Peut-on vraiment croire les proverbes et autre dictons popularisés ? Tenez, prenons par exemple le dit vieil adage dont nous dirons, au passage, que sa vérité est d’autant plus profonde qu’il serait chinois : « Quand le sage montre la Lune, le sot regarde le doigt… ». Avec une variation, le sot devient le fou. Ne nous arrêtons pas là. Disons-le d’emblée, le proverbe ne fait pas que convoquer deux catégories d’humains, il établit une claire hiérarchie entre elles : lequel d’entre nous, en effet, aurait envie d’être qualifié de sot ?
Encore que… Après tout… Au point où nous en sommes… Pourquoi pas ? Épousons-le donc, ce point de vue du sot. Détournons-nous de la Lune pour regarder… le doigt. Le doigt qui montre, même si tous les enfants ont pu apprendre qu’il est impoli de montrer du doigt…
Pour autant, ne vous y trompez surtout pas. Nous ne vous demanderons pas plus de vous mettre le doigt dans l’œil que d’entendre tous les secrets que pourra susurrer à votre oreille, mystérieusement informée, votre petit doigt : trop tard pour le petit lapin ! Mais pas pour vous, car, là-dessus, vous pouvez compter sur nous comme sur vos doigts, ou avec eux plus précisément. Pour cela vous les lèverez successivement : un, deux, trois… Telle est la dactylonomie, l’art de compter avec les doigts. Attention toutefois : pour notre sage chinois, le dispositif ne sera pas le même que pour un Européen, y compris s’il est lui-même sage : index vers le haut =1 ; index et majeur écartés vers le haut = deux. Je ne vous recommande pas le trois, il tord péniblement les doigts. Arrivé à cinq et six, et même au-delà, un Occidental devra bien répéter avant que le geste ne devienne automatique.
Après les comptes, les symboles : mille fois répété, voici le signe de la victoire en forme de défi lancé à l’adresse des Alliés autant que des ennemis par le Churchill de la Seconde Guerre mondiale. Croisés, les mêmes auraient suggéré qu’il s’en remettait quelque peu à la bonne fortune du destin. L’impression eût été différente, même à deux doigts de la victoire. Il faut dire, pour mieux comprendre l’événement, que les Alliés, parfois opposés, se tenaient, en cette fin de conflit, même s’ils n’étaient, au mieux, que quatre, comme les cinq doigts d’une main. L’annonce de la fin victorieuse ne tenait donc pas à une évaluation au doigt mouillé. Un seul doigt peut se suffire à lui-même, surtout quand il est dressé : défi lancé à l’ordre, insulte graveleuse quand il se prétend d’honneur, promesse ? Question de doigt, ou de doigté, passons sur ces mises à l’index.
Regardons maintenant ailleurs et avant : qui, au bord des routes, n’a jamais dressé un pouce suppliant, celui de l’auto-stoppeur ? Pouce vers le haut, mais c’était il y a bien longtemps, vaut comme le salut pour les combattants des arènes antiques. Vers le bas : Vae victis !
Là, nous sentons que vous ne voyez dans tout cela que gestes futiles alors qu’à elle seule, la Lune éclaire de toutes ses nuits celles des mortels éveillés. N’en mettez pas pour autant votre main au feu, ce n’est pas du tout l’avis de Jean-Jacques Rousseau (2019 [1781], 90) : « Celui qui voulut que l’homme fût sociable toucha du doigt l’axe du globe et l’inclina sur l’axe de l’univers. » Chacun le comprend : le dispositif climatique planétaire est conditionné par l’inclinaison de l’axe des pôles. Action minimale pour effet maximum : celui qui l’a voulu, aura donc utilisé son seul doigt pour cela. Comme si la totalité de son intention s’était ainsi exprimée. Piètre outil pour une telle tâche. Notons toutefois que le Genevois ne précise pas de quel doigt il s’agit.
Rousseau n’est d’ailleurs pas le seul rester dans le flou. En bon pasteur, Malthus aura béni l’idée, nommant au passage celui d’où vient la main (1992 [1798], 42) : « Si le doigt de Dieu était fréquemment visible dans le cours ordinaire des choses […], il s’ensuivrait probablement une torpeur générale et fatale de toutes les facultés humaines ». Bref, dans ce cas, ce n’est pas tant la géographie des hommes qui serait changée que leur histoire. Mais peut-être, l’un comme l’autre avaient-ils été éblouis par l’œuvre Sixtine d’un Michel-Ange faisant d’un index, membre commun du Dieu et de l’homme, le connecteur de toutes les vies. Et si ce dernier, quant à lui, connaissait – et même sur le bout des doigts, nous voulons dire par cœur –, la parabole de cette femme adultère vouée au supplice par les hommes mais sauvée in extremis par le doigt d’un Christ « graphant » quelques traits toujours énigmatiques sur un sol sableux (Jean, 8 : 1-11) ? Pour réaliser cette œuvre, reconnaissons qu’il fallut à l’artiste plus que du doigté.
Cela explique-t-il ceci ? Aucun doigt n’est n’importe lequel. Tous portent une empreinte unique et identifiante. Tout au cours du 19e siècle, elle devient la marque singulière de chacun et chacune. Tout le monde en a une, personne n’a la même. Tout comme la nôtre, celle du Christ devait donc être unique. Impossible d’y échapper, même pour le fils de Dieu. Finalement, et aussi loin que l’on remonte, la production des doigts et celle des cerveaux va de pair, comme le constate Bruno David, redevenu à l’occasion paléontologue (2021, 229) : « Ainsi, au bout d’une série d’innovations qui ont été la colonne vertébrale […], un doigt opposable aux autres doigts (primates), un cortex cérébral très développé (hominidé) se trouvent […] les hommes anciens et modernes. »
Alors, à ce compte-là, regarder la Lune vaudrait-il toujours donc mieux que regarder le doigt ? Astre figé dans un mouvement prévisible, elle rabâche sempiternellement les boucles de toutes ses rotations. Impossible d’y échapper… Astre lointain dont l’évidence relève du visible, faute de s’y trouver chacun peut s’y retrouver. Les poètes de tout crin ne s’y sont pas trompés, Friedrich Schlegel, comme tant d’autres, le cas échéant relayé par l’un des Lieder les plus célèbres de Franz Schubert (D. 649). Mais la leçon de l’œuvre est claire comme une nuit de pleine Lune dans un ciel sans nuage, si l’on peut dire : elle est celle de la complaisante solitude humaine, celle de ses finitudes et de ses désespoirs. Cela fait une figure humaine. Ni sage, ni sot, voici le Wanderer, ce coureur sans fin si cher aux « lunolâtres » du romantisme. Bien.
Il y a autre chose encore. Regarder comme il est dit la Lune, c’est se fier aux indications du sage, les suivre aveuglément si l’on peut dire. Ainsi, le jugement ne porte pas tant sur l’objet à regarder et la pertinence à le faire que sur l’appréciation de celui qui montre pour s’en remettre à lui. Mais est-on sage parce qu’on suit un sage ? Un sage, en l’occurrence, désigné comme tel sur le seul critère qu’il donne toutes les apparences de celui qui sait, comme en témoignerait son geste du doigt. Être sage, donc, sur la foi d’une adhésion de confiance, presque un acte de foi, sur l’origine duquel le proverbe ne dit rien. C’est que, ni plus, ni moins, il s’agit de suivre sans poser de question.
Du coup, une telle attitude semble de plus en plus suspecte. Elle le devient encore mieux après avoir reconnu toutes les ressources des doigts. Imprévisibles et jaillissants pour briser une situation apparemment installée, fragiles quand ils doutent ou forts quand ils changent le Monde, doux comme l’ouate ou violents et tranchants, faiseurs de beautés, instruments d’une pensée quand ils participent à sa formation et son écriture, la liste est loin d’être close. Car les doigts participent ainsi à l’invention de nos vies. Bel et bien, ils sont une de ces extrémités qui condense toute l’humanité. Et ce, s’il fallait encore s’en convaincre, d’autant mieux que les doigts ne font pas que lier les humains entre eux. Ils les relient aussi aux non-humains.
Michel Serres (2022 [2012]) en a ainsi pu en faire l’entrée d’une réflexion sur le contemporain. Avec Petite Poucette, il raconte comment, par un geste rapide et maîtrisé dans son minimalisme, chacun peut façonner le prolongement de son cerveau dans la plus inattendue et la plus sophistiquée des machines à organiser et échanger des informations jamais inventée par l’humanité. Et comment, concentré en un seul doigt, le pouce en l’occurrence, les cerveaux délocalisés des humains tiennent désormais dans leur main ce pouvoir d’inventer leur monde : du bout des doigts, glisser un bulletin dans une urne.
Regarder le doigt, c’est donc l’interroger et, avec lui, interroger ce qui produit les savoirs. Interroger, à l’occasion, ce que chacun et chacune peut en faire. Interroger les certitudes, faciles sans doute, rassurantes peut-être, des évidences du visible et de l’imitation ; interroger encore, aussi et toujours, celui qui l’utilise pour désigner. Désigner quoi ? Tout cela revient bien à s’interroger soi-même. Et, de fait, choisir d’ouvrir cette part de liberté qui passe par l’autonomie du jugement. Une autonomie qui a un coût, et pas des moindres certes. Il est celui de chercher en soi la cause des choses plutôt que de les attribuer à l’extérieur. Il est si aisé d’attribuer à l’ailleurs et à l’autre ce qui dérange, et que l’on ignore connaître. Ce que l’on ne veut pas reconnaître. Cela dit, détourner le regard, faire un pas de côté, même minime, c’est faire un pas est difficile . Car, d’ignorances en incompétences, il conduit à la confrontation de soi-même avec ses limites et avec les limites de ces limites.
Invention du Monde, construction de soi et rapports aux autres : avec de tels ingrédients, comment s’étonner que le proverbe du sot et du sage soit si populaire ? Reste pourtant la question : en suggérant à l’humanité une réponse simple, voire simpliste, à des problèmes aussi complexes, en lui proposant une solution d’évidence, à la fois toute faite et extérieure à elle, le sage n’est-il pas aussi populiste ? La leçon centrale et plus que jamais contemporaine du proverbe pourrait bien être là : entre le populaire et le populiste, il n’y a souvent qu’un doigt. Juste un doigt, mais lequel ?