sur la question des « élites indigènes » et de la formation des élites africaines en France [54]. Les difficultés ne tardent pas à apparaître. Elles portent d’une part sur la définition même de la catégorie socio-culturelle concernée. Le concept d’« évolués » apparaît flou, subjectif [55]. Il fait partie du vocabulaire colonial et possède une connotation péjorative et condescendante. Sa reprise par l’UNESCO place celle-ci dans une position ambiguë. Les difficultés sont, d’autre part, politiques, étant donné que pour mener à bien ces enquêtes, l’UNESCO doit tenir compte des susceptibilités des puissances coloniales, c’est-à-dire que l’organisation ne peut pas se permettre de critiquer ouvertement la discrimination exercée par les puissances coloniales dans les colonies. En effet, les pays coloniaux sont alors de grandes puissances, influentes à l’UNESCO. Ces contraintes limitent donc l’objectivité du travail de l’UNESCO. Ainsi en 1953-54, faute d’un accord avec l’Institut Français d’Afrique Noire (IFAN), le projet d’enquêtes au Dahomey et au Nigéria connaît des blocages, liés notamment à la rivalité entre chercheurs désignés par l’UNESCO et chercheurs de l’IFAN, ceux-ci contestant les compétences de ceux-là (Métraux et Verger 1997, p. 146 et p. 164-165). Claude Tardits, chargé de l’enquête, réalise 600 interviews à partir de questionnaires mis au point en accord avec le service de la statistique de l’AOF. Mais cette enquête se déroule, ainsi qu’il le relate, « au milieu de difficultés de tous ordres » [56].
Quant à l’enquête sur « les évolués en France métropolitaine », réalisée en 1955 par Bastide et Métraux et intitulée Les étudiants africains à Paris, elle ne reçoit finalement aucune diffusion publique, pour des raisons de prudence politique de la part de l’UNESCO, qui craint en la publiant de s’aliéner le soutien de la France, étant donné sa dimension critique sur le racisme alors prégnant dans la société française. Les enjeux politiques touchent ainsi directement la diffusion du savoir scientifique. Frappé par la censure dans sa propre production, Métraux sera de plus amené à imposer des modifications aux textes de divers auteurs.
Les nombreuses difficultés traversées par la « question des races » tiennent en partie à la faiblesse de la réflexion de certains des auteurs. Mais les enjeux politiques internationaux, notamment la nécessité pour l’UNESCO de rester dans un discours « politiquement correct » par rapport à ses États membres, en constitueront l’obstacle majeur.
Ainsi, la brochure Race et société, de Kenneth Little, qui dénonce la ségrégation raciale en Afrique du Sud, pose problème à l’UNESCO, soucieuse de prudence et de consensus avec ses États membres. En avril 1952, Alfred Métraux écrit ainsi à Little :
« Votre exposé sur l’Afrique du Sud est objectif et, bien sûr, j’ai apprécié les pages sur la Grande-Bretagne. Je dois, toutefois, attirer votre attention sur quelques difficultés qui nous ont occupés pendant ces dernières semaines et qui constituent une menace pour l’avenir : plusieurs États membres ne prennent pas très bien notre discussion sur le problème de la race. Il m’a donc semblé que la commission nationale britannique pourrait peut-être faire des objections à la présentation de certains faits, eu égard à l’impression qu’ils pourraient causer sur les ‘coloniaux’ ».
Métraux impose donc à Little d’accepter des coupures et des modifications dans ce texte, confiées à un représentant du gouvernement britannique, pour l’édulcorer afin de le rendre « plus acceptable pour les Britanniques » [57]. Malgré d’importants amendements, l’ouvrage de Little suscitera effectivement des protestations au Royaume-Uni.
L’ouvrage de Cyril Bibby, Race, Préjugé et Éducation, se heurte également à l’extrême prudence politique de l’UNESCO. Alfred Métraux, après avoir jugé cet ouvrage « excellent » [58], est forcé d’observer, prenant le point de vue de l’UNESCO, qu’il « ne pourrait pas facilement être adopté par les différents pays intéressés par la lutte contre la discrimination à l’école », et qu’il doit donc être remanié et « adapté » à chaque situation nationale par les commissions des différents États membres de l’UNESCO [59]. Il s’agit donc de soumettre ce texte à la censure des commissions nationales [60] des États membres et de l’édulcorer en fonction de l’idéologie de chacun d’entre eux. Ainsi l’UNESCO, dans sa démarche de lutte contre le racisme, se voit contrainte de faire d’importants compromis.
De même, les ouvrages de cette série qui sont écrits par des Soviétiques posent des difficultés. En particulier l’ouvrage La question raciale à la lumière du matérialisme historique, rédigé par le Soviétique M. Kammari. En mai 1958, le département des sciences sociales de l’UNESCO fait des recommandations de prudence à Kammari :
« […] l’approche devra être conforme à celle des autres brochures de la série, qui ont évité toute référence directe à la politique et se sont concentrées sur les principes philosophiques et idéologiques de base sur lesquels les politiques sont fondées. […] Une précaution particulière devra être observée concernant la situation impliquant certains États membres ».
Il lui rappelle qu’« il fait partie des règles de l’UNESCO que les passages traitant longuement d’États membres doivent être soumis, avant publication, aux États membres intéressés, pour commentaires » [61]. Quelques mois plus tard, Kammari envoie son manuscrit, La question raciale à la lumière du matérialisme historique, à Métraux. Il y expose, comme Métraux s’y attendait, l’idée marxiste que le racisme est le fruit du capitalisme. Cela ne suscite pas de polémique, l’UNESCO s’attendait à ce que ces idées soient développées par les Soviétiques, comme contrepoint aux conceptions sur le racisme développées par les Anglo-Saxons. Métraux est cependant « alarmé » par la troisième partie de l’ouvrage, intitulée « Moyens pour liquider l’exploitation raciale et nationale », qui fait directement allusion aux luttes pour la décolonisation et exprime des idées anticolonialistes, ce qui n’est par contre pas acceptable pour l’UNESCO. « J’ai peur d’entrer sur un terrain miné », écrit Métraux dans une correspondance interne. « Néanmoins, j’ai peur que si nous disons à M. Kammari de supprimer cette troisième partie, nous soyons immédiatement critiqués pour notre timidité et qu’on nous reproche d’éluder l’enjeu majeur, et je crains une réaction désagréable de la délégation russe ». Métraux, qui souligne le caractère très « délicat » de l’affaire, a conscience qu’il faut être « très prudent » et « prendre toutes les précautions pour éviter tout désagrément futur » : il décide donc d’écrire à Kammari qu’il est extrêmement intéressé par les deux premières parties et de lui proposer de résumer la troisième partie dans la conclusion [62]. Cette question entraîne des tergiversations, qui suscitent des difficultés et des retards dans la publication de cette brochure. En juin 1960, le comité de lecture de l’UNESCO conclut que « l’UNESCO s’exposerait à des critiques justifiées si elle publiait cette brochure », car « des passages importants, consacrés à la dénonciation d’exemples de discrimination raciale dans divers pays, sont de nature à offenser des États membres de l’UNESCO ou des Nations Unies » ; « le ton de certaines critiques provoquerait de la part des États membres cités des protestations véhémentes ». Il juge que l’interprétation de l’auteur est « limitée, parfois simpliste et souvent blessante », et que le texte « passe sous silence l’existence au sein des sociétés non marxistes, de courants d’opinion contraires à toute discrimination raciale ». Il conclut que publier ce texte « porterait préjudice à la valeur scientifique de notre excellente série sur la question raciale » [63]. En juillet 1960, l’UNESCO demande à Kammari de modifier son texte en profondeur, lui indiquant tous les passages à supprimer ou à modifier, et lui donnant des suggestions pour pondérer son interprétation.
Métraux se montre pessimiste sur les résultats d’une telle révision, ainsi qu’il l’écrit alors dans une lettre confidentielle :
« Il me paraît peu probable que M. Kammari comprenne les motifs de nos hésitations et encore moins probable qu’il accepte de réécrire les deux-tiers de son manuscrit dans un esprit différent. Je suis convaincu que M. Kammari fait de son mieux et qu’il ne se rend aucunement compte de l’effet désastreux de ses violences verbales et de l’orientation polémique donnée à son texte. J’ai tout lieu de croire qu’il nous a honnêtement fourni un texte conforme à ses croyances et à sa conception des choses. En d’autres termes, nous lui demandons de sortir de son cadre culturel pour adopter notre optique. Je suis fort sceptique quant aux résultats de notre demande » [64].
Alfred Métraux observe avec lucidité l’existence d’un fossé entre deux référentiels idéologiques inconciliables, en cette période de Guerre froide, et estime que la tâche d’harmonisation qui revient à l’UNESCO est vouée à l’échec.
Étant donné le caractère politiquement délicat de ce programme pour l’UNESCO, et pour ménager les susceptibilités politiques des États membres, l’UNESCO décide de mettre l’accent, dans les livres publiés dans le cadre de ce programme, sur l’étude des situations dites « positives » en matière raciale, c’est-à-dire des situations où la coexistence entre groupes humains est bonne. Alfred Métraux charge donc son ami Michel Leiris de mener une enquête dans les Antilles françaises, qui deviendra l’ouvrage Contacts de civilisations en Martinique et en Guadeloupe (Leiris 1955) (Wagley 1952) (de Azevedo 1953).
Pour mener à bien son enquête, Michel Leiris accomplit pour l’UNESCO une mission de quatre mois sur place (Leiris 1955) (Leiris 1992, p. 884) (Métraux et Verger 1997, p. 187). Les Antilles françaises constituent un cas apparemment positif et harmonieux de relations entre citoyens des différents groupes ethniques, puisqu’il y a égalité juridique entre eux. Leiris analyse comment s’est opérée l’ascension sociale des éléments de la population d’origine non européenne. Cependant, il constate aussi que la situation n’est pas aussi harmonieuse qu’elle le paraît à première vue : en réalité « l’attitude des Blancs créoles vis-à-vis des mariages mixtes n’a guère varié depuis le temps de la colonie » ; d’importants « antagonismes, d’ordre économique plus que racial, […] opposent à un patronat essentiellement blanc une masse de travailleurs de couleur » ; ainsi, « dans cette société très composite, la répartition par classes se superpose encore à la répartition par catégories raciales » (Leiris 1955, p. 6-7) ; « aujourd’hui encore un Noir des Antilles françaises est généralement un travailleur pauvre en face du Blanc son employeur » (Leiris 1955, p. 175).
Michel Leiris semble avoir été gêné par l’ambiguïté de sa mission : il est payé par l’UNESCO et encouragé par le gouvernement français pour écrire une étude visant à mettre en valeur les relations harmonieuses entre groupes ethniques dans les Antilles françaises. Or, au fur et à mesure de son enquête, il s’aperçoit qu’en fait cette image ne correspond pas à la réalité, comme il le confie à son ami Alfred Métraux (Métraux 1978, p. 376). Il se retrouve donc dans une position inconfortable. Leiris se livre finalement à un constat honnête d’une situation moins positive qu’il n’y paraît à première vue.
Le programme sur la question des races, piloté par Métraux, a donc été jonché d’obstacles et de difficultés, qui ont profondément affecté moralement ce dernier, ainsi qu’il l’a confié quotidiennement à son journal intime ; mais, malgré tout, ce programme s’est révélé utile par son ampleur internationale et par son caractère multiforme, alliant une action normative à des publications savantes, et à des actions visant à toucher le grand public (conférences et expositions).
Les enjeux politiques de ce troisième programme, plus prégnants que dans les deux premiers de par leur dimension internationale, interrogent la possible conciliation de la production anthropologique et des visées de l’UNESCO. Plus les programmes deviennent politisés, plus la liberté et la qualité de la production du savoir anthropologique se trouvent mises à mal. Les compromis consentis par plusieurs chercheurs, et notamment par Métraux dans son double rôle de chercheur et d’évaluateur, l’ont été parfois au détriment de la qualité de la recherche qui, portant sur une des questions les plus délicates du débat anthropologique, a dû se plier à des contraintes politiques extérieures.
Ainsi, Alfred Métraux, qui a travaillé de longues années à l’UNESCO, a vu à plusieurs reprises son travail à l’UNESCO s’inscrire en porte-à-faux avec son métier d’ethnologue.
Le fait de travailler dans une institution internationale a conforté sa conception plutôt américaine de l’ethnologie, et l’a amené à mieux prendre en compte les enjeux politiques et économiques pour appréhender la situation des peuples qu’il étudiait : ainsi, il a compris pourquoi les Indiens des Andes, de même que les Haïtiens, étaient désireux d’acquérir les usages modernes, afin d’améliorer leur sort, quitte à oublier leurs cultures traditionnelles.
Son suicide, la veille du jour de sa retraite de l’UNESCO, à l’âge de soixante ans, conserve sa part de mystère. Il décide d’avaler des barbituriques, seul dans un coin reculé de la vallée de Chevreuse, alors qu’il avait des projets de voyage et d’étude (il prévoyait notamment de rejoindre son ami Pierre Verger à Bahia). Ses accès répétés de profonde dépression, d’inquiétude, son sentiment de douloureuse solitude, et les échecs de sa vie de couple, dont témoignent son journal intime et ses correspondances privées (Métraux et Verger, 1997), laissent penser, comme l’a formulé son ami Claude Lévi-Strauss, que toute la vie de Métraux a été au fond une lente « acclimatation » à ce suicide (Lévi-Strauss 1988, p. 56). Son travail à l’UNESCO, pour lequel il nourrissait des sentiments ambivalents (s’y consacrant d’arrache-pied et avec passion, tout en se sentant souvent inutile et considérant souvent les textes qu’on lui demandait d’écrire comme des « pensums » [65]), a pu jouer un rôle dans son suicide : la vacuité des résolutions, conférences et rapports de l’UNESCO, l’absence d’impact concret de cette institution pour améliorer la vie des peuples, et les contradictions entre les ambitions modernisatrices de l’UNESCO et l’aspiration primitiviste de l’anthropologie, l’ont souvent accablé et miné. À l’annonce de sa mort, ses amis lui rendent hommage (Leiris 1964, p. 11-14).
Peu avant sa mort, il a publié dans Le Courrier de l’UNESCO un article, intitulé « La vie finit-elle à soixante ans ? » (Métraux 1963), dans lequel, peiné personnellement de se voir mettre à la retraite d’office (comme le voulait l’usage à l’UNESCO) une fois atteint cet âge, il s’attache à analyser le prestige et l’importance des personnes âgées dans beaucoup de cultures traditionnelles. Cet article, un de ses derniers écrits, qui a assurément une résonance autobiographique forte, témoigne d’à quel point Métraux se sentait investi dans son travail à l’UNESCO.
Plus largement, l’étude de ces trois chantiers auxquels a contribué Métraux montre que les exigences scientifiques du travail d’ethnologue pouvaient entrer en conflit avec les impératifs d’une grande organisation internationale comme l’UNESCO, qui avait pour ses projets des objectifs socio-économique et devait tenir compte d’enjeux politiques. Cela a rendu la position de Métraux souvent inconfortable et délicate. Toutefois, la participation d’intellectuels comme lui, ou encore Lévi-Strauss et Leiris, aux actions de l’UNESCO a conféré à ces dernières une qualité et un prestige certains, et l’on ne peut que souhaiter que l’UNESCO de demain renoue avec cette tradition de collaboration avec de grands intellectuels.