Les sciences humaines et sociales semblaient être installées depuis la fin du 20e siècle dans une phase de fin des grands récits théoriques, avec un repli sur des études empiriques insistant sur la diversité culturelle des sociétés humaines et la spécificité de chaque configuration sociale. La réflexion théorique s’était trouvée considérablement marginalisée. Cependant plusieurs entreprises, individuelles ou collectives, montrent une reprise de l’intérêt pour les grandes questions théoriques (Caillé et Dufoix 2013, Dulac 2022, Boullier 2023), et l’ouvrage de Bernard Lahire représente une contribution majeure à la réflexion sur la refondation théorique des sciences sociales. Afin que les lecteurs en aient un aperçu plus précis que ce qui est habituellement donné dans les comptes-rendus, nous proposons ici une présentation de cet ouvrage qui en restitue les apports théoriques. Seront présentées, succinctement, les caractéristiques générales de l’ouvrage, puis sera fourni un résumé détaillé des concepts utilisés. Ce n’est que dans un second article que nous posons des questions et donnons notre point de vue [NDLR : à paraître, le 21 janvier].
Ce volumineux ouvrage (970 pages) se présente comme la synthèse de plus de 30 ans de lectures et de travaux du sociologue qui a déjà produit une vingtaine de livres sur des domaines très variés. Le moins que l’on puisse dire est qu’il s’agit d’un pavé dans la mare hyperconstructiviste et relativiste des sciences du social. B. Lahire y défend l’idée que toutes les généralisations sur le social ne sont pas forcément abusives, creuses ou essentialistes et qu’il n’y a pas de variations sans invariants. Il diagnostique un épuisement du détail, un primat excessif de l’approche idiographique au détriment de la nomologie, qui récuse la scientificité des travaux en sciences dites humaines et sociales. Il défend la thèse selon laquelle la plasticité des sociétés humaines n’est pas infinie et bute sur des invariants sociaux conditionnés par des évolutions biologiques, invariants dont il dresse plusieurs listes. Pour cela, il fait la synthèse de travaux issus de différentes disciplines qu’il met en regard des grandes questions qui fondent la science du social : biologie évolutive (différente de la biologie moléculaire), éthologie, paléoanthropologie, préhistoire sont mobilisées. Les principaux auteurs dont s’inspire B. Lahire, tout en affirmant son originalité propre, sont des primatologues (Frans De Waal, Bernard Chapais), des anthropologues (Alain Testart, Françoise Héritier et Maurice Godelier), des sociologues (Karl Marx, Pierre Bourdieu), des archéologues préhistoriens (Jean-Pierre Demoule). Du point de vue méthodologique, l’originalité de B. Lahire consiste à confronter systématiquement les sociétés animales humaines et non humaines : pour se rendre compte des spécificités des sociétés humaines, il faut dézoomer et utiliser le changement d’échelle pour prendre du recul au point de faire apparaître des niveaux de divergence et de convergence.
À l’instar du collectif Dulac, auxquels les deux présents auteurs de ce compte-rendu appartiennent, B. Lahire indique qu’il n’y a pas de différence entre les sciences de la matière, du vivant et du social dans leur ambition de scientificité (Lahire 2023, 105-108). Derrière le foisonnement des formes historiques ou culturelles, il repère des structures universelles ou invariantes des sociétés humaines qui sont les conséquences, dans l’ordre social, de données de base de la biologie de l’espèce (ibid., 308). Comme toutes les autres espèces animales vivant en société, les humains ont un système social qui leur est propre et qu’on peut définir, mais la spécificité des humains est que ce système social est invisibilisé par la culture cumulative, qui enfouit ce système social sous une multitude de formes culturelles variées. B. Lahire propose donc de différencier le social du culturel, afin de dépasser l’opposition nature/culture, et de rappeler que la part de la génétique est mineure dans les comportements sociaux (ibid., 292).
La redéfinition des frontières entre social et culturel est au cœur du positionnement théorique de l’ouvrage. Pour B. Lahire, toutes les espèces animales ont une socialité (terme employé à plusieurs reprises comme équivalent à l’adjectif substantivé « le social »). Certes Homo Sapiens est l’espèce animale la plus sociale de toutes – et de loin –, mais on retrouve des fonctionnements sociaux chez de nombreuses autres espèces vivantes : le social n’est donc pas l’apanage des humains. Seul le développement culturel, qui renvoie à une accumulation historique de savoirs, caractérise l’espèce humaine de manière exclusive. Cette dynamique historique qu’est la cumulativité culturelle désigne la capacité à capitaliser des savoirs plus vite que par la sélection naturelle. La singularité et l’avantage adaptatif du culturel sur le biologique résident dans sa rapidité potentielle de changement, beaucoup moins coûteuse en temps et en échecs que les tâtonnements par essais-erreurs-abandons de l’évolution génétique. Les humains n’ont pas besoin que la sélection naturelle finisse par exclure les êtres qui font moins bien que les autres pour survivre : la culture permet d’aller plus vite et d’adopter beaucoup plus rapidement les comportements permettant de reproduire l’espèce. Ainsi le binôme nature/culture est reformulé : la nature de l’homme, c’est d’être culturel, autrement dit c’est de transmettre, incorporer, mémoriser et modifier cette culture en fonction de nouvelles contraintes contextuelles. Les universaux du social que B. Lahire propose d’établir sont collectifs et non individuels, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas encapsulés dans les gènes : ils peuvent être vrais collectivement, mais ne pas nécessairement se retrouver au niveau de chaque individu (ibid., 209). C’est dire que ces impératifs transhistoriques et transculturels ne sont pas génétiquement déterminés.
Pour bien comprendre la vertu de la comparaison inter-espèces comme levier d’analyse, usons d’une parabole. Sur une planète où tous les objets sont invariablement bleus, la notion de couleur n’a pas de sens. Tombe un jour une météorite rouge. C’est non seulement une nouvelle couleur qui apparaît, mais aussi la notion même de couleur, car il faut désormais définir un terme englobant pour désigner la caractéristique de ces deux valeurs différentes d’un même fait. On comprend la démarche proposée par B. Lahire : de même que la couleur existe, l’invariant existe. Pour désamorcer la critique d’essentialisme qui lui sera immanquablement faite, B. Lahire indique que les chercheurs en SHS sceptiques à l’idée d’invariant culturel peuvent être à leur tour accusés d’essentialisme : en faisant du culturel ou de l’historique un fait uniquement cantonné à la variation, c’est la biologie qu’ils essentialisent sous forme d’invariants. Mais la biologie varie elle aussi ! Et s’il y a de la variation biologique, il peut symétriquement y avoir de l’invariant social (ibid., 318). Il y a une « variation culturelle continue qui s’enroule autour de points invariants en partie dépendants de faits de nature biologique » (ibid., 319) : ce serait là l’enjeu fondamental de la science du social que d’analyser cette dialectique invariants/variations, plutôt que de les affecter à des objets différents (biologie/socialité).
Si l’ouvrage est massif, il reste fluide et agréable à lire. Le parti pris de citer abondamment les auteurs qui l’inspirent en indiquant précisément en quoi il s’en démarque permet au lecteur de rester situé dans la démarche générale de l’ouvrage. Par ailleurs, B. Lahire ne lisse pas les aspérités divergentes et se met en scène dans le processus scientifique : son écriture fait état de son évolution personnelle (en indiquant les changements par rapport à certains de ses précédents écrits ou ses sentiments de malaise) et distingue clairement points d’accord et de désaccord.
Après cette présentation générale de la démarche de B. Lahire, entrons un peu plus précisément dans le contenu du livre afin d’en examiner les principaux apports théoriques.
De la production de connaissance dans les sciences sociales.
L’ouvrage de Bernard Lahire contient plusieurs livres en un seul. L’un d’entre eux, qui occupe le début de l’ouvrage, porte sur les raisons pour lesquelles les sciences sociales ont renoncé à la recherche de grandes lois fondamentales. La plupart des sciences, si l’on suit le modèle de Thomas Kuhn, opèrent à l’intérieur d’un paradigme ou d’une théorie dominante, comme la théorie de l’évolution en biologie. Dans le domaine des sciences sociales, ce paradigme unificateur manque, et bien des chercheurs se contentent de mener des recherches minutieuses et méthodologiquement fondées, sans se référer à la notion de loi fondamentale. La recherche de grands principes fondamentaux avait caractérisé les grandes figures de la science, comme Isaac Newton ou Charles Darwin, mais a disparu sous l’effet de la spécialisation et de la sophistication des pratiques empiriques. Là où Pierre Bourdieu pensait que la sociologie devait trouver les ressources de la scientificité en elle-même et ne pas singer les autres sciences, selon B. Lahire, « on ne voit cependant pas comment les sciences sociales pourraient s’affranchir totalement des attendus de toute science » (Lahire 2023, 20). La scientificité est une exigence universelle. Dès l’instant où les sciences sociales se revendiquent pleinement comme sciences, elles ne peuvent s’affranchir des règles générales de la science, comme la recherche de cumulativité et l’explication des cadres théoriques dans lesquels on opère. Une des sources de la frilosité théorique peut être le manque de culture scientifique générale : les sciences sociales attirent d’abord des gens de formation littéraire ou philosophique, comme l’était Pierre Bourdieu, ce qui peut expliquer une réticence à se confronter au modèle scientifique général. Ce constat global peut être décliné en plusieurs problèmes.
La cumulativité en sciences sociales.
L’un d’entre eux est le refus d’adhérer au principe de la cumulativité du savoir. Les sciences sociales ont évolué vers une forte spécialisation, qui est inhérente à toute discipline scientifique dont les communautés s’étoffent et se développent, mais sans chercher à unifier les savoirs produits. Contre les dangers de la spécialisation aveugle, B. Lahire mobilise plusieurs exemples fondateurs, du geste d’Emile Durkheim rassemblant des disciplines éparses pour en faire des sciences de la société à celui du groupe Bourbaki s’efforçant de mettre en ordre les savoirs mathématiques. Ces gestes ont permis d’envisager de nouvelles façons de résoudre les problèmes et ont contribué à renforcer la démarche scientifique, en sociologie comme en mathématiques.
La réticence à réfléchir en termes de lois générales a fini par devenir une faiblesse structurelle des sciences sociales, comme le pointait déjà Alain Testart, une des références importantes de B. Lahire, dans son Essai d’épistémologie en 1991 : « c’est parce que les sciences sociales ont été jusqu’à présent incapables de trouver des lois générales qu’elles se contentent d’étudier des cas particuliers. Mais, ainsi qu’il arrive souvent, ces faiblesses ont été érigées en dogme » (Lahire 2023, 97 [1]). Selon l’auteur, les sciences sociales se sont réfugiées derrière l’idée que les faits sociaux n’étaient pas reproductibles, à la différence des sciences expérimentales. Cet argument est réfuté par le fait que de nombreuses sciences dites « dures » ou exactes, comme la géologie ou l’astrophysique, ne sont pas expérimentales : elles ne peuvent pas reproduire sous forme d’expérience une explosion volcanique ou une éclipse lunaire, et pourtant elles dégagent des lois générales. B. Lahire est ici en accord avec la position du groupe Dulac (Dulac 2022). Il fait porter l’essentiel de sa critique sur la position de Jean-Claude Passeron qui exagère selon lui la non-reproductibilité des faits sociaux (Passeron 1991). Ce n’est pas l’identité des choses qui fonde la théorie, c’est la théorie qui justifie le jugement d’identité. L’épistémologie passeronienne ressemble à la physique pré-newtonienne, bloquée dans l’idée de spécificité des caractères des objets qu’elle étudiait.
Un autre argument de l’épistémologie passeronienne est l’historicité fondamentale du monde social, qui devrait amener à privilégier la spécificité des situations. Parler de loi n’empêche pas, rappelle B. Lahire, de prendre en compte l’évolution ou le changement. Assimiler la recherche de lois ou de principes à la permanence ou à l’absence de changement relève de la généralisation abusive.
La recherche de lois fondamentales a guidé les sciences sociales à un certain moment de leur développement. Ainsi Karl Marx est parti de l’idée qu’il existait à la fois des lois générales de fonctionnement – toute société doit produire ses moyens de subsistance et ne peut s’arrêter d’accomplir les tâches nécessaires à sa reproduction matérielle –, et des lois générales de transformation, liées à l’évolution des moyens de production. Gabriel Tarde a forgé la notion de loi d’imitation, Durkheim celle de loi de différenciation. L’idée de lois générales était bien établie au début du 20e siècle, ainsi chez Gaston Richard (La sociologie générale et les lois sociologiques, 1912) : « L’expérience historique atteste que le commerce des hommes obéit à une loi d’extension et d’accélération » (Lahire 2023, 159). Marc Bloch était proche de formuler des lois ou des analogies structurelles, mais a été freiné par le poids des convenances de son milieu, comme l’atteste la critique par Lucien Febvre du sociologisme de La Société féodale (1939), trop abstraite et ne faisant pas assez de place à l’homme.
Les obstacles à la scientificité en sciences sociales.
Aux obstacles épistémologiques s’ajoutent des obstacles sociologiques et organisationnels. La recherche de lois générales nécessite du temps de lecture et de réflexion qu’il n’est pas facile de dégager dans un monde professionnel où la productivité scientifique, mesurée par l’abondance des publications, est devenue un facteur essentiel dans l’évaluation des chercheurs et la progression des carrières. Préserver son temps de recherche est une nécessité pour faire œuvre scientifique et implique, selon B. Lahire, de ne pas se laisser absorber par les tâches administratives d’une part, par les activités scientifiques de convenance, ou la multiplication des colloques sans signification d’autre part. L’injonction à publier à tout prix conduit à la superficialité et à la loi du moindre effort, à la multiplication d’études fractionnées ou répétitives plutôt qu’à la production de travaux d’ensemble.
« Dans l’état actuel d’organisation de la recherche en sciences sociales, l’insistance sur la nécessité d’avoir produit soi-même ses données (“première main”) est un signe patent d’immaturité scientifique. » (Lahire 2023, 91). Les sciences sociales pratiquent très peu la revue systématique et la méta-analyse, signe d’une faible cohérence théorique. Les manuels de synthèse sont rarement des synthèses de résultats.
Le problème du relativisme.
Le paradigme dominant dans les sciences sociales aujourd’hui est celui du constructivisme, que B. Lahire accepte, mais dont l’un des dangers est qu’il peut conduire les chercheurs à une forme de relativisme : si tout est construit, tout peut se valoir. L’éloge de la diversité et de la singularité des cultures peut amener à refuser de les comparer. Le constructivisme conduit à une autre posture que B. Lahire combat vigoureusement : le nominalisme qui consiste à croire que les concepts n’ont pas d’existence en soi. La tournure post-moderne des sciences sociales a amené une relativisation du savoir et un recentrage sur les outils et les méthodes. À l’inverse, la position réaliste affirme que le réel est structuré objectivement par des forces, des mécanismes ou des lois. B. Lahire plaide pour un réalisme épistémologique radical : il n’y a pas que des représentations. La socialisation ou la domination ne sont pas des points de vue, mais des mécanismes, des faits dont on peut attester l’existence, non seulement dans différentes sociétés, mais aussi dans différentes espèces. Le constructivisme peut conduire non seulement au relativisme mais aussi à une forme d’anti-progressisme. La science, selon B. Lahire, consiste à avoir foi en la cumulativité du savoir, en la possibilité de faire des découvertes qui vont au-delà de la simple description d’un cas ou d’une société particulière. Mais, pour plusieurs raisons, beaucoup de champs des sciences sociales se tiennent en deçà de cette ambition. La sociologie, note B. Lahire, semble avoir pris un rôle social de description quasi journalistique en analysant minutieusement tel ou tel secteur professionnel : les caissières, les hôtesses de l’air ou les postiers ont ainsi fait l’objet d’études de qualité, mais sans ambition théorique. L’adoption de méthodes pragmatiques aux dimensions théoriques légères et centrées sur les stratégies des acteurs renforce aussi cet ancrage dans le particulier. Les travaux à vocation interdisciplinaire existent, mais il s’agit le plus souvent d’une « pluridisciplinarité centrée sur des questions de comportement et de structures sociales » (ibid., 82). Les sciences sociales ont donc abandonné la recherche de consilience au sens de William Whewell, c’est-à-dire « unification théorique des inductions faites sur des classes de faits disparates » (ibid., 87). Celle-ci exige d’avoir une vue d’ensemble des travaux qui se font dans un champ et de rechercher la congruence avec les résultats d’autres disciplines, ce qui demande un effort intellectuel conséquent rarement récompensé, car il conduit à une productivité immédiate moindre.
La fausse coupure homme/nature.
Les SHS sont ainsi anti-scientifiques : elles ne reconnaissent pas de mécanismes généraux, et se réfugient derrière la spécificité de chaque culture. Mais pour B. Lahire, les obstacles sociologiques ou professionnels sont moins importants que les conceptions épistémologiques spontanées des chercheurs. Les sciences sociales croient majoritairement à une forme d’exceptionnalité de leur objet d’étude. L’homme, ou le social, serait radicalement distinct des autres formes du vivant, ce qui dispense la plupart des chercheurs d’aller prendre connaissance des résultats d’autres disciplines scientifiques. La coupure entre la nature et la culture a été au cœur de l’affirmation historique des sciences sociales. Or, B. Lahire rappelle que le social existe avant Homo sapiens. Les acquis de la biologie évolutive démontrent la faiblesse des distinctions entre l’homme et les autres animaux. Il faut aller vers une sociologisation du biologique, prône B. Lahire. Le biologique n’explique pas le social, mais le social découle du biologique. La condamnation des formes de darwinisme social et de la sociobiologie prônée un temps par Edward Wilson, jugées trop déterministes, perdure encore aujourd’hui et empêche les sciences sociales de prendre conscience des avancées de la biologie et de la puissance du paradigme de la théorie de l’évolution. Il existe une nature humaine, mais celle-ci n’est pas une structure purement individuelle. Il existe plutôt une « structure humaine sociale profonde » (ibid., 309). On peut dire ainsi qu’il est « dans la nature de l’homme d’être culturel » (ibid., 307). La « nature » n’est pas figée, elle est le produit d’une histoire évolutive (avec notamment des phénomènes de cumulativité) et elle est d’emblée autant culturelle que biologique.
Comment dégager les structures fondamentales.
Le social et le culturel.
Repenser le social doit se faire pour B. Lahire en se plaçant dans une perspective scientifique globale. Pour cela, il faut repenser nos catégories et faire une nette distinction entre le social et le culturel. C’est sur cette distinction que reposent les fondements théoriques de l’ouvrage et la notion de « structures fondamentales ». Le social est défini comme ce qui concerne l’organisation des rapports entre les groupes et les individus : « Le social – qui fixe la nature des rapports entre les différentes parties composant une société » (Lahire 2023, 11). Les éthologues ont pu mettre en évidence les structures sociales de certaines populations animales, à savoir l’existence de comportements régulés organisant les rapports entre l’individu et le groupe. Il peut donc exister un social non humain. Le social est donc d’emblée construit par B. Lahire comme ce qui est structurel, le culturel étant au contraire ce qui se construit et se transmet : les animaux sont sociaux mais très peu culturels. La culture est une production du social, qui finit par s’autonomiser : « la culture n’est qu’une solution évolutive » (ibid., 25). Elle permet à un groupe d’augmenter ses possibilités d’action et de les contrôler par la production d’artefacts, qu’ils soient matériels, linguistiques ou mémoriels.
La distinction théorique entre social et culturel permet de comprendre le repli des sciences sociales sur le constructivisme et le singularisme. Elles se sont laissées séduire par l’abondance des variations culturelles et ont fini par oublier l’existence de données structurelles qui fixent les conditions d’existence de productions culturelles. La coupure homme/animal par la possession de la culture (que l’on trouve par exemple chez Marshall Sahlins en réaction à Edward Wilson) a, pour B. Lahire, une dimension quasi théologique : elle résulte de la tendance à ériger la spécificité de son objet en coupure infranchissable et presque sacrée. Repartir de l’observation des structures permet d’éviter cette forme de jugement de valeur.
Matérialisme : le modèle anthropologique.
Le retour à une position structuraliste rapproche B. Lahire du matérialisme de Claude Lévi-Strauss ou Françoise Héritier : il existe des déterminants biologiques, physiques qui créent un ensemble limité de combinaisons. Pour Françoise Héritier ces contraintes biologiques sont aussi des « butoirs de la pensée ». Elles déterminent des représentations : les schémas binaires, chaud/froid, sec/humide, masculin/féminin, etc., mais aussi les rapports sociaux qui en découlent. Les anthropologues français se sont surtout intéressés au mental et à l’activité classificatrice. Pour C. Lévi-Strauss, s’il est possible d’étudier et de comparer les mythes d’une civilisation à l’autre, c’est parce que le cerveau humain possède la même structuration biologique et produit le même type d’idées. Maurice Godelier a dressé la liste des conditions qui permettent à un être humain d’exister : 1) il est le fruit de l’association d’un homme et d’une femme, 2) il bénéficie du soin d’autres êtres humains dans ses premières années, 3) il hérite d’une place donnée dans une société donnée, 4) il hérite d’une langue et d’une culture, 5) il appartient à une famille et à un groupe social. Mais les anthropologues n’ont pas poussé plus loin la prise en compte des caractéristiques biologiques fondamentales de l’espèce humaine. La partition sexuée, la succession des générations ont aussi des conséquences pour l’organisation sociale.
Comparaison homme/animal.
Les universaux que les anthropologues ont commencé à recenser (Brown 1991) ne sont pas seulement individuels mais collectifs : le don, l’évitement de l’inceste, la reconnaissance des liens de filiation. Si l’on cherche à actualiser ces constats à la lumière des travaux des autres sciences du vivant, on découvre qu’ils sont souvent partagés avec certaines espèces animales : les pratiques de solidarité intra-groupe, la défense du territoire, les comportements de réconciliation sont en réalité partagés avec d’autres espèces animales et sont donc considérés par B. Lahire comme des caractéristiques sociales.
Prendre en compte les travaux des éthologues est à la fois une nécessité scientifique (on ne peut ignorer des champs entiers de la production de connaissances scientifiques sur la base de distinctions disciplinaires artificielles), mais aussi une nécessité pratique. Car les structures fondamentales des sociétés peuvent être difficiles à saisir en raison de l’ampleur des variations culturelles. D’où l’intérêt des comparaisons inter-espèces où ces structures apparaissent de façon plus simple.
Les durkheimiens avaient refusé le rapprochement avec la biologie proposé par Alfred Espinas (Des sociétés animales, 1877) au nom d’une position spiritualiste. Pourtant, la pratique d’un anthropomorphisme contrôlé, lorsqu’on parle de parasitisme ou de parade nuptiale, révèle qu’un certain nombre de comportements viennent de la continuité du vivant ou de la convergence évolutive. On trouve ainsi à l’inverse un effort pour penser la continuité entre l’animal et l’homme chez Charles Darwin, dans The Descent of Man (1871).
La continuité primates-hommes était, elle, envisagée dans un article de Marshall Sahlins de 1959 : la territorialité, la sexualité, la dominance, de certains individus sur d’autres, le rôle de l’ancienneté sont des traits observables chez un certain nombre de singes. Les sciences sociales ont cependant gardé une vision appauvrie de la biologie qui amène à réduire son influence sur les comportements humains à l’aspect comportemental des instincts et des réflexes. Une prise en compte large des contraintes corporelles (la bipédie par exemple) peut conduire à une explication plus riche du social par la prise en compte de la base matérielle des sociétés : être omnivore et non pas herbivore conduit à l’organisation de petits groupes de chasseurs plutôt que de grands troupeaux transhumants. Le monde animal ne se réduit pas au biologique. Si l’on prend au sérieux les travaux des sciences du vivant, les coupures à l’intérieur du vivant peuvent être remises en cause : non seulement la coupure homme/animal, mais aussi la distinction avec le végétal.
Les plantes n’ont pas d’organes vitaux, elles respirent sans poumon, se tiennent debout sans squelette, et sont capables de réagir à leur environnement sans système nerveux ni cognitif. De nombreuses espèces végétales sont elles aussi capables d’avoir des comportements collectifs, de se déplacer pour mieux capter des sources d’énergie par exemple. Elles le font avec une temporalité très différente des animaux et des humains (les changements observés se font souvent sur plusieurs générations) et avec des moyens de communication différents, comme l’envoi de signaux chimiques. Pour un botaniste comme Stefano Mancuso (Mancuso 2018), l’intelligence est une propriété de la vie au sens large et non une spécificité humaine.
Convergence évolutive.
La théorie de l’évolution offre un concept précieux pour comprendre l’unicité des formes d’organisation sociale au-delà de leurs variations locales : celui de convergence évolutive. L’agriculture, l’écriture ou l’État sont des exemples de convergence culturelle. Des sociétés différentes les ont inventées, parfois en même temps, mais sans s’imiter les unes les autres, pour répondre à des nécessités similaires : coordonner l’action d’un nombre croissant d’individus, assurer la production et le stockage des ressources alimentaires nécessaires à la vie. Les données archéologiques remettent en cause un modèle purement diffusionniste, dans lequel une invention comme l’écriture aurait une source unique et se serait ensuite diffusée vers d’autres sociétés. L’apparition de l’agriculture se serait faite dans huit endroits différents. Un certain nombre d’anthropologues comme Morgan au 19e siècle avaient pointé le fait que les institutions humaines ne peuvent varier que dans des limites étroites, mais sans aller jusqu’à théoriser cette observation. En biologie, en revanche, la convergence évolutive a été formulée par la loi de Conway Morris : les voies de l’évolution seraient relativement contraintes, les mêmes causes produisant les mêmes effets. Les chauves-souris, les insectes volants et les oiseaux ont développé des structures aérodynamiques similaires. L’eusocialité (système de « reine » avec une seule femelle féconde et un grand nombre de mâles reproducteurs) est un exemple de convergence sociale chez les animaux : on l’observe chez les fourmis, les abeilles, les rats-taupes, mais aussi certains coléoptères ou certaines crevettes de corail (Synalpheus). Une autre convergence de type social est observée entre cachalots et éléphants où les femelles et les jeunes forment des unités sociales à des fins d’éducation, tandis que les mâles sont plus solitaires.
Un certain nombre d’évolutions anatomiques de l’espèce humaine : la bipédie, le pouce opposable, le sang chaud, la croissance du cerveau ne sont pas des solutions originales ou spécifiques, mais se retrouvent chez d’autres espèces. De même les soins parentaux envers les nouveau-nés, la fabrication d’outils ou le développement d’une vie sociale intense auraient pu se reproduire dans d’autres versions de l’évolution, selon Conway Morris. L’évolution des espèces n’est pas une pure loterie. Les abeilles ont une forme de langage, les fourmis, une forme de division du travail. La loi de la convergence se retrouve dans la sphère technique : une rame ou un pot obéissent à un certain nombre de contraintes, et on retrouve les mêmes modèles dans des civilisations différentes. Pour André Leroi-Gourhan, le nombre des solutions techniques est limité, il y a une tendance dans l’adaptation de l’homme à son milieu qui se fait par la culture. Des convergences entre Sapiens et Néandertal s’observent pour la taille du silex ou la sépulture des morts. Alain Testart avait noté l’avènement des pyramides à degré dans plusieurs civilisations (Egypte, Mésopotamie, Andes), comme résultant de la combinaison de l’existence de certains facteurs : despotisme, cosmologie étagée et monumentalisme. Marcel Otte, tout en notant les convergences profondes (sépultures, arts, agriculture, écriture) entre civilisations dispersées dans le temps ou l’espace, tente de les expliquer par des lois de l’esprit, « l’audace » (Otte 2018), formulation spiritualiste de cette loi de convergence, que les circulations culturelles n’ont fait que renforcer.
Dégager des structures fondamentales est donc méthodologiquement possible. L’arrêt de la réflexion des sciences sociales engage à reprendre la tâche en effectuant une large synthèse, ce qui est l’une des ambitions de l’ouvrage de B. Lahire. S’appuyant sur les résultats de l’anthropologie et de la biologie, il propose de dégager un certain nombre de grands faits fondamentaux de la vie humaine : l’altricialité secondaire, la différenciation des sexes, la socialité, l’historicité, la longévité de la vie humaine par rapport à la majorité des autres animaux. L’espèce humaine est par ailleurs marquée par des phénomènes d’interdépendance, comme l’ensemble des organismes vivants, qui revêtent trois formes possibles : mutualisme, commensalisme, parasitisme. Chez l’espèce humaine, elles prennent les traits de l’échange équilibré ou déséquilibré, de la domination et de l’exploitation.
Partir du biologique ne signifie pas tomber dans le déterminisme ou le naturalisme. Les lois ne créent pas un univers déterministe au sens où l’on peut utiliser l’une pour contrecarrer l’autre, de la même façon que l’on peut voler malgré la gravité. Mais si l’on entend par social la recherche de propriétés universelles, liées à la nature profondément relationnelle de la vie humaine, il faut alors partir de ce qu’il y a de plus universel et de plus général. Les contraintes biologiques fournissent en quelque sorte des rails de développement à partir desquelles peuvent survenir des accumulations et transformations culturelles qui finissent par avoir leurs propres effets d’inertie. Dans un long chapitre de l’ouvrage (le chapitre 10), B. Lahire montre qu’une partie du travail a déjà été réalisée et que l’on peut recenser de grandes lignes de force de l’analyse du social : 1) les modes de production, 2) les rapports de parenté, 3) les rapports hommes/femmes, 4) la transmission culturelle, 5) la production d’artefacts, 6) l’expressivité symbolique, 7) les rites et institutions, 8) les rapports de domination, 9) le magico-religieux, 10) la division du travail.
Les effets du biologique sur le social.
L’altricialité secondaire.
Une des principales thèses de l’ouvrage est que les rapports de domination découlent de la situation de dépendance que connaît l’enfant. Ils sont une conséquence du facteur biologique de la naissance précoce, de la faible autonomie et de la plasticité du cerveau qui caractérisent les espèces altricielles, par opposition aux espèces dites précoces où les nouveau-nés acquièrent très rapidement les traits de la maturité. L’altricialité primaire du bébé est redoublée dans l’espèce humaine par une altricialité secondaire, c’est-à-dire la prolongation du temps de dépendance de l’enfant envers les adultes nourriciers (Lahire 2023, 547). Le cerveau atteint sa taille définitive vers l’âge de douze ans. La multiplication des apprentissages crée des formes d’attachement qui peuvent devenir durables, mais aussi des formes de dépendance envers des experts, qui, dans les sociétés primitives, sont aussi les plus âgés. Dans les sociétés culturellement développées, la situation d’apprentissage et de formation devient quasi permanente pour les adultes, B. Lahire propose alors de parler d’altricialité tertiaire.
Les études consacrées à de nombreuses espèces animales ont montré les conséquences de l’altricialité secondaire par le passage, pour assurer la survie de l’espèce, de la stratégie r (espèces précoces avec de nombreux descendants, dont beaucoup meurent) à la stratégie K (uniparité, peu de descendants, beaucoup de soins donnés pour éviter la mort des individus) [2]. Le sentiment d’attachement peut être appréhendé comme une convergence évolutive résultant de cette situation de dépendance, qui se produit chez de nombreuses espèces, chez l’avènement du sentiment religieux. les oiseaux par exemple. La relation mère-enfant représente le point de base de l’univers social. L’attachement peut ensuite se reporter à d’autres groupes sociaux. Les relations parents-enfants structurent ainsi les relations de domination. La dépendance infantile – situation que les psychologues appellent Hilflosigkeit – crée notamment les conditions de formation d’un surmoi, les adultes fixant les limites de ce qui est permis, ou encore
Pouvoir et dépendance.
L’altricialité secondaire crée un lien entre les détenteurs de savoirs, plus âgés, et les plus jeunes. Cette transmission structure le social et n’est pas spécifique à l’homme. Le principe de séniorité est observé, selon certains éthologues, chez les ouistitis ou les bonobos, où les cris des plus âgés obtiennent plus d’attention, tout comme chez les éléphants, où les femelles âgées peuvent intervenir et être suivies, sans avoir besoin de démonstration de force à la différence des mâles. Le pouvoir des vieillards est très fort dans de nombreuses sociétés aborigènes. Ils ont de nombreuses épouses, ne travaillent pas en vertu d’un monopole du savoir social. L’ethnographie montre un lien fréquent dans le vocabulaire entre enfance et servitude. L’enfance a été longtemps délégitimée, vue comme un état de faiblesse et d’incomplétion (voir les travaux fondateurs d’historiens comme Philippe Ariès ou John Boswell). La tendance à l’acceptation de l’autorité peut ainsi se nourrir du besoin d’information qui existe dès l’enfance. L’autoritarisme parental est fréquent. L’histoire des châtiments corporels est une bonne porte d’entrée dans celle de la domination. Cette hiérarchisation peut changer avec la rapidité d’accumulation du savoir que connaissent les sociétés contemporaines, mais « dans les sociétés sans État, sans richesse et sans écriture, les deux grands principes de structuration sociale sont le sexe et l’âge. » (Lahire 2023, 583)
Les effets structurants des rapports d’âge se retrouvent dans la dichotomie aîné/cadet. Dans le Béarn étudié par Pierre Bourdieu, l’aîné reste attaché à la terre tandis que le cadet peut aller en ville, à l’école et se marier plus rapidement. Pour B. Lahire, il y a là un effet durable de la mise en place de rapports de force à l’intérieur des espèces. Des formes de subordination durable s’établissent, manifestées par un pecking order qui peut rester assez stable pendant plusieurs mois. Une hiérarchie formelle existe chez les primates, avec des formes de contrôle des pulsions et l’expression de gestes de soumission, et de véritables formes d’organisation sociale pour entretenir cette hiérarchie : des coalitions d’individus peuvent se former pour remettre un subordonné à sa place, des mécanismes de défi existent pour remplacer un dominant âgé, mais de nombreuses études de groupes de primates montrent que la domination d’un mâle âgé peut se maintenir plus longtemps que ses simples capacités physiques ne le justifient. Chez les humains, le différentiel physique peut être remplacé par la compétence et le prestige mais joue encore un rôle dans certaines situations. La haute taille peut ainsi contribuer au prestige social. B. Lahire insiste sur le lien entre pouvoir domestique et pouvoir politique. Le culte des ancêtres, le respect de la puissance paternelle, nourrissent une figure de la domination qu’il faut envisager dans la double dimension fournie par le cadre biologique : coercition et protection.
État et différenciation.
La différenciation sociale et politique des sociétés humaines est marquée par le passage de rapports personnels de domination à des rapports chosaux, systémiques. Aristote l’exprimait déjà : « le roi aime ses sujets à cause de sa supériorité qui lui permet tant de bienveillance » (Lahire 2023, 688). Une autre source de la domination politique est le rapport de l’être humain aux autres espèces. La domestication des animaux a pu fournir un modèle pour la domination d’autres groupes humains. La domination de la nature est également un élément important dans la formation d’un rapport pastoral et horticole à la nature (André-Georges Haudricourt). L’apparition du stockage alimentaire crée des sociétés structurées par la richesse, ce que l’on ne trouve pas chez les chasseurs-cueilleurs (qui connaissent d’autres formes d’inégalités). Le stockage des denrées apparaît entre 12 000 et 7 000 av. J.-C., les traces de conflits entre communautés vers 5500, le culte des chefs guerriers entre 4 000 ou 6 500 av. J.-C.
Une des premières traces attestées par l’archéologie de ce passage à une domination systémique et abstraite est l’apparition de monuments funéraires témoignant d’un culte des chefs, avec la pratique des morts d’accompagnement, qui disparaissent avec l’avènement des premiers États. Elle témoignerait selon B. Lahire moins d’un « désir de puissance » que d’une disposition contrainte découlant de l’exercice biologiquement conditionné de la puissance (ibid., 707). Les chefs de lignage s’appuient sur des liens de dépendance et de fidélité forts. Du chef au service du groupe, arbitre ou médiateur social, on passe au chef monopolisant la violence physique ou symbolique qui place les membres du groupe à son service. Le représentant ou le porte-parole du groupe et de ses règles devient gouvernant. L’État s’approprie des fonctions initialement assurées par la famille ou par des groupes professionnels. Les fonctions de l’État sont des prolongations de fonctions parentales (produire des lois, des sanctions, protection matérielle et symbolique, production, socialisation) : « l’État advient comme une réponse nécessaire – et convergente – au problème de cohésion collective posé par un certain degré de différenciation » (ibid., 713)
La différenciation sociale commence par les distinctions d’âge et de sexe, puis se prolonge par la distinction entre productifs et improductifs. Elle peut évoluer vers des formes de tripartition, dont celle analysée par Georges Dumézil. Le partage entre fonctions nobles (souveraineté, guerriers) et productives reproduit le partage d’autorité parent-enfant. L’accès à la nourriture est très important : pour que des fonctions de gouvernement puissent s’autonomiser, il faut que ceux qui les exercent soient déchargés de la fonction de production de nourriture. La première spécialisation serait celle du religieux, puis celle des chasseurs. Le processus peut être lent : la société baruya observée par Maurice Godelier est très peu différenciée jusque dans les années 1960, et le devient dans les années 1980, selon les lignes de la tripartition. La différenciation suppose la production régulière d’un surplus et l’acceptation d’une co-dépendance généralisée (altricialité secondaire). Le mécanisme du passage de la première différenciation (âge, sexe) à la seconde par fonctions n’est pas entièrement éclairci : la croissance démographique est essentielle, mais il faut aussi reconnaissance ou acceptation des bénéfices de la spécialisation et du fait que certains groupes en position d’autorité sont improductifs. La domination de classe est une façon de transférer des dominations de statut ou de prestige préexistantes. Le capitalisme remplace les dépendances de droit par des dépendances de fait, l’argent suffisant à l’exercice de la domination.
Religion et sacré.
Avec l’État, l’existence du magico-religieux est une autre spécificité humaine. On ne connaît pas de culture sans sacré. Mais elle a aussi un fondement biologique possible et un lien avec l’altricialité secondaire dans la mesure où la sphère du magico-religieux repose sur la capacité de l’homme à se représenter sa propre faiblesse. Les puissances religieuses ont été créées pour faire face aux difficultés de l’existence. La sacralisation est l’effet subjectif du rapport de domination intériorisé. Elle traduit une situation de dépendance. B. Lahire rappelle que Charles Darwin faisait le parallèle entre l’adoration religieuse et l’adoration par le chien de son maître. La sacralisation permet de marquer des différences, de donner une dimension culturelle au biologique. Chez les Guayaki observés par Pierre Clastres, les femmes ne peuvent toucher l’arc des chasseurs et les hommes le panier des femmes. Mais la transgression a des effets dissymétriques qui traduisent l’inégalité des hommes et des femmes : l’homme qui touche le panier passe pour quelque temps du côté des femmes, tandis que c’est l’arc touché par une femme qui devient inopérant. Dans les sociétés à État, l’opposition sacré/profane sépare les hommes entre eux. L’institution de pouvoir s’approprie les pratiques magico-religieuses. Les ancêtres passent d’une position antérieure sur un axe horizontal à une position verticale et transcendante. Ce n’est pas toute la société qui se projette dans les dieux, comme le pensait Émile Durkheim, mais un type de pouvoir. Si les dieux sont supérieurs aux hommes, c’est parce que la distinction politique entre gouvernants et gouvernés est apparue.
L’apparition de la religion provient de la crainte de la mort et de la volonté d’agir sur les forces naturelles dont l’homme est dépendant et dont le culte des ancêtres est une première manifestation, comme l’a montré Numa Denis Fustel de Coulanges. « La religion est une conséquence de la propriété du langage de pouvoir imaginer ou représenter l’absence, l’inexistence, l’impossible, l’inaccessible. » (Lahire 2023, 747) Pour Émile Durkheim, le totémisme est d’abord confiant. « Les dieux jaloux et terribles n’apparaissent que plus tard dans l’évolution religieuse » (ibid.,748).
Division des sexes et structures familiales.
La division des sexes est un donné biologique, mais d’où vient la domination sociale de genre massivement attestée dans toutes les sociétés ? La thèse de Françoise Héritier sur la volonté masculine de contrebalancer la capacité des femmes à produire du même et du différent (fille et garçon) est peu convaincante selon B. Lahire. Une autre thèse est celle de la division sexuée du travail et du contrôle des armes, mais elle n’a pas de dimension d’universalité attestée : on trouve des femmes guerrières dans de nombreuses cultures. B. Lahire se tourne vers la question des soins parentaux. Le rôle paternel existe dans toutes les sociétés humaines, mais est moins intense que le rôle maternel. Or le soin de l’enfant durant sa première année occupe quasiment à plein temps. Il rend les femmes moins mobiles. La phase de portage de l’enfant dure près d’un an dans la plupart des civilisations, sauf dans les sociétés urbanisées où l’apparition des laits maternisés rend moins nécessaire la proximité avec la mère. La femme s’est retrouvée associée, par la loi de contiguïté – une des lois sociales dont B. Lahire fait la recension au chapitre 10 –, à sa position de vulnérabilité. Il n’y a pas dans ce mécanisme de déterminisme génétique, mais une contrainte biologique qui débouche sur un fait social fondamental. La culture humaine n’a pas tout inventé dans les relations sociales, ni la domination, ni l’exogamie, etc. La nature biologique n’est pas une construction sociale. Si tout était culturel, la hiérarchie hommes/femmes ne serait pas si écrasante selon B. Lahire. L’ignorance, ou le manque de lectures, de certains chercheurs les a amenés à des généralisations hâtives : « Le peu de cas que fait une autrice comme Judith Butler de ce que les sciences naturelles peuvent établir n’est sans doute pas sans lien avec le fait qu’elle soit philosophe » (ibid., 798). Le langage ou les institutions culturelles ne sont pas les causes des comportements, mais l’expression ou la formalisation de rapports sociaux observables dans des sociétés dépourvues de représentation.
La parenté est la base de toute structure sociale et des relations de dépendance et de domination. Ce n’est qu’à partir d’un très haut niveau de production d’artefacts que d’autres structures de care peuvent exister. Autrement dit, si la famille est la première instance socialisatrice – idée qui sous-tend la psychanalyse -, la parenté peut ensuite être supplantée par d’autres secteurs d’activité (économie, État) qui vont la modifier en retour.
Individu, environnement, dispositions.
Reprenant ses propres travaux, B. Lahire montre qu’il est possible de dresser des ponts entre théorie de l’évolution et théorie du social, autour d’une formule de convergence : les pratiques résultent de l’interaction entre passé incorporé et contexte d’action. Les particules sont affectées par le champ qui les entoure. Les organismes vivants sont transformés par les pressions de l’environnement. Les individus sont transformés par la socialisation. L’évolution culturelle est lamarckienne : l’habitude crée les organes, les caractères acquis se transmettent. La culture s’accumule dans les cadres sociaux fixés par les propriétés biologiques. Le changement est possible, mais sans diffusion universelle de nouveaux principes, il ne peut exister que quelques petites poches d’émancipation, comme le montre le difficile établissement de l’égalité hommes-femmes face à la puissance de la domination masculine (Lahire 2023, 823).
La science sociale a autant besoin de théorie et de lois fondamentales que d’études de cas. La leçon que l’on peut retirer du livre de B. Lahire n’est pas qu’elle doit renoncer au sens du détail et à l’étude minutieuse, mais qu’il est important de trouver un équilibre entre recherche de généralités et études empiriques, plus sans doute que les chercheurs en sciences sociales ne l’ont fait ces dernières décennies. Pour prendre acte de la dynamique intellectuelle suscitée par la lecture de cet ouvrage, nous proposons, dans un second article, quelques réflexions critiques sous forme de questions, de compléments et d’ouvertures.