Nous habitons tous. Tous nous habitons, donc, mais selon des modalités toujours différentes. Et c’est exactement entre ces deux pôles, du commun et du singulier, que s’ouvrent perspectives, horizons et places d’une notion. Alors, des singuliers aux collectifs, « tous habitants ? »
C’est avec ce titre qu’a été organisé le colloque Géopoint tenu en juin 2022 à l’université de Picardie-Jules-Verne, soutenu par le Centre d’Histoire des Sociétés, des Sciences et des Conflits. L’idée de base de ces journées repose ainsi sur une sorte d’évidence. Pourtant, pour évidente qu’elle soit, l’idée n’a probablement pas (encore) été abordée avec toute la mesure qui revient à son importance. Une importance que la situation contemporaine souligne de fait régulièrement. Car tout s’y passe comme si la notion, la figure, le modèle même de l’habitant était aujourd’hui l’un des enjeux majeurs du monde contemporain et des lourdes tensions qui, en ce premier quart de 21e siècle, s’y accumulent.
Mais comment passer du mot à la notion, si possible sans tomber dans les travers de tant d’auteurs : classer, hiérarchiser, normaliser les sujets de ce qui est étudié : plus de 7 milliards d’êtres humains ? Le travail des journées et les discussions qu’elles ont générées ont ainsi conduit à ceci : définis par leurs différences, les habitants et les habitantes du Monde en sont aussi les habitans. C’est-à-dire des hommes et des femmes qui sont aussi ces relations au Monde qu’ils tissent tout au long de leurs vies faisant, au passage et réciproquement, le Monde et eux-mêmes. Formellement et fondamentalement, une telle approche, s’inscrit dans le champ ouvert par l’habiter reconceptualisé (Lazzarotti, 2006) et qui vaut, à la fois, comme processus, les dynamiques des relations au Monde, et résultat, tous, absolument tous les types d’habitants. Passé du nom commun au participe présent d’un latin soi-disant langue morte pourrait facilement ressembler à une coquetterie pédante, elle-même amplifiée par le choix de l’infinitif substantivé pour l’habiter. Pourtant, parmi tant d’autres, ces ressources sémantiques sont les meilleures pour préciser, de la manière la plus stricte, la notion, ses horizons épistémologiques et ses processus implicites. Donc sa puissance heuristique.
Les rencontres d’Amiens mais aussi cette Traverse participent ainsi à poser et explorer la pertinence du propos. Deux perspectives centrales s’ouvrent alors : participer à la consolidation et de la notion d’habitans et en explorer les vertus heuristiques.
Innommer.
Bien que non explicitement nommée, la notion d’habitans est cependant bien présente chez les plus anciens penseurs du monde européen. Centrale, elle l’est même dans les parties les plus « ethnographiques » de l’œuvre d’Hippocrate (2019). Pour lui, l’innommé habitans, c’est l’homme-climat. La nature, qui comprend le climat mais pas uniquement, permet au premier des médecins d’apporter des éléments de compréhension de toutes les différences entre les humains sans avoir recours aux dieux.
Avec Montesquieu (2020 [1748]), le climat demeure un facteur clé de compréhension des différences entre les habitants, y compris dans le champ des comportements. Mais il est aussi une manière de légitimer des rapports de domination qu’une partie des Européens sont en train d’imposer au reste du monde.
À partir des bouleversements de la fin du 18e siècle européen, l’homme-climat cède le pas à l’homme-sol. Dans de multiples passages, Jean-Jacques Rousseau (1964 [1755]), par exemple, assure le basculement. Soutenu par un Robert Malthus (1992 [1789]) qui fait du rapport au sol la base même de toute l’histoire, passée et prévisible de l’humanité, cette prééminence trouvera encore ses adeptes, bien au-delà d’un Charles Darwin (2009 [1859]) très inspiré par Malthus, dans les travaux de Carl Schmidt (2001 [1950]) ou Konrad Lorenz (2018 [1983]), entre autres et pour ne citer qu’eux.
L’un des paradoxes de ce travail d’attachement des humains à une nature qui s’imposerait à eux est qu’il s’opère en même temps qu’un travail inverse qui fait émerger les habitants en tant que fait social. À partir de la Renaissance européenne, portée par Montaigne et Dürer, mais aussi tant d’autres, la question du « moi » est ouvertement posée. Et elle l’est indépendamment d’un autre grand déterminisme qui est celui du religieux. De ce point de vue, la Création mise en musique par Joseph Haydn sur des paroles de Gottfried van Swieten marque un aboutissement d’autant plus radical qu’il est discret. Donnée pour la première fois en 1798, l’œuvre raconte l’histoire d’Adam et Ève. Mais elle imagine pour eux la possibilité d’un avenir heureux sur Terre… Les Lumières ne sont pas loin et avec elles la perspective d’une humanité autonome.
D’une manière ou d’une autre, tous ces auteurs traitent, sans le nommer, d’un même propos. Ils disent que chacun existe, dans une dimension géographique, celle des lieux et territoires du monde qu’il habite, trouvant encore une partie de soi-même dans ses relations au monde. Y a-t-il de meilleure définition à la notion d’habitant ? Mais alors, si la notion reste tue, ne serait-ce pas parce que les enjeux liés à ce terme inquiétaient ceux-là même qui la manipulaient ?
Émanciper.
Puisque la notion d’habitans se trouve au cœur d’une tension centrale et constante qui, disons-le grossièrement, oppose les partisans d’une humanité contrainte à ceux d’une humanité dotée d’une marge d’autonomie, comment le 19e siècle aurait-il pu y échapper ?
Car ce siècle, en Europe, est celui d’un travail d’émancipation sans précédent. La liberté recherchée ouvre des espaces à chacun et chacune. Sa revendication devient ainsi la pierre angulaire de l’histoire intellectuelle, artistique et politique du siècle. L’individu y est défini comme l’individu libre. Mais peut-être devrait-on plutôt dire libéré. Libéré de toutes les entraves qui font obstacle à lui-même. Ils relèvent des inconscients politiques, autrement dit des idéologies, comme les dénonce Karl Marx. Ils relèvent des inconscients psychologiques, comme s’emploiera à les découvrir Sigmund Freud. Ils tiennent, last but not least, du recours à la métaphysique, comme le plaide Friedrich Nietzsche, les trois penseurs désormais connus comme les dévoileurs du soupçon. Dès lors, faut-il s’en étonner, la quête de soi se retrouve au cœur du travail de certains artistes, Richard Wagner en tête. Ce n’est certainement pas par hasard qu’il fait de Siegfried, héros tragi-comique de sa Tétralogie, celui qui cherche, sans savoir que ce qu’il cherche, c’est lui-même. Le thème est ancien, puisqu’on le retrouve avec l’Œdipe de Sophocle, mais il est ici puissamment réactualisé et réorienté vers l’individualité.
Le paradoxe de cette dynamique n’est pas sans rappeler les moments précédents. Car le siècle de Hugo est aussi celui d’une mise aux normes politiques de la notion d’habitans. Les États-nations en construction sont peuplés, par définition, d’habitants. Et ces habitants sont définis par le sol où ils sont ancrés. Le cas de Nicolas Chauvin, figure emblématique et totalement imaginaire, du paysan-soldat, modèle du citoyen exclusivement « national », ne dit pas autre chose (Puymège 1986). Le « bon » habitant, ici le « bon » Français, là le « bon » Allemand, c’est celui qui, mort là où il est né, féconde et sa terre et sa femme. C’est aussi celui qui, à l’occasion, peut aller guerroyer pour affronter d’autres soldats, eux-mêmes paysans, mais pris par une autre terre. Notons que cette norme habitante atteint en France son apogée dans la France de Vichy, elle-même dirigée par un enfant de la ferme.
Construire.
En réduisant, provisoirement du moins, la force du joug idéologique du modèle national, le monde de l’après Seconde Guerre mondiale, porté par la « mobilisation généralisée » de ses habitants, a profondément remis en cause leurs relations aux lieux et aux territoires, inventant au passage le « Monde » (Lévy 2008) comme dimension unique et originale de l’humaine expérience géographique. Le tourisme, entre autres, aura servi de pédagogie. Faire du tourisme, c’est en effet apprendre à choisir ses lieux, puis à s’y rendre. Et ces choix engagent les individualités dans leurs totalités. Réciproquement, ils participent à élargir les horizons des habitants qui les opèrent, puis expérimentent les lieux choisis. Bref, le tourisme est l’un des processus qui fait des habitans des habitants des habitants du Monde. Des habitants et des habitantes plus autonomes, aussi, parce que maîtrisant mieux les techniques de mobilités, voire les techniques d’informations. Des habitants et des habitantes idéalement mieux conscients et plus responsables des conséquences de leurs actes.
De ce fait, la question des émancipations pourrait bien devenir seconde dans la mesure où les degrés de liberté dans le choix des lieux ont crû. L’ironie de la situation est que cette dynamique, tout à fait inédite dans l’histoire humaine, engage de nouvelles tensions. Car l’humanité, ou une partie d’entre elle, se trouve désormais mise en face de ce qui pourrait bien être la plus terrible de ses angoisses : la confrontation à sa propre liberté. Avoir gagné le droit du choix est une chose. Mais savoir choisir, oser choisir, et au passage renoncer, en est une autre. Notons encore qu’il ne faudrait pas mettre de côté l’hypothèse que la connaissance et la formulation de ses envies et désirs ne relève pas de l’évidence immédiate pour toutes et tous. Et pourtant, tel est l’horizon existentiel des habitants contemporains : la possibilité de choisir ses lieux, autrement dit de s’inventer comme habitant, d’inventer l’habitant que chacun et chacune souhaitent être en inventant sa propre place (Lussault 2009 ; Lazzarotti 2017).
Convenons que ce projet ne va pas de soi. Qu’il implique des connaissances, des compétences et, au-delà même, de la volonté. Que toutes et tous ne sont ni également préparés, ni également « outillés » pour cela. Bref, que l’humanité pourrait bien se trouver dans la situation de ces habitants, décrits par Platon, dont la sortie de la caverne risque d’être douloureuse (Lazzarotti 2005). De l’horizon des émancipations à celui de la construction, c’est toute la problématique existentielle des habitans qui se trouve renversée.
Cela explique-t-il ceci ? La tentation du repli est une option. Elle trouve sa zone de confort dans des solutions toutes faites et déjà-là : recours à l’ordre de la nature – laquelle ? –, espérance en l’ordre de dieu – lequel ? –, plongeon dans le passé – quand ? –, ou idolâtrie obsessionnelle de l’homme providentiel (Kershaw 2008). Tous ces schémas offrent à ceux qui les intériorisent l’immense avantage de n’interroger ni le Monde, ni eux-mêmes. Et tant pis, ou tant mieux, si, comme prix pour le tout, il faut convenir d’une réduction des libertés.
Pour un peu, dans tous ces horizons trop contemporains, j’allais oublier l’avenir : la construction de l’habitant des siècles qui viennent, autrement dit la raison principale pour laquelle l’habitans mérite d’être élaboré en notion. D’où cette autre évidence, produite cette fois : les enjeux de la notion d’habitans la placent bien au cœur des enjeux du Monde contemporain. Cela donne au travail scientifique associé une sacrée responsabilité.
Habitans, portée singulière de l’habiter.
Faire du mot habitans une proposition scientifique, c’est l’inscrire comme dérivé des efforts de reconceptualisation engagés avec le concept d’habiter (Lazzarotti 2006). Dans une perspective dimensionnelle, constructiviste, réflexive et interprétative, il nomme la dimension géographique des humains vivant en société.
De là découlent deux hypothèses fortes. La première est que les lieux et territoires ne sont pas des décors, mais les enjeux des interrelations humaines, autrement dit des enjeux de cohabitation. La seconde est que les lieux fréquentés, mais aussi fantasmés, sont une part constitutive des constructions identitaires des habitants. De ce fait, il devient possible d’aborder chacun et chacune comme sujet de géographie et, ainsi, d’en faire la cartographie. Quand le « où ? » est ainsi mis en relation avec le « qui ? », alors peuvent être établies des typologies d’habitants à partir desquels peuvent être réfléchies les différentes modalités d’habiter, en l’occurrence les différentes manières d’être en relation avec les lieux et territoires du Monde. Cela dit, une telle hypothèse n’a d’intérêt que si elle sort des particularismes en s’inscrivant dans une « théorie du singulier » (Lévy 1999) : en quoi les singularités habitantes des habitans parlent-elles à toutes et tous ? Autrement dit, ce qui est à étudier est la part d’universel de chaque singulier.
En fait, ces deux portées de l’habiter entretiennent des relations dynamiques permanentes. Cela fait de l’habitans une notion aussi politique et de la cohabitation une question aussi singulière (Morsel 2018). Cette position permet ainsi de donner une définition à la fois cohérente et dynamique à l’habiter : se construire en construisant le Monde. Autrement dit, le Monde n’est rien d’autre que ce que ses habitans en font. Mais aussi, et réciproquement, une part de ce que seront ses habitans est conditionnée par ce qu’il est. Se penser, se vouloir, s’inventer comme habitans, c’est toujours à la place qui est la sienne, mettre en jeu le Monde. C’est la raison pour laquelle, aujourd’hui de manière sans doute plus pesante qu’hier, la conception de l’habitant est un enjeu politique mondial. On comprend mieux ainsi pourquoi le travail de « contrôle politique des mobilités » devient central.
C’est aussi la raison pour laquelle, rappelons-le, le travail scientifique implique, dans ses fondements mêmes, de se tenir, autant que faire se peut, éloigné des modèles, des normes implicites. Nous habitons, tous et toutes, et, au-delà de l’infini des modalités possibles, les humains sont des habitans, Scientifiquement, il n’y a pas les « bons » ou les « mauvais » habitants. Ce partage est une question de choix, politiques ou moraux. C’est dans cette distanciation que le travail scientifique peut espérer se donner les outils de décrire, voire les moyens de comprendre, par des mots, les parts singulières d’une humaine expérience, silencieuse mais pas muette, celle du Monde.
Que peut-on espérer d’un tel travail ? Même si les paroles ne couvrent ni n’épuisent jamais totalement les sens des expériences, il faut penser que le passage aux mots aide chacun et chacune, toutes et tous habitans, à mieux se saisir comme habitants et habitantes, à mieux se situer dans le Monde, à mieux s’orienter dans son habiter, à mieux se construire soi-même dans et à partir de ses dimensions géographiques. Dans cette perspective, les ressources scientifiques sont autant d’outils mis au service des habitans du Monde dans l’idée de mieux l’habiter. Il faut alors bien noter que le « mieux » doit rester ouvert, car c’est à chacun et chacune de décider quel habitant ou habitante être. De fait, si l’on convient de ne plus définir l’habiter de manière dogmatique, comme telle ou telle manière d’être au Monde, il faut proposer l’idée qu’habiter, c’est apporter, je dirai même apporter sans cesse, des réponses à un dilemme qui pourrait bien se poser comme l’un des plus pressants du Monde contemporain : comment être soi-même mieux dans le Monde ?
La question n’est pas purement égoïste, moins encore individualiste. De fait loin de là (Lévy 2021). Cela a déjà été dit : le politique et le singulier sont toujours imbriqués. Dès lors, c’est à un dilemme augmenté que l’humanité, singulièrement et collectivement, se trouve, à ce jour pleinement, confrontée : comment mieux habiter le Monde, pour soi, sans le rendre inhabitable pour les autres ?