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Serendipity.

Justices d’un ordre injuste.

Houllemare, Marie. 2024. Justices d’Empire. La répression dans les colonies françaises au 18e siècle. Paris : PUF.

Dans un contexte social marqué par des mouvements spontanés contestant la présence française dans les territoires d’outre-mer, notamment en Nouvelle-Calédonie, un retour sur l’histoire de la France ultramarine s’avère plus que jamais nécessaire pour comprendre comment un pays européen s’est imposé par le droit (et la violence voire la violence du droit) dans des territoires lointains.

Paru aux PUF, Justices d’Empire. La répression dans les colonies françaises au 18e siècle de l’historienne Marie Houllemare, offre une contribution significative à l’histoire de l’empire colonial français par le biais de la justice. Son analyse détaillée et transnationale des dynamiques judiciaires dans les colonies françaises du 18e siècle ouvre de nouvelles perspectives sur les liens entre pratiques répressives de la justice et consolidation impériale.

Une ou des justices d’empire ?

Depuis une dizaine d’années, Marie Houllemare, professeure d’histoire moderne à l’Université de Genève, s’est distinguée par la grande qualité de ses travaux sur les archives coloniales françaises du premier empire (que l’on pourrait étendre chronologiquement de la prise de possession du Canada par Jacques Cartier en 1534 à la vente de la Louisiane aux États-Unis par Napoléon en 1803), à la croisée de problématiques sociales plus larges portant sur le genre ou la race (Garapon 2024). Ce nouveau travail est d’autant plus bienvenu que, pour la période prérévolutionnaire, depuis les travaux de Gabriel Debien (dans les années 1960), Pierre Pluchon ou Jean Meyer (dans les années 1990), les historiens et historiennes français se sont désintéressés du Premier Empire colonial comprenant à son apogée le Canada, la Louisiane, la Guyane, la Martinique, la Guadeloupe, Saint-Domingue, les Petites Antilles, des comptoirs de traite sur la côte ouest de l’Afrique, les îles de France et de Bourbon dans l’océan Indien, et des comptoirs de commerce indiens. Les travaux les plus abondants proviennent depuis des historiens et historiennes américains, britanniques et canadiens, qui insèrent leurs analyses dans le cadre dit de « l’Atlantique français », un vaste ensemble de réseaux commerciaux, diplomatiques et familiaux, laissant très peu de place à l’étude de la justice.

La nouveauté méthodologique est l’analyse croisée de sources juridiques et administratives portant sur des expériences individuelles de la justice. Peu de chercheurs comme Houllemare s’efforcent aujourd’hui de faire dialoguer les sources nord-américaines, caribéennes et indo-océaniques depuis les échelles à la fois locale et impériale (Houllemare 2014). Les archives ici consultées sont celles nationales d’outre-mer (situées à Aix-en-Provence en France), car elles conservent des pièces isolées pour l’ensemble des Conseils supérieurs, ainsi que les fonds des Conseils supérieurs de Québec et de la Louisiane. L’ensemble du corpus d’archives est principalement composé de dossiers de procédure épars dressés par les juridictions coloniales, puis copiés et envoyés au Secrétariat d’État à la Marine, branche responsable des affaires coloniales sous l’Ancien Régime.

Pour mener à bien son étude, Houllemare s’appuie sur le principe de pluralisme juridique développé par l’historienne Lauren Benton, qui traduit la coexistence de plusieurs systèmes légaux dans un même champ social permettant ainsi d’envisager l’État colonial de la période moderne comme une « monarchie composite ». L’ensemble des territoires ultramarins, unis sous un même souverain, conservaient ainsi leurs spécificités linguistiques, culturelles et juridiques (Benton et Ross 2013). L’exercice d’un pouvoir de collaboration, privilégiant l’autonomie locale et les associations diplomatiques avec les nations autochtones, a permis la pérennité de cet espace pendant plusieurs siècles. On regrette alors un peu qu’Houllemare ne se soit concentrée que sur l’étude des moyens répressifs utilisés par les autorités royales dans les colonies françaises pour faire respecter le droit. La mise en série de décisions prises dans des juridictions éloignées les unes des autres met toutefois bien en évidence de grands principes ministériels valables dans plusieurs territoires.

Divisé en sept chapitres, l’ouvrage s’équilibre par un va-et-vient constant entre pratiques juridiques locales et surplomb politique métropolitain. Le premier chapitre nous plonge dans le monde juridique colonial : ses acteurs et ses institutions. Le rôle des juristes y est primordial bien que peu nombreux. Le fonctionnement judiciaire s’inscrit dans l’uniformisation juridique engagée en France depuis le 16e siècle, les Conseils souverains étant chargés de rendre justice en dernier ressort. Des conflits éclatent parfois entre les attributions des administrateurs et des magistrats, la direction partagée entre gouverneur et intendant permettant au Secrétariat d’État à la Marine de disposer de « plusieurs interlocuteurs qui se surveillent réciproquement » (Houllemare 2024, 41). Les premiers régimes judiciaires coloniaux sont de type militaire et Houllemare met bien en évidence des logiques différentes dans les premiers établissements de tribunaux dont certains, comme dans l’océan Indien, obéissent à des intérêts commerciaux, leur recrutement ciblant largement les agents de la Compagnie des Indes orientales. Dans les Antilles, la justice est rendue par des conseils d’habitants : officiers royaux et notables. L’absence d’avocats en Nouvelle-France (même si la profession se développe au 18e siècle) amoindrit quant à elle les coûts de la justice. Les magistrats manquent de qualification et leur savoir juridique dépend de leur degré individuel d’implication dans la profession.

Le deuxième chapitre décrit la justice pénale comme un instrument au service de la colonisation, participant à l’établissement de la souveraineté royale. « Elle utilise un langage pénal venu d’Europe, qui repose sur le spectacle de l’exécution publique » (Ibid., 85), consolidant un état de violence inhérent à l’ordre colonial. L’exécution publique de l’esclave Marie-Josèphe-Angélique à Montréal, en 1734, démontre la fabrique légale d’une coupable (alors que celle-ci est accusée d’un incendie reposant sur de vagues témoignages) et prouve que la justice est aussi au service d’un ordre social racialisé et ségrégé. De surcroît, dans les colonies de plantation, la monarchie n’a pas le monopole de la violence légitime, le maître possédant un droit de correction quasi absolu sur son esclave (Houllemare 2020).

Les chapitres suivants explorent les diverses facettes de cette répression juridique coloniale. Le chapitre 3 aborde la protection du roi qui s’étend aux individus libres d’ascendance européenne, et note que « les gestes agressifs des blancs sur des individus au statut racial inférieur, libres de couleur ou esclaves, sont peu poursuivis par les tribunaux » (Houllemare 2024, 139). Le chapitre 4 se concentre sur les pratiques d’enfermement, tandis que le chapitre 5 traite du renvoi et du bannissement des colonies, révélant des catégories implicites d’individus « improductifs ». Le chapitre 6 examine la folie et les procédures d’interdiction, soulignant l’absence d’encadrement théorique. Enfin, le chapitre 7 aborde les recours individuels concernant les colonies en métropole, ramenant au cœur politique de l’empire des conflits sur les principes mêmes de la colonisation. Houllemare conclut que, malgré des dynamiques répressives communes aux différentes colonies, les particuliers disposent de voies de recours et peuvent jouer de la concurrence juridictionnelle entre les tribunaux coloniaux et métropolitains. Son ouvrage met ainsi en lumière une interaction complexe entre justices et pouvoir dans les colonies françaises du 18e siècle.

Une justice coloniale pour des sujets transnationaux ?

Réalisé depuis la Suisse, ce travail pourrait toutefois davantage s’enrichir d’interactions avec le terrain européen et non uniquement français, en tenant compte de la présence de quantité d’acteurs européens (soldats, marchands, petit personnel) aux colonies françaises, un point certes un peu abordé au chapitre 5. Cette présence européenne est confirmée dans les dossiers individuels des collections du personnel ancien des archives nationales d’outre-mer en particulier la collection E. (Vasquez-Parra 2022) Cette donnée a eu une incidence importante au moment des successions de ces sujets non-naturels, car le renvoi au Secrétariat de la Marine de leurs dossiers contestant, entre autres, l’application du droit d’aubaine pour des colonies comme Saint-Domingue, où les lettres patentes abolissant le droit d’aubaine n’avaient pas été enregistrées par le Conseil Souverain, montre l’exclusion de groupes entiers de droits normalement acquis sur le sol métropolitain (quand bien même certains de ces sujets étaient nés dans le Royaume de France comme les Juifs portugais de la généralité de Bordeaux. À cet effet, la dimension antisémite n’est pas à négliger aux colonies puisque ce non-enregistrement a permis d’instaurer un impôt sur cette population spécifique à Saint-Domingue, trente ans avant l’Émancipation de 1791). Une discussion portant sur « l’étrangeté » juridique des sujets européens travaillant aux intérêts du Royaume de France depuis le terrain colonial mériterait une étude plus poussée de façon à éclairer tous les outils d’empouvoirement utilisés par les plaignants. Comment ces individus se sont-ils approprié une culture juridique « mixte » entre droit colonial et lois métropolitaines pour faire valoir des droits transnationaux (notamment de succession) ? Quelle était la part d’influence des régimes juridiques auxquels ils étaient coutumiers dans leurs pays, réseaux ou diasporas ? Leurs revendications ont-elles conduit à des discussions plus générales entre administrateurs métropolitains et coloniaux sur le bien-fondé d’une « justice transnationale » ? Un peuple européen rodé à la défense de ses droits individuels a-t-il participé à tordre l’appareillage juridique répressif colonial français ?

Abstract

Marie Houllemare’s Justices d’Empire. La répression dans les colonies françaises au 18e siècle examines how justice served as a key instrument in consolidating the French colonial empire. Using transnational archives, she sheds light on local and imperial dynamics, analysing a variety of legal practices, from banishment to public executions. It emphasizes the coexistence of multiple legal systems and their interplay, centering on repressive means used in the colonies.

Bibliography

Garapon, Antoine. 2024. « Que nous apprend la justice coloniale ». Esprit de justice. France Culture : 20 mars 2024. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/esprit-de-justice/que-nous-apprend-la-justice-coloniale-6505790

Houllemare, Marie. 2014. « La fabrique des archives coloniales et la conscience impériale (France, XVIIIe siècle) ». Revue d’histoire moderne & contemporaine 61(2) : 7-31. https://doi.org/10.3917/rhmc.612.0007

Houllemare, Marie. 2020. « Marie Kingué et la subversion de l’ordre colonial (Saint-Domingue, 1785) ». Clio. Femmes, Genre, Histoire 50 : 155-164. https://doi.org/10.4000/clio.17234

Houllemare, Marie. 2024. Justices d’Empire. La répression dans les colonies françaises au 18e siècle. Paris : PUF.

Benton, Lauren et Richard J. Ross, dir. 2013. Legal Pluralism and Empires, 1500-1850. New York : NYU Press.

Vasquez-Parra, Adeline. 2022. « Local Affairs or Imperial Scandals ? The Rise of an Atlantic Legal Culture of Citizenship Among Colonial Communities in the French Caribbean (1697–1789) ». Journal of Early American History 12(2-3) : 211-247. https://doi.org/10.1163/18770703-12020004

Notes

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