Au début du mois d’avril, une affiche publicitaire fleurissait dans Paris. La première fois, je suis passé devant comme on passerait devant une de ces vieilles affiches « X, la lessive qui lave plus blanc que blanc ! » : d’abord avec un sourire interrogateur (tiens, cela me rappelle quelque chose), puis, au bout de deux pas, je me suis arrêté. Lentement, je me suis retourné. Le sourire avait fait place à une quasi-stupeur. L’affiche était une publicité pour une exposition intitulée « Africa Instinct », sise aux grands magasins Printemps Haussmann. Pour inciter le badaud à venir voir mais surtout acheter des vêtements, des objets, des photos d’artistes, prendre des conseils de beautés, on nous offrait le top model Alex Wek, dans une pose estampillée Josephine Baker. L’ombre de la célèbre danseuse, et surtout, le fantôme de la ceinture de bananes. Fuyant l’évocation par trop sexuelle de la banane, le Printemps avait remplacé cette célèbre ceinture par une jupe en tissu wax, par ailleurs en vente au magasin.
Soixante années se sont écoulées depuis la « Revue Nègre » mais l’« Instinct d’Afrique » (traduction en petit en bas des dépliants) rime toujours avec banane, sexualité et rythme dans la peau. De toute façon, Afrique et Instincts vont si bien ensemble, et ce depuis si longtemps, que leur association saute aux yeux, même du premier publicitaire venu.
Passons — mais pas trop vite — sur le fait que le titre de l’affiche évoque irrésistiblement celui d’un sulfureux fil américain des années 90, passé à une mini postérité pour une seconde d’entrejambe, presque une image subliminale.
« Instinct » ! Comment ne pas repenser à cette phrase de L. S. Senghor : « l’émotion est nègre et la raison hellène » ? À l’Afrique, l’instinct, aux autres la raison qui distingue l’homme de l’animal.
« L’Afrique est à la mode » ? À moins que ce ne soit une certaine idée de l’Afrique qui revienne à la mode, avec son lot de simplifications et de lieux communs. On en oublierait presque la tache rouge sang qui éclabousse le mot Africa…
Sur cette affiche qui n’en demandait pas tant (n’en méritait pas tant ?), nous nous sommes donc arrêté. Alex Wek, succédané de Joséphine Baker ? Qui est cette Alex Wek ? La comparaison avec Joséphine Baker est devenue une sorte de lieu commun: « Il y a quelques mois déjà, nos yeux, corrompus par l’appréciation de ce qui rentre dans les canons de beauté « occidentale », ont découvert un mannequin noir qui « jump » hors des pages de mode. Un mannequin tellement ethnique et authentique que même Ralph Lauren, l’étalon des élégances blanches, l’exige pour ouvrir ses défilés. Tous les autres couturiers de renom raffolent de cette nouvelle version de Joséphine Baker qui fait les couvertures des plus grands magazines féminins. »
Et voilà, nous y sommes, c’est donc ça que recherchaient les publicitaires du Printemps et, en leurs temps, les promoteurs de la « Revue nègre » au Théâtre des champs Élysées : l’ethnique et l’authentique ! Comment s’étonner que le Printemps associe cette représentante si authentique de l’Afrique avec la figure la plus connue de la femme Noire en France (on lui pardonne volontiers d’être américaine) ? It’s so cute!
Selon Claudine Verry, responsable du département concept et style du Printemps, interviewé sur le site afrik.com, « L’Afrique est une source d’émotion et esthétique incroyable ». Sur un dépliant, et sur certains stands du grand magasin, tous les produits sont affublés d’un label « ethnique » : « Il y a de l’ethnique dans l’hair », « le charme ethnique de sa dentelle tatouée », « palette ethnochic et boubouchoc ». Chercheurs d’émotions, d’authenticité et d’ethnicité, ne cherchez plus, une seule destination, l’Afrique ! (Comment ça, il y a une cinquantaine d’États ? Mais débrouillez-vous mon vieux !)
Pendant longtemps, Joséphine Baker m’a été insupportable à cause de la ceinture de bananes (je vais en parler à mon psy). Mais si Josephine Baker, américaine de Saint Louis, est connue pour ses shows exotiques, elle l’est moins pour sa participation active à la résistance, et ses multiples prises de positions antiracistes. Connaître un peu mieux l’histoire de la femme m’a réconcilié avec elle. À ses funérailles en 1975, elle eu droit aux honneurs militaires.
Quand à Alex Wek, elle va bien, merci pour elle. Il paraît même qu’elle est ambassadrice de Médecins sans frontières au Soudan, son pays d’origine. Alex et Joséphine, deux femmes de leurs temps, plus complexes que ce que j’en croyais, comme l’Africa, comme L.S. Senghor ? Mon instinct me dit que oui.
L’exposition bat son plein, mélangeant des vêtements de style plage ou safari, des objets de type intérieur colonial ou art d’aéroport, mais aussi des œuvres d’artistes africains de grande qualité (Samuel Fosso, Malick Sidibé…). Et le 29 avril, l’affiche a semble-t-il disparu de Paris, et elle n’est présente nulle part dans l’exposition. Une prise de conscience ?