La référence à un ésotérique numéro tel que « Le 35 bis » peut étonnamment faire sens pour un juriste.
Le numéro d’un texte juridique régulièrement invoqué ne désigne pas seulement le texte normatif en lui-même mais également les décisions, commentaires et principes qui lui sont intellectuellement associés. Ainsi les commentateurs médiévaux du code de Justinien [1] désignaient ces articles divisant et classant leurs discussions et commentaires par la locution latine locus. Certains de ces lieux juridiques contiennent en leur sein un affrontement idéologique débordant la simple discussion juridique. Nous nommerons ces lieux juridiques d’affrontements idéologiques bellici loci.
Un bellicus locus laisse une toponymie particulièrement prégnante à l’espace juridique. Un terrain législatif stable devient au fil des passes d’armes un lieu de mémoire jurisprudentielle. La doctrine, les militants se souviennent des batailles gagnées ou perdues, des espoirs et des revirements des cours suprêmes.
Le droit des étrangers est un bellicus locus où s’affrontent État et associations, la liberté et l’ordre, le désir d’ouverture et la volonté d’éloignement. La législation du droit des étrangers date largement de l’ordonnance du 2 novembre 1945 et l’enfermement des étrangers se logeait depuis son adoption en octobre 1981 dans un poétique article 35 bis de la dite ordonnance [2]. Cet article 35 bis a symbolisé depuis l’espace de confrontation entre la notion de rétention administrative des étrangers et la protection offerte par l’autorité judiciaire, « gardienne de la liberté individuelle» [3]. L’antagonisme idéologique interne au texte laissant aux forces en présence la possibilité de pousser l’arbitrage bonhomme du juge vers une logique ou l’autre.
Le 35 bis n’existe plus : finie la référence à une législation relativement bienveillante adoptée en 1945 face aux flux de réfugiés traversant l’Europe. Nous étions ces réfugiés et les considérations de gestion des flux ne résistaient pas à l’empathie d’une douleur proche. Ce poétique 35 bis est aujourd’hui renommé articles L.551-1 et suivants du Code de l’Entrée et du Séjour des Étrangers et du Droit d’Asile (Ceseda,) numéroté selon les méthodes les plus modernes de codification [4]. Mais, dans les préfectures comme dans les associations, nous continuons à nous confronter au nom et autour du 35 bis. Le nom des lieux juridiques a une mémoire qui résiste à la rationalisation du Droit.
Le 35 bis est lieu virtuel. Sa matérialisation est un non-lieu. Les centres de rétention sont effrayants car ils ne sont qu’une matérialisation du droit. La rétention diffère de la détention par l’absence de délit. Un surveiller sans punir, sans histoires… Espaces sans mémoires, espaces récents, les centres de rétention voient les étrangers défiler à une vitesse empêchant une quelconque empreinte. Trente-deux jours au maximum, puis l’étranger est relâché ou renvoyé. Le 35 bis est la mémoire immatérielle et juridique des centres de rétention.
Pour un juriste, enfermé dans la pureté glacée de l’autorité, les centres ne devaient pas exister, ils ne sont d’ailleurs définis que négativement : « locaux ne relevant pas de l’administration pénitentiaire ». Dès lors qu’il résulte des dispositions du Ceseda que les étrangers qui « ne répondent pas aux critères posés par nos lois et n’ont pas de papiers, sont appelés à être reconduits à la frontière » [5], l’ensemble des étrangers illégaux devraient disparaître du simple fait de l’existence du Ceseda. Mais la performativité du droit se brise sur le principe de réalité. Et l’État met à contrecœur en place un enfermement, le temps d’organiser matériellement le départ de ces étrangers qui refusent de collaborer à la beauté de notre construction législative.
Lieux qui se refusent d’exister, les centres relèvent les ambiguïtés d’un espace où notre société enferme au nom du droit mais sans réellement le désirer.
La mémoire ressurgit parfois contre l’oubli. Le centre de rétention administrative des Pyrénées orientales se trouvait jusqu’à mi-décembre aux abords du camp de Rivesaltes, centre d’hébergement pour Républicains espagnols qui fut transformé en camps de concentration des juifs, des tziganes et des communistes espagnols, regroupés ici avant d’être envoyés en Allemagne. Ainsi d’août à octobre 1942, 2 313 Juifs, dont 110 enfants partiront de Rivesaltes vers les camps d’extermination. Rivesaltes, plus grand camp de France, Drancy de la zone libre [6], se voudrait lieu de mémoire. Mais les barbelés de la rétention contemporaine choquent ici le regard.
Les gendarmes, sans cesse importunés par les fantômes de notre passé ont déménagé le centre dans une zone industrielle proche de l’aéroport de Perpignan, espace sans histoire, sans fantômes, sans questionnements.
N’a-t-on pas perdu en compréhension en refusant la confrontation du droit et de la mémoire ?
Crédit photographique : « Le camp de Rivesaltes », © Ulrich Lebeuf (site personnel), France, 2004.