Désireux de distinguer le résumé du dernier ouvrage de Bernard Lahire (Les structures fondamentales des sociétés humaines) de sa discussion critique, nous avons proposé un précédent article comportant le compte-rendu de manière neutre, sans prendre parti. Pour ceux ayant déjà lu l’ouvrage, le débat scientifique peut donc ici commencer. En effet, certaines des propositions épistémologiques et théoriques défendues par cette synthèse de grande ampleur nous semblent donner matière à discussion. Seront proposés ci-dessous diverses questions, compléments et ouvertures suscités par cette lecture importante.
Quelles méthodes de travail pour la science du social ?
La critique de B. Lahire sur les conditions et les méthodes de travail dans les champs de la science du social touche souvent juste. Tous les chercheurs, ou presque, font le constat du manque de temps et de la fragmentation du temps de réflexion causée par des contraintes institutionnelles multiples, qui empêchent de s’engager dans un travail de réflexion au long cours. On peut se demander cependant si l’approche individualiste et le retrait sur soi sont la seule solution à ces maux. Faire vivre des collectifs, qu’ils soient installés (comme une revue scientifique) ou ponctuels (comme l’écriture collective d’un livre), est une autre voie possible, tout aussi utile pour entretenir l’idée d’une science du social généraliste, échappant aux découpages institutionnels disciplinaires. Elle est simplement moins rentable dans un système d’évaluation productiviste, tandis que l’individualisme, dès lors qu’il se plie aux critères formels de la publication, est plus efficace. Au regard de l’ambition comparatiste affichée par B. Lahire et de l’ampleur des connaissances mobilisées, un ouvrage collectif aurait pu s’envisager, plutôt qu’un livre strictement individuel. Pour surmonter cette difficulté et offrir l’accès à de nombreux champs de savoir, le livre recourt fréquemment à des citations, souvent longues, des auteurs mentionnés. Le lecteur peut ainsi se faire une idée par lui-même de positions théoriques proches de celle de l’auteur – et le lecteur pressé choisir de survoler rapidement lesdites citations. Mais cette démarche par présentation de citations ne permet pas toujours la précision des définitions de concepts souvent situés à l’intersection de plusieurs champs scientifiques. Ainsi le concept de territoire connaît de nombreux usages, des approches géographiques à celles des sciences politiques. Poser l’existence d’instincts territoriaux chez les animaux, sans désigner explicitement ce que recouvre le concept de « territoire », fait courir le risque d’une interprétation anthropomorphisée qui projette dans les sociétés animales ce que l’on veut y trouver.
La démarche de B. Lahire n’est pas généralisable sur tous ces points. Elle est plus facile à tenir pour un chercheur parvenu à l’apogée de sa carrière, et qui n’a plus besoin de se justifier face aux demandes de quelque tutelle que ce soit. Les jeunes chercheurs et chercheuses sont eux soumis à une forte pression pour trouver des postes ou obtenir des financements et la démarche épistémologique, théorique, ou simplement réflexive, est peu valorisée dans le système d’évaluation des carrières. Les pistes proposées par B. Lahire pour une unification théorique des sciences du sociales sont stimulantes et fructueuses, mais il ne faut pas oublier que l’édification de la théorie dans le monde scientifique repose aussi sur une forme de continuité par accumulation paradigmatique et suppose un travail au sein des institutions scientifiques pour éviter la déconnexion des générations, en réservant aux chercheurs confirmés le privilège de la réflexion théorique.
Une identité de formes renvoie-t-elle nécessairement à une même causalité ?
Une autre question concerne l’identité de formes, notamment entre sociétés animales et sociétés humaines, qui est souvent au point de départ du dégagement de grandes lois générales (Lahire 2023, 216-217). Mais, derrière l’identité de forme, a-t-on toujours une identité de cause comme tend à le présenter B. Lahire ? Dans quelle mesure y a-t-il un vrai point commun lié à une loi évolutive (quelle soit biologique ou culturelle) sous-tendue par le constat d’une même forme ? Il donne plusieurs exemples de convergences biologiques : mêmes ailes chez les oiseaux, les chauves-souris et les insectes volants ; même œil du type d’un appareil photo chez la pieuvre et tous les vertébrés, Sapiens compris ; même fabrication d’outils pour se nourrir chez les corvidés et les humains ; même bipédie du poulet et de l’homme qui ne descendent pas d’un même ancêtre bipède (ibid., 218).
Tout d’abord, certaines convergences résultent plus d’analogies circulaires que d’un raisonnement scientifique, telle celle sur la parade nuptiale, qui serait commune aux animaux et aux humains. Que des humains aient décidé d’analyser la vie des animaux en utilisant des concepts descriptifs de la société humaine, à une date donnée, ne peut absolument pas être une preuve d’une quelconque continuité entre les animaux et les hommes. Si on poussait jusqu’au bout cette métaphore, il faudrait alors se poser la question du mariage et du divorce chez les animaux. De la même manière, parler de comportements collectifs des végétaux peut conduire à une aporie : si la croissance physique végétale est un comportement, alors il faut admettre qu’un enfant pourrait décider de se faire pousser un troisième bras. La métaphore vise à créer un choc sémantique, par transfert d’un domaine à un autre, mais ne fournit pas en soi une explication. À cela s’ajoute que certaines convergences évoquées masquent des différences réelles entre animaux et humains, telle la fabrication des outils : certes, des animaux fabriquent des outils ; en revanche, seuls les humains fabriquent des outils pour faire d’autres outils.
Surtout, les identités de formes n’indiquent pas systématiquement une loi générale. Le poulet et Sapiens n’utilisent pas la bipédie de la même manière et ils n’en ont pas fait la même chose. Il en est de même des animaux dits eusociaux (abeilles, fourmis…) qui partagent des formes identiques avec les humains, telles que l’agriculture, la guerre, l’exclusion compétitive. Par exemple, les fourmis pratiquent la culture de champignons et l’élevage de pucerons comme les hommes ont inventé l’agriculture et l’élevage. Ce comparatisme nous semble de surface plus que de principe : certes, les fourmis se combattent, et les hommes se font la guerre, mais le combat des fourmis fonctionne-t-il comme la guerre des humains ? La question fondamentale est celle de la sélection naturelle théorisée par Darwin, qui n’est ni plus ni moins qu’une théorie du survivant : les fourmis qui n’ont pas combattu ont disparu, et leur capital génétique n’a pas été transmis. Au contraire, dans l’espèce humaine, tous ceux qui ont perdu des guerres ne sont pas morts et les groupes arrivent à coexister malgré les conflits : il y a une répression sociale de la conflictualité sélective, qui permet aux individus, physiquement moins aptes, de survivre comme groupe, avec pour corollaire une hiérarchisation des groupes sociaux. Les abeilles ont une forme de langage, les fourmis, une forme de division du travail nous dit B. Lahire : mais, contrairement aux humains, ces formes de langage ou de division du travail ne résultent pas d’un choix conscient, mais d’un processus sélectif darwinien selon lequel seules ces formes ont permis la survie de l’espèce. Ceux qui ont fait autrement ont tout simplement disparu. Chez les humains, il y a au contraire un phénomène proprement social, qui n’est pas biologique, et qui permet tout autant la survie de l’espèce. Par exemple, les connaissances médicales, ne résultant pas de la sélection naturelle, permettent de faire vivre des humains qui seraient morts sans elles, et on ne trouve pas l’équivalent chez les animaux. C’est dire que l’opposition entre biologique et social, qui ne recouvre pas celle entre animaux et humains, nous semble scientifiquement plus féconde que celle entre social et culturel proposée par B. Lahire. Nous considérons que les contraintes biologiques existent bien chez les animaux, comme chez les humains (les humains étant eux-mêmes des animaux), mais que la part sociale présente chez les espèces animales est d’un niveau bien inférieur à celle des humains : depuis Sapiens leur évolution n’est plus principalement déterminée par la sélection naturelle, à l’instar des animaux.
De la même façon, une des thèses centrales des Structures fondamentales des sociétés humaines est que les formes de domination actuelles découlent de la domination familiale. On retrouve là l’idée énoncée dans la Patriarcha de Robert Filmer (Filmer 1680), pour qui le pouvoir des rois prenait la suite de celui des pères. La transformation est cependant extrêmement difficile à prouver scientifiquement. Elle relève d’une forme de deep history : l’approche sur le très long terme, à l’échelle de plusieurs millénaires, d’une catégorie, permet de dégager des lois générales, mais se base souvent sur une reconstruction intellectuelle à partir d’une démarche inductive. Qu’il y ait de nombreuses similitudes et une forte plausibilité de l’hypothèse ne vaut pas démonstration. Les officiants chargés de ces tâches, prêtres, dirigeants, magistrats peuvent se référer au modèle du pouvoir familial pour se légitimer, mais en découlent-ils pour autant ? N’est-il pas plus simple de faire l’hypothèse que le même type de visée (recherche de contrôle et de domination) recourt aux mêmes types de principes d’action (répression et légitimation) ? On pourrait concevoir une modélisation du pouvoir politique comme un phénomène émergent qui résulte de l’accroissement de la complexité des groupements humains : à partir d’une certaine taille, le clan ou la tribu deviennent des communautés et des sociétés qui ont besoin d’assurer une coordination minimale par le respect de règles puis de lois, indépendamment de la domination familiale.
La conscience du temps, une spécificité humaine.
Une piste à creuser sur les différences fondamentales entre sociétés animales et humaines ne résiderait-elle pas dans la conscience du temps ? B. Lahire indique que les animaux ne sont pas enfermés dans un présent et qu’ils ont des capacités de mémorisation, certes bien inférieures à celles des humains, mais entre lesquelles la différence serait plus de degrés que de nature (Lahire, 398 et surtout 499). Mais est-ce si sûr ? Au-delà de la capacité à se remémorer une cache avec de la nourriture, savent-ils que leur temps est compté et qu’ils vont mourir un jour ? Ce point nous semble être un élément de divergence avec B. Lahire. La question du déplacement symbolique que permet le langage, et donc de la conscience du temps (qui permet la fiction, le mensonge, l’apprentissage…) ne semble pas se réduire à une question de différence de degré entre animaux et humains : ne serait-on pas là dans l’ordre de la discontinuité radicale entre animaux et humains ? D’autant qu’à d’autres endroits du livre, B. Lahire le suggère. Il dit bien que seuls les humains conçoivent leur finitude, soit leur mort (ibid. 715). Il écrit même : « Sans cette propriété permettant de créer des fictions, nous vivrions comme la plupart des animaux, à savoir dans le présent, l’existant et le possible » (ibid. 747). Il semble qu’il y ait là des contradictions internes, et nous partageons sa seconde analyse à défaut de la première. À ce sujet, nous faisons une incise sur sa proximité avec la romancière et essayiste Nancy Huston. Cette autrice de fictions, qui regarde vers la science du social, pointe la capacité fabulatrice – la capacité à créer des fictions en relation avec la conscience du temps – comme une compétence proprement humaine. Pour emprunter la méthode de B. Lahire, qui établit très finement des connexions au sein de galaxies bibliographiques le plus souvent déconnectées, et dont il repère les points communs derrière d’apparentes différences, citons quelques extraits de l’Espèce fabulatrice :
Les autres grands primates vivent dans le présent. Ils peuvent tirer des leçons du passé pour mieux gérer ce présent, mais ne se projettent ni dans le passé (surtout celui d’avant leur naissance !) ni dans l’avenir (surtout celui d’après leur mort !). Du coup, chez eux : nulle angoisse de la mort, nulle nostalgie et nul espoir… tous affects liés à la narrativité, cette manie spécifiquement humaine de doter le réel de Sens. Le Sens est notre drogue dure. Sous forme d’idéal politique et religieux, elle est non seulement dure mais pure. Pour s’en procurer, certains iront jusqu’à tuer père et mère, voire sacrifier leur propre vie (les kamikazes). Les grands primates valorisent le groupe auquel ils appartiennent et sont prêts à se battre avec férocité pour le défendre contre d’autres groupes. Ils savent forger des liens, consoler, attaquer, s’entraider, se trahir… En un mot, ils connaissent l’empathie et sont capables de se mettre à la place d’autrui – capables, donc, comme nous, de cruauté et de compassion. Ce qui est spécifiquement humain, ce n’est pas d’être gentil ou méchant, cruel ou compatissant, c’est de se dire qu’on l’est pour quelque chose ; or cette chose (religion, pays, lignée) est toujours une fiction. (Huston 2008, 21)
Il nous semble qu’elle développe exactement la même idée que la phrase précédemment citée de B. Lahire. Surtout, sur l’objet cher à B. Lahire, l’altricialité secondaire, Nancy Huston pointe, sans le nommer, cet élément fondamental :
L’amour parental est une fiction d’une importance primordiale pour la survie de l’espèce humaine, pour une raison encore peu citée : seul de tous les primates supérieurs, l’être humain naît prématurément, plusieurs mois avant terme. S’il naissait à terme, vu le gigantisme de son crâne (dû à la taille exceptionnelle du cerveau chez Homo Sapiens) et à la minceur du bassin de sa mère (due à la station debout adoptée par Homo Sapiens), tous les accouchements seraient fatals : pour la mère, l’enfant ou les deux. Cela n’irait pas du tout. En quelques petites décennies : fin de notre espèce. […] Ainsi les mères humaines doivent-elles prodiguer des soins à leurs petits beaucoup plus longuement et plus intensément que les mères chimpanzés. Il se peut même que ce soit là, dans ces échanges exceptionnellement longs et intenses entre mères et enfants qu’est né le langage humain. Et, avec lui, la misogynie… (nous soulignons) (ibid., 145)
Malgré les apparences « ceci n’est pas du Bernard Lahire », mais on s’en rapproche furieusement. Là encore, pour faire un clin d’œil à la méthode « Lahire », on peut dire qu’il s’agit là, à échelle micro, d’une de ces convergences, dans l’air du temps, que B. Lahire a par ailleurs cherché à repérer. De même que les hommes ont inventé plus ou moins en même temps sans se concerter l’écriture, l’État, l’agriculture, la domestication…, de même un auteur scientifique qui est sensible à la production artistique et une autrice de romans sensible à la science se rejoignent en même temps, sans doute sans le savoir (du moins ils ne se citent pas mutuellement, alors qu’ils disent chacun à leur manière, avec leur écriture propre, exactement la même chose). Nous sommes tentés d’y voir une structure commune en amont de ces travaux, car ils aboutissent aux mêmes conclusions sans s’être concertés, exactement comme les invariants que dégage B. Lahire. Il faut bien prendre acte que des personnes différentes arrivent aux mêmes conclusions sans avoir échangé (sauf méconnaissance de leurs biographies respectives).
Le ratage d’une explication sur la domination masculine.
B. Lahire explique un fait universel précis, la domination masculine, par l’altricialité secondaire, qui apparaît un peu trop (au moins dans ce cas) comme l’élément clé expliquant toute chose. Et ce faisant, il passe à côté d’une explication essentielle différente, alors même qu’il l’effleure à quelques endroits dans son livre. Là encore, nous pasticherons sa méthode, et le citerons pour relever une analyse inaboutie, comme il le fait régulièrement avec tel ou tel auteur (souvent Alain Testart) qui n’aura pas vu la cause profonde d’une récurrence. B. Lahire commence par faire la liste de différentes théories rendant compte de l’universalité de la domination masculine et en conclut (avec raison) qu’aucune ne permet de vraiment comprendre pourquoi les femmes ont – à peu de choses près – accepté cette domination (Lahire 2023, 756-758). Il pose, de manière un peu forcée, que c’est l’altricialité secondaire qui est, une fois de plus (une fois de trop ?), à l’arrière-plan. La domination masculine, qui prend en effet la double forme de la protection et de la contrainte, nous semble s’expliquer par deux faits biologiques socialisés : la fragilité des femmes procréatrices (qui implique leur protection) et leur puissance, insuffisamment soulignée (qui implique de contraindre leurs corps). Tout d’abord – et cela, B. Lahire en rend bien compte (ibid., 771) –, la fragilité biologique des femelles humaines due à la reproduction (risque de mortalité lors des grossesses) et le faible nombre d’enfants possibles par femme (longue gestation, espèce unipare, allaitement, altricialité secondaire longue) a longtemps réduit les possibilités de reproduction biologiques pour l’espèce humaine. Cette forte pression biologique a fait des femmes une ressource précieuse qu’il faut protéger et qui est l’objet de convoitise entre hommes. Le second volet, celui de la contrainte exercée par les hommes sur les femmes, pourrait s’expliquer par le fait que celles-ci ont un pouvoir considérable : celui de désigner et donc d’instituer les pères. Cela nous semble bien plus significatif que celui de fabriquer le même et le différent, relevé par Françoise Héritier (une femme fabrique à la fois des filles et des garçons). Elles seules peuvent savoir qui est le géniteur de leurs enfants, car elles seules savent avec qui elles ont eu des rapports sexuels, condition sine qua non jusqu’à la PMA pour la reproduction humaine. Cette incertitude fondamentale (jusqu’à l’ADN) sur la paternité pèse lourd : ce pouvoir exorbitant justifierait une contrepartie, à savoir qu’il soit le plus possible encadré. Les hommes chercheraient ainsi à contrôler le plus possible le corps des femmes pour avoir la certitude d’être le père biologique, par exemple en imposant la monogamie et en cherchant à limiter au maximum les relations sexuelles qu’elles pourraient avoir avec d’autres partenaires qu’avec leur conjoint. Le but de la domination masculine consisterait donc à réduire la part de l’inévitable doute sur la paternité d’un enfant. Ne peut-on faire l’hypothèse que les femmes aient globalement accepté la domination masculine parce qu’elles se seraient contentées de ce pouvoir – extrêmement fort – de désigner les pères ? B. Lahire évoque ce fait de manière incidente sans voir que cela peut être une explication fondamentale de la domination masculine humaine. Il le présente comme un des mécanismes de sélection de la parentèle, mais il l’évoque dans un raisonnement centré sur les animaux visant à contester la part explicative de la génétique :
Mais en plaçant l’explication du côté de la maximisation de son capital génétique (en défendant ceux qui possèdent en partie les mêmes gènes que soi, on se défend soi-même), les biologistes ont fait comme si les animaux étaient capables de détecter les gènes de leurs congénères. Or le fait que les mâles de certaines sociétés ne soient pas capables de reconnaître leur paternité lorsque les femelles ont des rapports sexuels avec de multiples partenaires, et qu’ils ne s’investissent pas autant dans le soin des petits que les mâles qui, parce que monogames, en sont pratiquement sûrs, montre bien que l’animal n’a absolument aucun sens pratique ou aucune intuition sensible de la proximité ou de l’éloignement génétique, mais qu’il se fie simplement à sa connaissance et à sa fréquentation de l’autre, à l’expérience qu’il en a. (ibid.,845)
Il semble que – ici, mais seulement ici –, la méthode Lahire ait atteint une limite et que la comparaison interespèces ait été un masque plus qu’un levier pour faire apparaître une des spécificités humaines. Cette question de l’incertitude biologique de la paternité n’est pas triviale : on estime qu’environ un père déclaré sur 27 ne serait pas le père biologique (Bellis et al. 2005) [1]. En témoigne surtout le succès des tests de paternité achetables en ligne, mais le plus souvent interdits par la loi en dehors d’une procédure judiciaire. On observe à ce sujet à quel point le droit est en retard sur la demande sociale : le succès commercial de ces produits témoigne d’un décalage croissant entre les attentes sociales et la loi qui en bloque l’usage pour protéger les familles déjà constituées et éviter les conséquences délétères sur la santé mentale de la découverte de fraudes à la paternité.
Si les sociétés humaines s’orientaient vers cette évolution, vers une transparence plus grande sur l’origine de paternité, on aurait là une de ces évolutions culturelles qui, cumulées à d’autres, seraient peut-être à même à reconfigurer le puissant schème de la domination masculine. Après d’autres inventions qui déconnectent sexualité et reproduction (contraceptions), et qui permettent une interchangeabilité des rôles féminins et masculins dans la prise en charge des petits (biberon et lait maternisé), les tests ADN participeraient à relâcher la pression exercée par les hommes sur les corps des mères : si transparence et certitude il y a sur la paternité biologique grâce à ces tests ADN, il n’y a plus besoin d’exercer autant de contraintes sur les corps féminins pour s’en assurer. En témoigne aussi l’évolution technique qui tend à diminuer le temps du recours au corps féminin pour la gestation : entre FIV et naissance prématurée, le corps féminin est moins sollicité – tant pour la réussite de la fécondation que pour le temps d’immobilisation – et les pères peuvent participer de plus près à la gestation. Certes, B. Lahire rappelle avec raison que ces inventions sont extrêmement récentes à l’échelle de l’évolution de Sapiens et ne peuvent renverser d’un coup de baguette magique 300 000 ans de fonctionnement social ancré sur la longue durée de l’indispensabilité du corps féminin pour la reproduction. Mais, compte tenu de la loi dégagée par B. Lahire sur la connexion-combinaison-synthèse de différents produits objectivés ou incorporés, rien n’interdit d’imaginer un monde prochain où biberon, contraception, FIV, naissance prématurée, test ADN cumuleraient leurs effets et diminueraient, pour les hommes, la nécessité de contrôler le corps féminin. La domination masculine n’est donc pas condamnée à rester le schème principal d’organisation des relations hommes/femmes.
Invariants, lois historiques et changements.
Jusqu’à quel point la notion d’invariant doit-elle être considérée comme centrale pour une science du social ? Les définitions choisies par B. Lahire : le social est ce « qui fixe la nature des rapports entre les différentes parties composant une société » et le culturel « ce qui se transmet et se transforme » (Lahire 2023, 11), conduisent à faire du social le domaine du structurel et de l’invariant. La démarche est fructueuse dans la mesure où elle permet de démontrer qu’il existe bien un certain nombre de mécanismes fondamentaux que la science du social ne peut pas ne pas prendre en compte.
L’approche du social par une forme de deep history, postulant une continuité non seulement avec les sociétés préhistoriques, mais avec les sociétés animales, conduit cependant à donner à la persistance d’un mécanisme ou d’une forme sociale une importance prédominante. La domination masculine s’impose comme une ligne de force dans la mesure où aucun exemple empirique et historiquement attesté de domination féminine ne viendrait la contrebalancer. À l’inverse, un principe d’organisation du social relativement nouveau peinerait à entrer dans les « lignes de force » ou les invariants recensés par B. Lahire. Pour la domination, l’approche est très cohérente, mais pose la question de savoir si le terme « domination » recouvre la même chose que ce que les travaux actuels, notamment marqués par l’intersectionnalité, les facteurs de race et de genre, entendent. La domination, au sens contemporain, est d’abord une domination culturelle, produite et reproduite à travers des discours, des représentations, des pratiques incorporées, etc. Pour B. Lahire, la domination culturelle n’est qu’un sous-produit de la domination historique-biologique. Cette thèse de la continuité est globalement convaincante, et il est en tout cas difficile de s’opposer à la maîtrise de la bibliographie dont il fait preuve, mais pose quand même une question : que s’est-il passé de spécifique dans les deux ou trois derniers siècles ? Comment se fait concrètement le passage de formes personnelles (type rapport parent-enfant élargi) à des formes impersonnelles de domination ? La réflexivité croissante des sociétés occidentales sur les mécanismes de domination (du marxisme à l’intersectionnalité) produit-elle un effet sur les formes de domination, ou celles-ci sont-elles une cage d’acier dont l’humanité se saurait sortir ?
Une autre précision mériterait d’être faite et une meilleure hiérarchisation du discours pourrait être proposée sur l’existence ou non d’involutions, de retours en arrière (ibid., 130-131 ou 305) : il n’y a pas d’involution technique selon B. Lahire. Il est effectivement peu probable que l’on redevienne massivement chasseurs-cueilleurs après l’ère de la mécanisation ou de l’informatique. Mais, à échelle plus fine, cela n’empêche pas que des involutions ont existé et donc existeront peut-être. La bibliographie de B. Lahire tend à passer sous silence les travaux anthropologiques qui montrent ces cas disruptifs : ainsi en est-il de Zomia ou l’art de ne pas être gouverné, de James C. Scott (2013), qui montre l’abandon volontaire de l’écriture pour échapper à la domination étatique dans une région montagneuse d’Asie du Sud-Est. Même si ces involutions sont rares et limitées, il faut peut-être au moins les mentionner, et savoir quelle place leur donner : ne sont-elles pas susceptibles de redevenir la norme ou bien ne sont-elles que des exceptions qui confirment la norme ? Par exemple, la décroissance est-elle une forme d’involution limitée ? Est-elle le fait d’une minorité (celle de certains riches) ou est-elle appelée à se développer au point de devenir la norme en raison des problèmes écologiques ? La déclinaison démographique de cette question s’observe dans la tendance à ne plus vouloir avoir d’enfants (conjugué à des problèmes de fertilité) : là encore, ce phénomène est émergent et limité, mais il semble prendre de l’ampleur dans les sociétés riches. Par exemple, si la tendance démographique récente du Japon (chute de la natalité et refus de l’immigration) se maintient dans les prochaines décennies, elle pourrait se traduire par la disparition pure et simple d’une société. Si cela arrivait, ce serait bien une bifurcation majeure qui annulerait la sélection naturelle par l’avènement d’une certaine culture. Depuis très longtemps, les humains essaient d’avoir le plus d’enfants (il faut en faire au moins 2 par femme pour la survie de l’espèce) et en même temps le système social de contrôle des naissances est très puissant (sinon les femmes auraient 30 enfants, 1 par an entre 15 et 45 ans). Le taux actuel, qui est donc un produit social, tend à décliner dans ce type de société. Le suicide de la société japonaise est une possibilité extrême, mais pas inéluctable, s’ils décidaient par exemple d’adopter une politique nataliste ou migratoire à partir d’un certain seuil.
De plus, il faut insister sur la différence entre les invariants biologiques et les invariants techniques. On ne peut pas désinventer l’écriture : l’effet de cliquet est réel et le retour en arrière impossible. Les invariants biologiques sont de nature différente : n’ayant rien d’irréversible, ils peuvent évoluer (par exemple en termes de procréation ou de longévité).
Par ailleurs, B. Lahire critique la démarche consistant à découvrir les « conditions de reproduction et de transformation des sociétés historiques » (Lahire 2023, 130). Cela semble lui poser problème et nous ne voyons pas pourquoi, compte tenu du projet consistant à articuler invariants et variations. Il tient ainsi à se démarquer des lois historiques de transformation telle qu’Alain Testart les envisageait (ibid.,195) : pour B. Lahire, ce ne sont pas des lois de transformation qu’il faut dégager, au motif qu’elles seraient insuffisantes, non universelles et qu’elles ne seraient pas des lois générales, mais relèveraient toujours de logiques propres à des sociétés et des époques déterminées (ibid., 199-200). Mais est-ce un problème de chercher à dégager des lois historiques en plus des lois générales ? D’autant que, à d’autres moments du livre, le projet proposé par B. Lahire consiste à articuler les variations culturelles, qui peuvent donc être des lois historiques situées dans le temps et l’espace, avec les invariants biologiques et sociaux. On peut voir sur ce point une contradiction interne à l’ouvrage et le risque d’une dérive vers le primat accordé aux seuls invariants biologiques comme sociaux des humains, sans voir comment s’opère la relation entre le social et le culturel (ibid., 291). Par exemple, la thèse de la civilisation des mœurs de Norbert Elias devrait être révisée selon l’auteur (ibid., 569) au motif qu’elle restreint au 17e siècle une dynamique qui existe plus largement et est liée à l’altricialité secondaire. Mais doit-on pour autant l’exclure des lois générales dégagées par les sciences sociales. ? Ne peut-on au contraire combiner cet invariant très général de l’altricialité, qui induit un polissage des comportements et une intériorisation des inhibitions, avec une dynamique historique spécifique au 17e siècle qui accentue très fortement cet aspect dans le cadre de la société de cour ? Il nous semble qu’il n’y a pas à réviser Norbert Elias sur ce point, mais à articuler invariant et variation. Il se passe bien quelque chose de particulier à ce moment-là et nous ne pensons pas utile de le gommer, de le lisser. Le risque de tomber de la ligne de crête, ardue, choisie par B. Lahire est toujours présent dans le livre, car il propose un chemin difficile consistant à éviter de tomber d’un côté vers le déterminisme naturel et de l’autre vers le relativisme culturel : très ponctuellement, il semble que le pas soit franchi et que l’on tombe du côté du déterminisme.
La question des invariants engage donc une interprétation fondamentale quant à la plasticité du social. Renvoyer les changements observables empiriquement au domaine du culturel revient à en faire de simples variations, épistémologiquement mineures. La distinction entre social et culturel, geste fondamental des Structures, laisse peu de place au politique et à la construction d’un Monde, au sens fort du terme (Dulac 2022, 290). Il nous semble au contraire que le social est plus transformable que ne le soutient B. Lahire, qui accorde une place prédominante aux invariants.
Il ne s’agit là que de quelques-unes des nombreuses pistes de discussion que cet ouvrage foisonnant suggère. On ne peut souhaiter que ce livre important en amène d’autres qui contribueront à leur tour à l’émergence d’une science du social.