La Traverse Habiter demain rend compte d’une recherche en train de se faire dans une situation où la pandémie de covid-19 pourrait – nous en formons l’hypothèse – avoir entraîné des changements dans les pratiques spatiales des individus. Il s’agit ici d’analyser la nature et l’ampleur de ces évolutions. La pandémie joue-t-elle un rôle disruptif dans le changement spatial ou bien active-t-elle des tendances latentes ? Y a-t-il des dynamiques spatiales indifférentes à la pandémie ? Peut-on in fine parler d’un Monde d’après ?
Proposée par le rhizome Chôros et la Chaire d’Intelligence Spatiale de l’Université Polytechnique des Hauts de France, cette traverse avance des contributions originales et régulières de formats divers : approches théoriques, exposés méthodologiques, billets d’hypothèses ou tableaux descriptifs, résultats d’enquêtes…
Les pratiques spatiales des individus – analysées comme des arbitrages entre les modalités de gestion de la distance complémentaires que sont la mobilité, la télécommunication et la coprésence, consubstantielles d’une conception à la fois relative et relationnelle de l’espace (Lévy 1994 ; Lussault et Stock 2010) – sont au cœur des questionnements de cette Traverse. On peut identifier des « tableaux de bord des métriques » qui sont autant de combinaisons originales des trois modalités de gestion de la distance, que chaque individu articule selon des arbitrages pragmatiques. Ces arbitrages s’accomplissent presque silencieusement et font de chacun un acteur spatial en puissance. Examiner ces pratiques individuelles et les agencements coopétitifs permet alors de mieux rendre compte des façons de faire avec l’espace (Lussault et Stock 2010) notamment depuis le début de la pandémie. Depuis plus de deux ans, de nouvelles pratiques spatiales se sont en effet dessinées, que ce soit dans les mobilités ou dans les spatialités du travail. Alors que traditionnellement, la coprésence (avec la production de l’espace urbain par exemple) structurait largement les agencements, la prééminence prise en temps de pandémie par la télécommunication – elle permet de maintenir les interactions tout en assurant une distanciation des corps parfois obligatoire – n’est pas anodine. Internet, seul espace que nous ayons toujours en commun, n’est pas le simple support matériel de nos pratiques : il offre une spatialité supplémentaire qui s’hybride avec toutes les autres (Beaude 2012). Aussi l’expérience toujours plus intime de cette synchorisation (Beaude 2018), constitue-t-elle sans aucun doute un changement de l’ordre des choses.
La recherche en train de se faire.
Les recherches privilégient l’approche par les acteurs : les comportements spatiaux quotidiens des individus ordinaires sont autant de signaux faibles qui peuvent nous donner des clés pour comprendre et anticiper les dynamiques spatiales de demain. Il s’agit simplement d’emprunter l’attitude raisonnable qui consiste à écouter « dire le futur », et de prêter l’attention requise à la force de la parole des microacteurs. Nos enquêtes visent en effet à éclairer les pratiques, à porter un regard rétrospectif (évolution des pratiques spatiales avant/pendant pandémie), mais également à adopter une démarche prospective en questionnant les individus sur leurs décisions, leurs attentes et leurs imaginaires. Elles s’inscrivent dans une stratégie d’accès au réel, une écriture du moi. Les expériences spatiales des individus qui sont interrogés doivent permettre de construire de véritables (géo)biographies ou « signatures géographiques » (Lazzarotti 2006), des compositions spatiales tributaires de représentations durables, mais également des circonstances.
Deux terrains sont privilégiés – qui nous semblent autant de buttes-témoins. La première enquête concerne les habitants de cette désormais fameuse France des marges. Soyons précis : nous nous focalisons sur cette France des niveaux 5, 6 et 7 du gradient d’urbanité intégré (Lévy et al. 2017) – soit plus de 24 millions d’habitants tout de même. L’enjeu là, comme ailleurs, n’est pas de mettre l’accent sur des territoires, mais sur des modes d’habiter à très large spectre : multirésidentialité, mobilités occasionnelles, mobilités pendulaires longues, télétravail intégral… La seconde enquête, itérative celle-là, porte sur 70 individus âgés de 14 à 16 ans scolarisés dans un lycée de centre-ville d’une grande métropole française, envisagés dans cette étude en tant qu’acteurs spatiaux à part entière. Il y est notamment question d’explorer la grande part d’imaginaire dans la projection sur le futur de ces adolescents dont le présent est plus ou moins contraint.
La recherche en train de s’écrire.
Habiter demain consiste à profiter d’une période actuelle propice à la prolifération de récits, projets et interprétations du futur – observée alors comme un ouvroir de potentialités – pour questionner plus largement les modes d’habiter contemporains. Loin des discours prophétiques annonciateurs d’effondrements ou d’avènements de mondes nouveaux, la prospective parmi d’autres régimes d’énonciation (Chatauraynaud et Debaz 2017) ne prétend pas prédire le futur, mais s’appuie sur les connaissances existantes pour proposer différents scénarios plausibles, des récits. Le défi est alors de s’extraire de l’ordre social depuis lequel le futur est pensé afin de dépasser la prévision d’une réalité augmentée, à l’image des anticipations mobilisées par les États dans une logique de gestion efficace de la pandémie de covid 19 (Keck 2020). Il s’agit, au-delà des tendances lourdes, de repérer en effet les bifurcations opérant à bas bruit en multipliant les regards problématiques et en adoptant une vision holoptique et complexe hors cadre (Morin 2015).
Cette prospective pragmatique apparaît comme un formidable outil de réflexivité et de controverse permettant de confronter des idées qui ne sont pas tranchées en privilégiant la production d’outils de réflexion. A la mise en lumière de menaces et de risques dans un futur incertain (Sgard 2008), nous défendons ici la posture éthique articulant à la capacité autonome de pensée d’action des acteurs (Lévy 2021) le pari d’une science citoyenne en mouvement.