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Serendipity.

Le monde vu de la nuit.

Black Marble, quand la nuit vient sur Terre, le Monde s’éclaire.

Quelle preuve avons-nous que la Terre est bien habitée ? À part Micromegas qui a visité cette planète et rencontré quelques-uns de ses habitants il y a plusieurs siècles de cela (Voltaire 1752), qui, dans l’Univers, pourrait deviner qu’il y a des humains sur Terre ?

Pendant longtemps, les seules images que nous avons eues de la Terre et des activités de ses habitants n’étaient que des cartes, que la science a rendues exactes, certes, mais qui n’étaient que des bouts de papier – puis des vecteurs ou des pixels – montrant la localisation de villes, de plaines agricoles ou de complexes industriels. Des reconstitutions basées sur le savoir des concepteurs et la confiance des utilisateurs.

La conquête de l’espace et l’informatique ont changé tout cela et nous ont offert une preuve, très poétique qui plus est, que la Terre est bien habitée et, qu’en plus, elle est bien ronde, comme l’avaient démontré en leur temps Erathostène et Foucault.

Les étapes sont celles-ci. Le 24 décembre 1968, les astronautes de la mission Apollo 8 prennent une photographie du « lever de Terre ». C’est la première photo de la Terre vue de l’espace, si l’on excepte la photo prise par un V2 allemand modifié par les Américains en 1946 (Uri 2023). Le 7 décembre 1972, en route vers la lune, les astronautes de la mission Apollo 17 prennent eux aussi une photo de la Terre, mais cette fois-ci du globe dans son entier – photo qui sera connue sous le nom de The Blue Marble (en français La Bille bleue).

Le reste de l’histoire est numérique. Au début, des années 2000, la NASA publie une série d’images de la Terre, qu’elle regroupe dans une collection Blue Marble, en référence au cliché de 1972. Ce qui ressemble à des photos est en réalité composé de dizaines d’images satellites de portions de la Terre un jour sans nuages, patiemment assemblées pour donner notamment la première « photo » de la Terre sous la forme d’un planisphère.

Mais dans toutes ces photos et images, toujours pas de traces de la présence d’humains sur Terre. Aucune preuve d’activités humaines montrant qu’elle est bien habitée.

Une nuit sans nuage.

C’est alors que la NASA publie en 2012 cette image sublime de la Terre vue de nuit, qui sera nommée Black Marble. Là encore, il s’agit d’une multitude d’images satellites assemblées donnant une représentation de la Terre qu’il serait impossible d’avoir directement. Blue Marble montrait toute la Terre de jour, comme si les fuseaux horaires n’existaient plus. Black Marble est le pendant montrant toute la Terre plongée dans une nuit sans nuages.

Et c’est là que la magie opère. Dès que la nuit tombe sur Terre, apparaissent, vues de l’espace, des millions de petites lumières révélant la présence des humains sur Terre. Cette fois nous pouvons en avoir la certitude, la Terre est bien habitée.

L’image contient néanmoins ce qui semble être des aberrations. L’Outback australien, par exemple, ou le Dakota du Nord, deux espaces pourtant très faiblement peuplés, sont illuminés en de nombreux endroits. Des lumières apparaissent également sur les mers et océans. Les images satellites ne font cependant que révéler les feux de forêt, les torchères qui brûlent les résidus de gaz de roche ou les flottes de bateaux de pêche qui suivent parfois scrupuleusement les lignes fictives des zones économiques exclusives. Ce que l’on présente comme des artefacts n’est que le reflet des activités humaines autres que leurs habitations.

La NASA proposera une version encore plus belle de Black Marble en 2016, reprise non seulement par des chercheurs, mais aussi par des artistes ou des designers de jeux vidéo, sans parler de son utilisation comme fond d’écran sur les ordinateurs des plus enthousiastes.

Une image de la Terre qui révèle le Monde.

Black Marble est un formidable outil de travail pour qui s’intéresse à l’organisation des sociétés humaines sur Terre. Ce n’est d’ailleurs plus la Terre que l’on observe, mais le Monde, c’est-à-dire la Terre habitée par l’humanité.

La carte révèle tout d’abord les densités de population et, donc, les systèmes urbains. Les nombreuses tâches lumineuses de l’Europe, l’est de l’Amérique du Nord, de l’Inde et de la façade orientale de l’Asie montrent de fortes densités humaines dans des réseaux de villes hiérarchisés. Les mégalopoles, ces métropoles contiguës formant de gigantesques ensembles urbains chers au géographe Olivier Dollfus, apparaissent, reliant Boston à Washington, ou Tokyo à Osaka.

Çà et là, des objets lumineux à la forme originale nous surprennent. Une des images les plus impressionnantes, et les plus connues de ce point de vue, est celle du Nil, gigantesque « conurbation agricole », qui apparaît sous la forme d’un serpent de lumière dont la tête est son delta, et dont le corps, pénétrant le continent, ne prend fin qu’à Assouan, aux portes du lac Nasser.

Ailleurs, les lumières sont beaucoup plus clairsemées, ce qui montre à la fois les espaces relativement vides (notamment le désert du Sahara, la toundra et la forêt boréale, l’Amazonie, le Groenland et l’Antarctique), mais aussi les espaces peu développés, où les réseaux électriques sont peu étendus et la consommation de lumière, notamment l’éclairage public, plus inégale. De ce point de vue, il est assez édifiant de constater que la tache lumineuse de Lagos, cette métropole tentaculaire d’une vingtaine de millions d’habitants, n’est pas plus grosse que celle de Lyon, dont la population est pourtant dix fois moindre.

Black Marble confirme aussi que les Hommes se concentrent principalement le long des côtes. Si l’on ne gardait que les lumières, faisant disparaître les terres émergées, leurs limites apparaîtraient quand même du fait de la continuité des densités le long des côtes. Quelques cas sont particulièrement notables. On voit, par exemple, qu’Israël forme une bande lumineuse très longue et dense sur la bordure Est de la Méditerranée, la bande de Gaza ne se distinguant de cet ensemble qu’après un examen très attentif des variations d’intensité lumineuses là où elle est censée apparaître. De la même manière, la côte ouest de Taïwan, urbanisée de façon continue, constitue une sorte de croissant de lune faisant face à la côte, elle aussi très peuplée de la République populaire de Chine.

En y regardant de plus près, il serait presque possible de distinguer les civilisations à leur manière de produire de la lumière et à l’organiser. Des motifs semblent apparaître ici et là, rendant homogènes certaines parties du Monde. Le cas de la péninsule indienne, par exemple, est particulièrement parlant. Du point de vue de la lumière, c’est un monde en soi.

Black Marble met également les frontières en exergue, de manière parfois surprenante. Rappelons que, sauf exception, les frontières politiques sont avant tout des lignes invisibles, éventuellement matérialisées par un grillage ou un mur, mais que l’on n’imagine pas visibles de l’espace. Et, pourtant, certaines d’entre elles sont révélées par Black Marble. Un des cas les plus commentés est celui de la frontière entre les deux Corées, qui apparaît comme un long fil illuminé, mais qui est surtout mise en évidence par le contraste absolu de luminosité entre les deux pays. Au sud, un réseau urbain très dense avec la métropole de Séoul qui brille de mille feux, au nord, ce qui ressemble à un désert avec une petite tâche bien terne à l’emplacement de Pyongyang, et quelques poussières lumineuses sur les côtes. On peut aussi retenir la frontière entre l’Inde et le Pakistan, frontière très hermétique qui, étant éclairée toute la nuit durant, ressemble à un long fil lumineux reliant l’Himalaya à la mer d’Arabie. Même la frontière entre les États-Unis et le Mexique n’a pas cette caractéristique et bien malin celui qui peut dire quand on passe, sur l’image, de l’un à l’autre des deux voisins américains.

On pourrait continuer cet inventaire et se poser une infinité de questions sur ce que représente chaque point de lumière dans le désert du Sahara, en Amazonie ou dans les plaines de l’Asie centrale. Les plus aguerris tâcheront de retrouver l’île Tristan da Cunha ou l’emplacement du Lesotho. Plus encore que Blue Marble, Black Marble revêt aujourd’hui les mêmes attraits pour toutes sortes de passionnés (du ciel ou de la terre), que ces cartes des atlas qu’au siècle dernier les enfants curieux exploraient inlassablement.

Des images pour aimer et sauver la Terre ?

On ne peut pas mettre d’image sur tous les concepts, mais les concepts les plus puissants ne sont-ils pas ceux que l’on peut associer à une image ? Cela n’est peut-être pas vrai au sein de la communauté des intellectuels, mais la puissance des images n’est plus à démontrer lorsqu’il s’agit de communiquer avec le plus grand nombre.

La Terre, et le Monde qui va avec, sont avant tout des images qui suivent l’histoire des sciences, de la technologie et des arts. Pendant longtemps emplies de chimères, les représentations de la Terre et du Monde sont devenues à la fois plus précises et plus austères. Le numérique a ramené un peu de fantaisie (telles les images de la Terre passées à l’infrarouge ou celles des flux d’informations dans le Monde représentés sous forme de trajectoires de missiles balistiques), voire un peu de poésie comme le fait Black Marble.

Mais à quoi servent les images de la NASA ? Au-delà de leur intérêt scientifique, peut-être contribuent-elles à faire prendre conscience à la masse des habitants de la Terre que le lieu qu’ils habitent est bien plus que celui qu’ils voient de leur fenêtre. La communauté des humains se reconnaît dans ce lieu, qui apparaît comme étant unique lorsqu’il rentre tout entier dans l’objectif d’un appareil photo ou d’une caméra. Et ce d’autant plus lorsque l’observateur semble reconnaître la lumière de sa ville parmi la multitude des habitations humaines.

Si l’on en vient à aimer la Terre, n’est-on pas mieux à même de vouloir la sauver ? Cela est certainement discutable : si c’était le cas, la photo de Blue Marble aurait suffi à faire en sorte que la population réduise sa consommation d’énergie pour limiter les rejets de dioxyde de carbone dans l’atmosphère. En gros consommateurs d’images que nous sommes devenus, nous n’avons pas véritablement le loisir de nous arrêter sur l’une d’elles et de faire en sorte qu’elle transforme notre vie. Nous sommes déjà passés à la suivante.

Mieux encore, Black Marble, si poétique soit-elle, est d’une poésie très noire. L’image ne repose-t-elle pas, par principe, sur la débauche d’énergie ? Il est d’ailleurs surprenant de voir les activités humaines apparaître la nuit alors qu’une bonne partie de la population est censée dormir. C’est que la consommation est continue. Les usines sont éclairées, les rues sont éclairées, les monuments sont éclairés, le Monde est un monde de lumières. Image poétique, donc, et tragique à la fois.

Abstract

Every night, the Earth is illuminated by billions of lights, which reveal the presence of humans to the universe and the secret of their activities and organisation to those who are informed observers. This nocturnal vision of the Earth, which was previously accessible only to the tenants of the International Space Station, has been accessible to everyone since 2012 thanks to NASA's Black Marble project, which can be described as the ultimate map of the World, in other words, of humanity inhabiting the Earth.

Bibliography

Uri, John. 2023. « 75 Years Ago: First Launch of a Two-Stage Rocket ». NASA. https://www.nasa.gov/history/75-years-ago-first-launch-of-a-two-stage-rocket/

Voltaire. 1752. Micromégas. Histoire philosophique.

Notes

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Serendipity.

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